
Serbie : la fin du règne de Vučić ou l’éternel recommencement ?
Les 15 morts provoquées par l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, le 1er novembre dernier a provoqué le début d’un mouvement de contestation inédit en Serbie, parti des milieux étudiants pour se développer dans différentes couches de la population, jusqu’aux régions les plus rurales.
Dans cet article, Ivica Mladenović, docteur en science politique et chercheur au Laboratoire des Théories du Politique (LabToP) ainsi qu’à l’Institut de philosophie et de théorie sociale de Belgrade, revient sur le potentiel de ces mobilisations qui déstabilisent fortement le pouvoir du président Aleksandar Vučić.
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En Serbie, la colère éclate régulièrement, mais elle se consume souvent aussi vite qu’elle s’est embrasée. Depuis la chute de Slobodan Milošević en 2000, chaque vague d’espoir démocratique s’est heurtée à un mur : structures autoritaires inchangées, oligarchies reconduites, désillusions en série. À intervalles réguliers, des foules investissent les rues, dénoncent la corruption, la répression, les abus de pouvoir – avant de se heurter au même scénario. La répression use les plus déterminés, les divisions achèvent les survivants, et le pouvoir, lui, demeure.
Fraude électorale en 2017, contestations contre la gestion de la pandémie en 2021, mobilisations écologistes en 2022 : à chaque fois, la rue rugit, puis se tait. En 2019, le mouvement « Un des cinq millions » avait brièvement fédéré une opposition disparate, portée par les classes moyennes urbaines et éduqués. Mais là encore, la machine répressive et les querelles internes ont eu raison de l’élan contestataire.
Et aujourd’hui ? Le scénario semble rejouer les mêmes notes. Un événement tragique déclenche l’indignation, les foules en colère déferlent, la répression s’abat, l’issue reste incertaine. Pourtant, un élément diffère : l’ampleur de la mobilisation et l’entrée en scène d’acteurs traditionnellement absents ou prudents – étudiants, syndicats, travailleurs du secteur public. Pour la première fois, des grèves et des blocages économiques viennent épauler les manifestations, dépassant la simple occupation de l’espace public. Un tournant ? Peut-être.
Mais Aleksandar Vučić n’est pas un dictateur isolé, assiégé par un peuple unanime. Son pouvoir repose sur une emprise tentaculaire sur l’État, l’économie et les médias, consolidée par des soutiens internationaux qui, à défaut de l’apprécier, le jugent fiable. Et il bénéficie d’une base sociale solide, cimentée par une politique d’aides ciblées et un réseau clientéliste bien rodé. Comme le notait Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, un régime autoritaire peut survivre en s’appuyant sur les couches populaires marginalisées par l’ordre politique précédent. Vučić l’a bien compris.
La question, dès lors, n’est pas seulement de savoir si la rue tiendra. Mais surtout si elle est en mesure d’imposer un rapport de force capable d’ébranler une structure de pouvoir qui, jusqu’ici, a su absorber toutes les contestations. S’agit-il d’un soulèvement capable de briser l’ordre établi ou d’une révolte de plus, vouée à nourrir la résignation ?
Une explosion annoncée
L’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, qui a coûté la vie à quinze personnes, n’a surpris personne – sauf peut-être ceux qui feignent encore de croire que les désastres surgissent par hasard. Catastrophe éminemment politique, elle révèle l’engrenage fatal d’un système où le profit prime sur la sécurité, où la corruption gangrène les infrastructures, où chaque projet public se transforme en rente pour des entrepreneurs liés au régime. Depuis des années, les scandales de malversations dans le secteur du BTP s’accumulent, exposant une collusion entre affairistes et institutions censées garantir la sécurité des citoyens. Novi Sad n’est que la conséquence logique d’une dérive qui, hier encore, était tolérée.
Mais cette fois, l’impact a été immédiat. Parmi les victimes, de nombreux étudiants. La contestation est donc partie des universités, bastions traditionnels de l’opposition. Rapidement, le campus s’est transformé en centre névralgique de la mobilisation : plus de 80 facultés bloquées, des enseignants en soutien actif, des lycéens organisant leurs propres actions de solidarité. Le mouvement s’est étendu bien au-delà du milieu académique, franchissant les limites habituelles des contestations estudiantines pour atteindre d’autres segments de la société.
