Sionisme et antisémitisme : quelques compagnonnages d’hier et d’aujourd’hui
« Parce que nous sommes antiracistes, nous rejetons une idéologie qui, dès le départ, a conforté les antisémites dans l’idée que Juifs et non-Juifs ne peuvent pas vivre ensemble avec les mêmes droits. » Dans ce texte, extrait de son livre Contre l’antisémitisme et pour les droits des Palestiniens (éd. Syllepse), Pierre Stambul relate les liens qu’ont entretenus différents courants et responsables politiques antisémites avec le sionisme, encourageant les Juifs à s’installer en Palestine pour mieux s’en « débarrasser ». Il décrit aussi les pires compagnonnages de l’État d’Israël et des dirigeants sionistes avec des formations d’extrême droite. Une démonstration édifiante à partir de faits historiques étayés.
Par notre histoire, le racisme est pour nous une forme de mal absolu. De l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme racial, nous avons appris à reconnaître la haine, la stigmatisation de l’« autre » et l’appel au meurtre dès qu’ils s’expriment. L’antiracisme ne se divise pas, nous devons refuser toutes les formes de racisme quelle que soit la victime que celui-ci désigne.
Aujourd’hui, l’État d’Israël et ceux qui le soutiennent inconditionnellement prétendent définir ce qu’est l’antisémitisme et décréter qui est antisémite. Ils s’emparent de la mémoire de l’antisémitisme et du génocide nazi. Ils n’ont aucun droit sur cette mémoire, d’autant moins que l’Histoire nous montre qu’antisémitisme et sionisme ne sont pas incompatibles.
Les chrétiens sionistes
Quand apparaît le protestantisme, la Bible est traduite dans les différentes langues européennes. Ses épisodes et ses personnages entrent dans la vie quotidienne des fidèles. C’est surtout dans les Églises évangéliques que va naître une nouvelle théologie. Ceux qui émigrent dans les colonies dites « de peuplement » (Amérique du Nord, Australie, Afrique du Sud ) auront souvent l’impression dans leur lutte contre les peuples indigènes et l’éradication des cultures autochtones de revivre la conquête sanglante de Canaan par Josué, au point de donner des noms bibliques aux villes qu’ils fondent. Dans leur interprétation, Dieu a fait don de la terre d’Israël et de Jérusalem au peuple juif. Les chrétiens sionistes veulent « restaurer » les Juifs en Terre sainte et les convertir. Cette conversion est considérée comme un préalable au retour du Christ et à l’avènement de la fin des temps. Ces chrétiens sionistes n’aiment pas les Juifs réels, au contraire. Pour eux, les Juifs qui ne se convertiraient pas doivent disparaître.
Les chrétiens sionistes vont jouer un grand rôle dans l’avènement et le développement du sionisme juif. Le sioniste chrétien William Hechler, à la fin du 19e siècle, a été un ami de Herzl et l’a inspiré. Plus tard, les dirigeants britanniques Lloyd George et Balfour seront très influencés par les chrétiens sionistes. Quand il est Premier ministre en 1905, Balfour défend une loi ouvertement antisémite qui vise directement les immigrés juifs venus d’Europe de l’Est. En 1917, il signe la fameuse déclaration Balfour qui « offre » la Palestine aux sionistes. Il n’y a aucune contradiction. Pour Balfour, les Juifs en Europe sont des parias asiatiques inassimilables semant la révolution à Londres. En partant en Terre sainte, ils deviennent des colons européens en Asie pour les services de Sa Gracieuse Majesté. Après la création de l’État d’Israël et surtout après le début de la colonisation de ce qu’ils appellent la Judée-Samarie en 1967, les chrétiens sionistes, très influents aux États-Unis, vont se rapprocher de la droite israélienne. Ils joueront un rôle essentiel dans le financement de la colonisation.
Ont-ils changé dans leurs sentiments vis-à-vis des Juifs ? Il suffit de lire dans le texte John Hagee et Robert Jeffress qui donnent la bénédiction religieuse chrétienne lors de l’inauguration de l’ambassade états-unienne à Jérusalem le 14 mai 2018. Le pasteur Hagee est le fondateur de Chrétiens unis pour Israël. Cet homme a pourtant déclaré dans un sermon « qu’Hitler était en partie d’origine juive » et surtout « qu’il était l’instrument d’un dessein supérieur » dès lors que la Shoah avait poussé les Juifs à se rassembler en Israël. Le prédicateur Jeffress a déclaré dans son émission de télévision Chemins vers la victoire « qu’aucun Juif ne peut être sauvé ».
Savoir que des antisémites pathologiques ont participé de façon décisive à l’installation des colonies « juives » en Cisjordanie est une injure à notre histoire, notre mémoire et nos identités. En plus, bien sûr, d’être un crime contre la Palestine.
