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Stuart Hall (1932-2014), figure de la nouvelle gauche britannique, nous a quitté le 10 février 2014, à l’âge de 82 ans. Longtemps inconnu en France, ses travaux ont gagné en audience notamment à la suite de l’effort de traduction réalisé par les éditions Amsterdam à partir de 2007. Hall a pourtant joué un rôle pionnier, tant d’un point de vue théorique que politique, dans l’histoire du marxisme anglophone.

Dès la fin des années 1950, il se lance dans le projet qui verra naître, en 1960, la New Left Review. Il contribue ainsi à l’élaboration d’un espace de débat et de confrontation théorique marxiste, dont la résilience et la richesse n’ont jamais fait défaut jusqu’à aujourd’hui. En 1968, Stuart Hall prend la direction du Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham. Son programme de recherche propulse alors une génération de jeunes marxistes autour d’une problématique neuve et originale, associant la sociologie des médias et de la culture, l’analyse politique néo-gramscienne et une méthodologie inspirée des meilleures productions de l’althussérisme français (Louis Althusser et Nicos Poulantzas en particulier).

Loin de toute affiliation dogmatique, Hall développe un cadre théorique nouveau pour aborder la question raciale et le racisme des années 1970, afin de saisir les nouveaux phénomènes à l’œuvre dans la progression des droites radicales et des mouvements anti-immigration en Grande-Bretagne. Il propose une théorisation inédite de l’idéologie, saisie à la fois comme expérience pratique, modalité à travers laquelle la classe est habitée, co-construite, investie par les agents sociaux, mais aussi comme ciment des rapports sociaux, reflétant ces derniers tout en les légitimant, leur donnant une apparence d’éternité.

Fidèle à un héritage néo-gramscien, Hall a toujours été travaillé par la question politique et stratégique. Au début des années 1980, armé des concepts et des outils théoriques qu’il a lui-même forgés dans la décennie précédente, il produit une intervention décisive dans les colonnes de Marxism Today, à l’époque revue du Parti communiste de Grande-Bretagne, dans laquelle ont écrits d’autres figures comme Eric Hobsbawm. Dans des textes qui feront date, il élabore la notion de thatchérisme, enjoignant la gauche radicale à comprendre la nouveauté du phénomène Thatcher, son originalité par delà les stratégies classiques du parti conservateur et des classes dominantes.

Par là, il assumait une rupture avec la gauche du parti travailliste, à laquelle il reprochait de demeurer impuissante face à l’ampleur du thatchérisme et à l’incapacité du mouvement ouvrier à apporter une réponse syndicale classique aux offensives néolibérales. Cette prise de distance polémique lui a été beaucoup reprochée, parfois pour le meilleur quand elle a suscité des débats stratégiques sur les perspectives du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne, et pour le pire quand les commentateurs ont voulu faire injustement de Hall un précurseur du New Labour et du blairisme.

Si Stuart Hall a pu développer un cadre d’analyse théorique en dissonance avec le marxisme, introduisant une méthodologie pluraliste que d’aucuns qualifieront de postmarxiste, son travail laissera surtout la trace d’une recherche menée sur le long terme autour d’objets délaissés par le marxisme classique : la communication médiatique dans sa matérialité et son économie, la culture populaire comme terrain de la luttes d’hégémonies, la race et l’ethnicité en tant que formations sociales semi-autonomes et historiquement spécifiées.

Pour rendre hommage à cet effort d’une vie, nous republions un extrait, « Race, articulation et sociétés structurées ‘à dominante' », tiré de Identités et cultures 2 (Maxime Cervulle, dir.) paru en 2013 aux éditions Amsterdam.