Face à cette vague, le pouvoir a réagi comme il le fait toujours : brutalement. Arrestations arbitraires, provocations absurdes, charges policières – et même des véhicules lancés dans la foule par des hooligans proches du régime. Jusqu’à l’accusation grotesque d’un « complot croate », ultime caricature d’une propagande qui ne convainc plus personne. Mais, cette fois, la peur n’a pas suffi. L’ampleur de la répression a produit l’effet inverse : loin de dissuader, elle a renforcé la détermination des manifestants.
L’embarras du régime est d’autant plus évident que la contestation ne se limite plus aux étudiants. Peu à peu, d’autres catégories se joignent au mouvement : syndicats, enseignants, conducteurs de transports publics, salariés du privé. La colère s’étend, alimentée par l’inflation, la précarisation du travail, l’effondrement des services publics. Les travailleurs du secteur public, longtemps prudents, dénoncent désormais ouvertement leurs conditions de travail dégradées. Puis, un cap est franchi : des secteurs clés de l’économie entrent en action. Les transports se paralysent sous l’effet de blocages spontanés ; la capitale devient impraticable. Des employés des médias d’État, d’ordinaire silencieux, brisent l’omerta et dénoncent les pressions du régime.
Pris de court, le gouvernement durcit encore la répression. Mais chaque coup porté contre les manifestants élargit le champ de la contestation. La mécanique semble s’inverser : ce n’est plus la rue qui vacille, c’est le pouvoir qui vacille devant la rue.
Mais de là à parler de transformation réelle ?
Un soulèvement sans boussole ?
Un air de déjà-vu plane sur ces manifestations éparpillées à travers la Serbie. Une colère immense, certes, mais sans direction. Un « Vučić dehors ! » scandé à l’unisson, mais sans alternative crédible. Et, pour la première fois en treize ans, un président chancelant, non pas sous la pression d’une opposition structurée, mais sous le poids de ses propres erreurs. Le pouvoir vacille, mais le mouvement hésite, faute d’un cap politique clair. Les slogans fusent : « anticorruption », « justice », « État de droit », « gouvernance des experts ». Autant de mots creux, aussi inoffensifs pour le régime qu’incapables de structurer une dynamique collective. Faute de projet de rupture, la contestation s’est un temps cristallisée autour de quatre revendications étudiantes : la publication de la documentation sur la rénovation opaque de la gare de Novi Sad, l’abandon des poursuites contre les jeunes arrêtés après l’effondrement d’un auvent, l’engagement de poursuites contre les auteurs de violences policières et une hausse de 20 % du budget alloué aux universités publiques.
Le gouvernement a réagi comme il sait le faire : en feignant d’accepter ces demandes tout en les vidant de leur substance. Promesses floues, concessions partielles, contre-vérités officielles : le pouvoir assure que tout a été réglé, mais les étudiants, eux, dénoncent des manœuvres dilatoires et la protection des responsables de l’accident de Novi Sad. Mais le problème ne se limite pas à l’intransigeance du régime. Il tient aussi à la faiblesse de ceux qui lui font face. Du côté de la gauche, de petits collectifs cloisonnés dans leur entre-soi militant, peinant – davantage pour des raisons structurelles que par manque de volonté – à bâtir un ancrage populaire pérenne. Côté étudiants, des assemblées générales où le formalisme parfois remplace l’action et où l’on débat à l’infini sans ne jamais décider de rien. Et, comme toujours, cette obsession de la pureté « anti-politique », qui pousse à évacuer des revendications pourtant fondamentales – comme l’augmentation des bourses ou la gratuité de l’éducation (alors que les frais universitaires en Serbie sont incomparablement plus élevés qu’en France !) – au nom d’une posture vertueuse, focalisée sur la lutte contre la corruption, mais politiquement stérile.
L’opposition libérale, largement discréditée, non seulement par son passé mais aussi par son incapacité actuelle, se retrouve marginalisée par le mouvement. En embuscade, elle espère en vain canaliser la contestation à son profit, mais demeure sans prise réelle sur la dynamique en cours. Que propose-t-elle ? Une alternance sans alternative, où l’on troquerait la brutalité autoritaire du régime contre un programme néolibéral en rupture avec les aspirations sociales des classes populaires.
Beaucoup, bien que critiques du pouvoir en place, ne s’y trompent pas : loin d’y voir une révolte contre un système profondément illégitime, certains perçoivent ces mobilisations comme vaines, tandis que d’autres – notamment face aux jeux des partis d’opposition – y voient une simple lutte de pouvoir entre élites concurrentes.Pourquoi alors s’engager ? Sans stratégie claire, sans direction, sans véritable projet de transformation, le mouvement risque de suivre un schéma bien connu : l’illusion du changement, suivie d’une désillusion brutale, puis du retour à l’ordre – ou pire, du renforcement du pouvoir en place.