Les étranges rencontres de Theodor Herzl
Dans la pensée de Herzl, l’antisémitisme est une donnée immuable, bien ancrée dans la société humaine et qui ne peut pas être résorbée même par l’assimilation. Lui-même partageait avec les antisémites un mépris raciste contre les Ostjuden, les Juifs d’Europe de l’Est qu’il traite de « youpins » dans son journal Die Welt. Il était logique que le projet de Herzl de faire partir les Juifs d’Europe rencontre un écho favorable parmi les antisémites européens. Quand il est mis au courant du congrès de Bâle par son ambassadeur, l’empereur allemand Guillaume II griffonnera ces mots : « Laissez les youpins aller en Palestine, le plus tôt sera le mieux. Je ne suis pas pour qu’on leur mette des bâtons dans les roues. » Herzl rencontrera l’empereur à deux reprises. « Père » de l’antisémitisme français, Édouard Drumont a lu, dès sa parution en 1896, l’ouvrage de Herzl L’État des Juifs. Dans son commentaire, il écrit que ce qu’il a lu confirme ce qu’il a toujours dit : « Les Juifs constituent une race. » Sur l’idée qu’un Juif puisse proposer à ses coreligionnaires de quitter la France comme solution de la question juive, il écrit dans La Libre parole (30 août 1897) que « les Juifs font leur bonheur en faisant le nôtre ».
Parmi les événements qui ont marqué Herzl, il y a le pogrom de Kichinev (aujourd’hui capitale de la Moldavie) en avril 1903. L’organisateur des pogroms qui ensanglantent l’empire tsariste est alors le ministre de l’Intérieur Viatcheslav Plehve. Cet antisémite veut enrayer la montée des idées révolutionnaires en détournant la colère populaire contre les Juifs. Herzl rencontre Plehve le 8 août 1903 à Saint-Pétersbourg. Ce dernier s’engage à s’entremettre auprès du sultan ottoman et à autoriser l’émigration juive depuis la Russie. Les deux hommes ont un but commun : qu’un maximum de Juifs quittent la Russie.
Parce que nous sommes antiracistes, nous rejetons une idéologie qui, dès le départ, a conforté les antisémites dans l’idée que Juifs et non-Juifs ne peuvent pas vivre ensemble avec les mêmes droits.
Le fascisme italien
Le sionisme a connu des scissions et, dans les années 1920, apparaît le courant qui s’est lui-même intitulé « révisionniste ». Minoritaires à l’intérieur du sionisme jusqu’en 1977, les révisionnistes sont aujourd’hui largement hégémoniques. Le fondateur de ce courant, Vladimir Jabotinsky, a toujours été attiré par les régimes autoritaires. Et le père de Netanyahou a été secrétaire de Jabotinsky. Pendant la révolution russe, Jabotinsky soutient le dirigeant contre-révolutionnaire ukrainien Petlioura. Les troupes de celui-ci ont pourtant commis des massacres systématiques contre les Juifs. On évalue à 60 000 morts le bilan de ces massacres.
Quand Mussolini prend le pouvoir en Italie, Jabotinsky trouve un allié. Les premiers contacts entre les révisionnistes et le régime fasciste datent de 1932. Entre 1934 et 1938, en pleine période fasciste, des centaines de jeunes Juifs du Betar[1], arrivant d’Europe de l’Est, suivent des cours à l’École maritime de Civitavecchia. C’est dans cette ville que les révisionnistes installent leur radio. Mussolini s’est montré enthousiaste et s’est livré à Nahum Goldman, fondateur du Congrès juif mondial, en 1934 : « Pour que le sionisme gagne, vous avez besoin d’un État juif, d’un drapeau juif et d’une langue juive. La personne qui comprend cela, c’est votre fasciste, Jabotinsky. » Le même Mussolini s’alliera au nazisme en 1936 et finira par promulguer et appliquer des lois anti-juives.
Alors que la Seconde Guerre mondiale a éclaté, un des groupes terroristes révisionnistes, le Lehi, alors dirigé par Avraham Stern, croira signer le 18 septembre 1940 un accord avec l’Italie fasciste : l’Italie reconnaîtrait un « gouvernement provisoire hébreu » et celui-ci accorderait une base militaire à la flotte militaire italienne. L’accord échouera parce qu’un des intermédiaires était un agent britannique.
Aujourd’hui, la quasi-totalité des dirigeants israéliens se réclament de Jabotinsky et de ses « valeurs » pourtant explicitement si proches de celles du fascisme. Les Juifs se sont engagés massivement contre le fascisme dès son apparition entre les deux guerres. Ils ont été nombreux dans les Brigades internationales en Espagne. Ils savent que de nombreuses forces politiques et de nombreuses idéologies se sont montrées aveugles ou complices face au fascisme. Le sionisme ne fait pas exception.