Mais cette fois, quelques éléments pourraient encore déjouer cette mécanique bien huilée.
Une grève générale ? Ou une désobéissance civile générale ?
Le 24 janvier, un mot jusqu’ici tabou a fait son apparition dans le débat public : grève générale. Flottant, imprécis, souvent mal compris, il a pourtant suffi à esquisser l’idée d’une solidarité de classe que le régime croyait impossible. Cette fois, la contestation ne se limite plus aux étudiants ni aux enseignants habitués aux débrayages sporadiques. Pour la première fois depuis longtemps, des employés de la radio-télévision nationale et des travailleurs de l’EDF serbe – que Vučić rêve de privatiser – ont cessé le travail.
La mobilisation s’élargit, touchant des secteurs que l’on disait apathiques. Cheminots, ouvriers du secteur manufacturier, employés municipaux : tous entrent en action. Les gares et les dépôts de transport sont bloqués, asphyxiant le fonctionnement du pays. Dans plusieurs villes, le ramassage des ordures est suspendu, paralysant les services publics et amplifiant le sentiment de crise. Même les professions libérales, d’ordinaire prudentes, s’affichent dans les cortèges. Une version « hétérodoxe » – ou plutôt postmoderne ? – de la grève, détachée des structures syndicales traditionnelles et marquée par des convergences inattendues – y compris de la part de certains patrons opportunément opposés au pouvoir.
Mais le régime n’entend pas se laisser déborder. L’escalade répressive est immédiate : vagues d’arrestations, menaces directes contre les meneurs, usage de la violence par des nervis au service du pouvoir. Vučić vacille, mais il sait aussi que son salut passe par la division de ses adversaires. Il joue sur deux tableaux : quelques concessions ici, une surveillance renforcée des syndicats et des collectifs militants là. La méthode Erdogan n’est plus une hypothèse abstraite. Si le président serbe surmonte cette crise, ce sera au prix d’un raidissement autoritaire et d’une dérégulation économique encore plus brutale.
Mais pour contenir la fronde, il lui faudra aussi veiller à ce que les scandales de corruption ne réactivent pas la colère, au risque de voir le feu couver sous la cendre. Car si la dynamique de la grève parvient à s’ancrer et à structurer des revendications claires, elle pourrait devenir un levier politique bien plus puissant que toutes les contestations précédentes. La question reste entière : ce mouvement sera-t-il capable de s’organiser, de durer, de peser ? Ou s’étiolera-t-il, comme tant d’autres, sous le poids de la répression et de la résignation ? Mais avant de répondre à cette question, il faudrait d’abord répondre en quelques lignes à la question suivante : « De quoi Aleksandar Vučić est-il le nom ? »
Une machine bien huilée, mais jusqu’à quand ?
Aleksandar Vučić n’a pas besoin d’imposer la terreur, ni de multiplier les coups de force spectaculaires. Il peut même se permettre de laisser les manifestants bloquer les autoroutes ou le périphérique de Belgrade, un scénario impensable en France, sans avoir recours à une répression. Son pouvoir repose sur un autoritarisme feutré, un mélange de contrôle institutionnel, de clientélisme social et d’intégration aux circuits du capital international. Il n’écrase pas frontalement ses opposants : il les fragmente, les épuise, les neutralise avant même qu’ils ne deviennent une menace. Son rôle ? Offrir à Bruxelles et Washington un semblant de stabilité, une façade de dialogue, tout en verrouillant l’espace politique national. Vučić est un gestionnaire docile pour les puissances étrangères, mais un verrou pour toute transformation sociale intérieure.
Son pouvoir s’appuie sur une élite recomposée sous son arbitrage. Oligarques enrichis par les privatisations, technocrates formés dans les institutions européennes, apparatchiks du régime Milošević reconvertis : une coalition de profiteurs, unis non par une idéologie, mais par la conservation du pouvoir et l’accès aux ressources publiques. Les multinationales, elles, trouvent leur compte dans ce système : main-d’œuvre bon marché, flexibilité totale, syndicats sous contrôle. Elles tolèrent la corruption et l’autoritarisme tant que le marché reste ouvert et prévisible. Résultat ? Vučić ne gouverne pas contre le capital international, il en est l’un des rouages.
Les classes populaires, elles, sont piégées entre précarisation économique et encadrement paternaliste. L’État n’offre ni stabilité, ni protection, mais maintient une dépendance organisée : salaires de misère, services publics dégradés, allocations versées au bon vouloir du pouvoir. Trop peu pour s’émanciper, juste assez pour ne pas sombrer. La peur du pire remplace l’espoir d’un mieux. Chaque aide devient un outil de contrôle politique, chaque réforme un moyen de fragiliser encore davantage ceux qui pourraient s’organiser contre le régime.
Le verrouillage de l’espace politique repose sur une stratégie rodée : la fabrication du chaos contrôlé. Pas besoin d’interdire les mouvements sociaux, il suffit de les diviser. Pas besoin de censurer brutalement, il suffit d’inonder l’espace médiatique de propagande et de fausses polémiques. Pas besoin d’arrêter massivement, il suffit d’en punir quelques-uns pour faire passer le message. Les syndicats sont infiltrés, les opposants cooptés, les contestations étouffées avant d’atteindre une masse critique. Vučić ne cherche pas à se faire aimer par tout le monde, mais à rendre toute alternative inenvisageable. Mais, comme l’ont montré les événements récents, cet équilibre reste fragile. Reste à savoir si cette colère, encore diffuse, parviendra à se structurer en une force politique, ou si, à l’image de tant d’autres, elle s’éteindra dans l’amertume et la résignation.
Et si Vučić tombe ?
Encore une aberration politique qui illustre l’ambiguïté du moment : Aleksandar Vučić, contesté dans la rue, continue de bénéficier du soutien de toutes les grandes puissances. Russes et les Chinois le soutiennent au nom de leurs intérêts stratégiques dans les Balkans, où la Serbie est leur principal partenaire, les Occidentaux le tolèrent en échange au nom de la stabilité régionale et de son alignement économique. Richard Grenell, Ursula von der Leyen, des figures a priori opposées, le présentent comme un interlocuteur pragmatique et fiable. En retour, Vučić leur offre ce qu’ils attendent : des infrastructures vendues aux multinationales, des exonérations fiscales pour les investisseurs étrangers, une main-d’œuvre à bas coût. La promesse de l’exploitation du lithium en Serbie résume cette dynamique : brader les ressources naturelles pour maintenir un fragile équilibre politique.
Mais si Vučić tombait demain – ou à moyen terme – tout changerait-il pour autant ? Pas nécessairement. Une transition vers un gouvernement plus hétérogène, mêlant partis libéraux et nationalistes (ces derniers accusant le président d’avoir « trahi » le Kosovo serbe), est tout à fait envisageable. Un pouvoir peut-être plus libéral sur certains aspects, mais aussi plus instable et moins brutal dans sa gestion. En tous cas, la structure économique du pays, sa dépendance aux capitaux étrangers, la logique même d’un capitalisme périphérique soumis aux intérêts internationaux, tout cela ne disparaîtrait pas en un instant. Le scénario le plus probable serait une alternance politique où l’autoritarisme reculerait, mais où la précarité sociale persisterait, où l’État redeviendrait peut être plus fréquentable aux yeux des institutions européennes, sans pour autant répondre aux besoins des classes populaires.
Pourtant, il se passe quelque chose. Un basculement, une prise de conscience, une dynamique qui mérite d’être soutenue. La rue ne réclame plus seulement la chute d’un homme, elle exprime – de manière encore incomplètement articulée politiquement – une exaspération plus large : contre la corruption, contre la répression, contre un système qui, depuis des décennies, écrase et appauvrit. De nouvelles formes d’organisation émergent : des étudiants aux travailleurs des services publics, des enseignants aux ouvriers, un mouvement prend forme. Il n’est pas encore structuré, il tâtonne, mais il existe. Il porte en lui un potentiel politique inédit, un début de politisation qui pourrait, à terme, faire bouger les lignes.
Même si sa chute à court terme semble peu probable, ces mobilisations marquent le début de son déclin. Vučić tombera, tôt ou tard – reste à savoir quand et dans quelles conditions. Mais ce qui compte, c’est ce qui restera après lui. Si cette mobilisation parvient à s’articuler autour de revendications sociales claires, si elle construit des ponts entre les luttes étudiantes, syndicales et populaires, alors elle peut être bien plus qu’une révolte éphémère. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est peut-être la fin d’un cycle d’apathie et de résignation. Et si l’alternance qui se profile ne garantit pas un changement structurel immédiat, elle crée une brèche. Un espace où l’espoir peut renaître, où la possibilité d’une transformation réelle commence à s’écrire.