Avec le nazisme : ambiguïté ou connivence ?
La décision des nazis d’exterminer tous les Juifs date probablement de 1940, avec la préparation de l’attaque contre l’Union soviétique. Jusque-là, les Juifs étaient brutalisés, parfois tués, mais surtout expulsés.
En août 1933, l’Agence juive signe avec les autorités nazies les accords de Haavara (transfert, en hébreu). L’accord permet aux Juifs allemands fortunés d’émigrer en Palestine mandataire en conservant une partie de leur patrimoine. Cinquante mille personnes environ émigreront dans le cadre de cet accord. Il y a une contrepartie : de fait, le boycott lancé par de nombreux Juifs contre l’Allemagne perd son efficacité. En brisant le boycott individuel, on brisait toute perspective de boycott d’État. L’Allemagne a eu accès au marché du pétrole et de l’acier sans limites, ce qui a facilité son réarmement. De plus, un mécanisme financier complexe a fait que la Palestine mandataire a été inondée de produits allemands. En signant cet accord, les nazis signifiaient qu’ils préféraient envoyer les Juifs en Palestine plutôt que vers les pays occidentaux. Et les sionistes montraient qu’ils privilégiaient totalement la construction de leur futur État par rapport à la lutte contre le nazisme.
En 1937, quelques années avant de devenir un assassin de masse, Eichmann reçoit à Berlin un représentant de la Haganah, Feivel Polkes. Eichmann veut visiter la Palestine mandataire pour superviser l’application de l’accord de Haavara. Les autorités britanniques ne lui permettront que vingt-quatre heures de séjour à Haïfa.
Dans son livre Comment le terrorisme a créé Israël, Thomas Suarez, qui a étudié les archives de la Haganah, de l’Irgoun, du Lehi, de l’armée britannique et des journaux de l’époque, montre que tous les groupes armés sionistes de l’époque ont continué à tuer des soldats britanniques, même quand la Seconde Guerre mondiale battait son plein. Le Lehi ira plus loin. Il écrira dans un tract que le sort des Juifs du ghetto de Varsovie est plus enviable que celui des Juifs en Palestine sous mandat britannique, il enverra sans succès des émissaires prendre contact avec les Allemands. Et il assassinera, en novembre 1944 au Caire, Lord Moyne, haut représentant britannique en Égypte.
Pour nous, Juifs antinazis, porteurs de la mémoire de ceux qui ont résisté les armes à la main, de ceux qui ont été exterminés, ces actes sont des crimes et interdisent aux sionistes de parler au nom des victimes.
En mai 1942, la conférence de Biltmore (États-Unis) réunit 600 délégués sionistes. On aurait pu croire qu’elle allait concentrer tous ses efforts pour combattre le nazisme. Eh bien, non ! La résolution finale condamne la décision britannique de 1939 de limiter l’immigration juive en Palestine et elle appelle à l’établissement d’un État juif sur l’ensemble de la Palestine. Nous laissons au lecteur le soin de décider si les faits décrits ci-dessus font ou non de leurs auteurs des « collabos ». Ce qui est sûr, c’est que, même dans les pires moments, quand l’extermination s’efforçait d’anéantir le judaïsme dans l’Europe occupée, la préoccupation principale des dirigeants sionistes n’était pas la lutte antinazie mais la construction de leur État par tous les moyens.
Après la création de l’État d’Israël, David Ben Gourion entamera des négociations avec l’Allemagne fédérale qui aboutiront à l’indemnisation des victimes juives du nazisme. Le négociateur allemand, devenu principal conseiller d’Adenauer, était Hans Globke, un des principaux auteurs, quelques années plus tôt, des lois raciales de Nuremberg. Très tôt après l’extermination, les anciens nazis étaient devenus fréquentables dès lors qu’ils favorisaient l’essor de l’État juif.
L’extrême droite pro-israélienne
Après l’extermination, le cri unanime aurait dû être « Que cela n’arrive plus jamais ! », ce qui supposait de traquer et combattre résolument tout ce qui avait produit le nazisme : le racisme, la haine, la violence extrême, la négation de l’autre. Les sionistes disent plutôt : « Que cela ne nous arrive plus jamais ! » Et cela veut dire l’inverse. Ça signifie que tout est permis, y compris les pires compagnonnages. Et effectivement, les sionistes sont souvent devenus les amis ou les modèles de ceux qui perpétuent les idéologies meurtrières qui ont abouti au génocide nazi.
L’État d’Israël a entretenu ou continue d’entretenir des liens étroits avec des régimes ou des mouvements d’extrême droite, très souvent antisémites ou issus idéologiquement de l’antisémitisme. L’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid a eu d’excellentes relations politiques et économiques avec Israël. Certains des dirigeants de ce régime, comme John Vorster, étaient pourtant d’anciens soutiens du nazisme. En Argentine, les dirigeants de la junte militaire responsable de la disparition de 30 000 personnes, étaient clairement antisémites. Pourtant la junte a été soutenue militairement par Israël. Jacobo Timmerman, argentin d’origine juive, à la tête du journal La Opinion et qui a été séquestré pendant plusieurs années par les tortionnaires, a dénoncé cette collusion. Un grand nombre des victimes de la junte étaient juives. Plus récemment, le président brésilien Bolsonaro a déclaré en visitant le mémorial Yad Vashem de Jérusalem en avril 2019 : « Le nazisme est une idéologie de gauche, il n’y a pas de doute là-dessus, non ? » On est ahuri qu’une déclaration aussi clairement révisionniste ait été accueillie avec le sourire par ses hôtes.
En Europe occidentale, les premiers rapprochements entre sionistes et extrême droite ont lieu dès la guerre d’Algérie. On retrouve plus tard Claude Goasguen, un ancien du mouvement Ordre nouveau, à la tête du groupe parlementaire d’amitié France-Israël. En 2010, plusieurs dirigeants de l’extrême droite européenne visitent Israël, à l’invitation, notamment d’Avigdor Liberman. Parmi eux, l’Autrichien Strache dont le parti, le FPÖ regroupe tous les nostalgiques du nazisme. On y trouve aussi le Néerlandais Wilders, qui propose d’interdire le Coran aux Pays-Bas (pour lui, l’islamophobie remplace l’antisémitisme), le Flamand Dewinter, qui réclame l’amnistie des Flamands qui ont collaboré pendant l’occupation, ou l’Allemand Brinkman, un ancien du parti néonazi NPD. En Hongrie, Viktor Orban a entrepris la réhabilitation du régime de l’amiral Horthy, celui qui a participé avec Eichmann à l’extermination des Juifs hongrois. Lors d’une campagne électorale, Orban a tenu des propos violents, sur fond d’antisémitisme à peine masqué, contre le milliardaire états-unien d’origine juive hongroise George Soros. Netanyaou a été le premier à féliciter Orban de sa réélection. Il a fait une visite officielle en Hongrie et a qualifié Soros d’ennemi d’Israël. Dans les Pays baltes ou en Ukraine, les partis qui se réclament de ceux qui ont participé à l’extermination des Juifs ont été réhabilités et qualifiés de « résistants » face à l’Union soviétique, ce qui n’empêche pas les gouvernements de ces pays de défendre inconditionnellement la politique israélienne.
Aux États-Unis, Steve Bannon a accompagné Trump dans sa marche vers le pouvoir et il a été pendant quelque temps son principal conseiller. Bannon a dirigé le site Breitbar News, qui donne régulièrement la parole à tout ce que le pays compte de suprématistes et de néonazis. Pourtant la ZOA (Organisation sioniste américaine) a salué la promotion de Bannon, qui est un défenseur inconditionnel d’Israël. Trump lui-même a déclaré « aux électeurs juifs » (décembre 2019) :
« Je vous connais très bien. Vous êtes des tueurs brutaux. Vous n’êtes pas vraiment des personnes gentilles. Vous n’avez pas d’autre choix. Je peux vous dire que vous n’allez pas voter Pocahontas (Elizabeth Warren). Vous n’allez pas voter en faveur de l’impôt sur la fortune. Même si vous ne m’aimez pas et c’est ce qui est le cas d’ailleurs pour certains d’entre vous. En effet, je n’aime pas aussi certains d’entre vous. Mais vous serez quand même mes plus grands soutiens car s’ils remportent les élections, vous vous retrouverez sans emploi en quinze minutes. »
Gideon Levy, journaliste anticolonialiste israélien, a écrit dans le journal Haaretz, le 20 novembre 2016, un article intitulé « Nos amis antisémites » :
« Tout à coup, il n’est plus si horrible d’être antisémite. Soudain, il est devenu excusable de haïr les musulmans et les Arabes à condition d’“ aimer Israël”. Les droites juive et israélienne ont décrété une large amnistie aux amants antisémites d’Israël. Et ce sont ces derniers qui vont bientôt exercer le pouvoir à Washington. »
*
Illustration: collines de Palestine vues depuis Ramallah (Khirbet al-Tireh) par Adrian Abdul Baha
Notes
[1] Mouvement de jeunesse juif radical sioniste fondé en 1924. Il est aujourd’hui un mouvement d’extrême droite spécialisé dans les attaques violentes contre tous ceux qui critiquent Israël.