 

J’ai essayé, dans cet article, de rendre compte de l’émergence d’un nouveau paradigme théorique qui, tout en prenant pour orientation fondamentale la problématique marxiste, cherche par le biais de divers moyens théoriques à surmonter plusieurs limitations rencontrées par certaines des appropriations les plus traditionnelles du marxisme – l’économisme, le réductionnisme, l’« apriorisme », l’absence de spécificité historique, etc. –, des limitations qui continuent à miner la portée de certaines réflexions par ailleurs très puissantes, qui ont rendu le marxisme vulnérable en lui faisant prêter le flanc à des critiques justifiées de la part des diverses variantes du monisme économique et du pluralisme sociologique. Je me suis contenté ici d’un rapide survol de ce terrain émergent, et je n’ai pas du tout la prétention d’en avoir fait un compte rendu critique exhaustif. Il va de soi que le bien-fondé des solutions que j’ai présentées n’a pas été suffisamment démontré, qu’elles ne sont pas ici présentées sous une forme développée et adéquate, et que, par conséquent, il est encore possible qu’elles contiennent de sérieuses faiblesses ou des lacunes. Cette manière de poser les problèmes a par ailleurs jusqu’ici été fort peu appliquée aux formations sociales racialement structurées. Ainsi, tout ce que j’ai pu faire ici a été d’indiquer un certain nombre de points de départ stratégiques et un certain nombre de protocoles théoriques pour arpenter au mieux ce terrain d’application potentiel. Et, plus précisément, il n’existe pas encore de théorie adéquate du racisme, de théorie capable de rendre compte à la fois des caractéristiques superstructurelles et économiques de ce type de sociétés, tout en rendant compte des divers aspects raciaux d’une manière historiquement concrète et sociologiquement spécifique. Un tel récit – c’est-à-dire un récit qui serait suffisant pour remplacer une fois pour toutes les théories inadéquates qui dominent ce champ – reste à faire. Néanmoins, et avec l’espoir de contribuer à promouvoir un tel développement, je conclurai en esquissant rapidement certains des protocoles théoriques qui peuvent – ou plutôt, selon moi, qui doivent – guider ces recherches à venir.

Le premier de ces protocoles serait une application rigoureuse de ce que j’ai appelé le principe de spécificité historique. Ainsi, il ne nous faut pas traiter le racisme comme une caractéristique générale des sociétés humaines, mais le considérer à chaque fois dans sa spécificité historique. Il?nous faut partir de l’hypothèse de la différence et de la spécificité plutôt que de celle d’une « structure » unique, transhistorique et universelle du racisme. Il ne s’agit pas de nier que nous pourrions bien découvrir des traits communs aux divers systèmes sociaux que l’on peut à bon droit qualifier de « racialement structurés ». Mais – comme Marx l’a remarqué à propos de la nature « chaotique » de toutes les abstractions qui fonctionnent exclusivement au niveau général –, une telle théorie générale du racisme ne constitue pas le meilleur point de départ pour l’investigation et le développement d’une théorie adéquate : « Mais, s’il est vrai que les langues les plus évoluées ont en commun avec les moins évoluées certaines lois et déterminations, ce qui constitue leur évolution, c’est précisément ce qui les différencie de ces caractères généraux et communs ; aussi faut-il bien distinguer les déterminations qui valent pour la production en général, afin que l’unité – qui découle déjà du fait que le sujet, l’humanité, et l’objet, la nature, sont identiques – ne fasse pas oublier la différence essentielle »1. Le racisme en général « est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la répétition2 ». Voilà qui peut nous aider à distinguer les caractéristiques sociales qui fixent les différentes positions des groupes sociaux et des classes sur la base d’une assignation raciale (définie sociologiquement ou biologiquement) des autres systèmes qui remplissent une fonction sociale similaire. Cependant, « certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres sont communs à quelques-unes seulement. Certaines de ces déterminations apparaîtront communes à l’époque la plus moderne comme à la plus ancienne3 ». Nous voilà mis en garde contre la tentation d’extrapoler une structure commune et universelle du racisme, qui resterait toujours la même, abstraction faite de sa situation historique spécifique. C’est seulement dans la mesure où les différents racismes sont spécifiés historiquement – dans leur différence – qu’ils peuvent être adéquatement saisis comme le « produit de conditions historiques » qui « ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci4?». Il s’ensuit qu’il pourrait se révéler fort instructif de travailler à la distinction de ce qui semble être pour le sens commun de simples variantes de la même chose : par exemple, aux États-Unis, distinguer le racisme anti-esclaves du Sud du racisme visant l’insertion des Noirs dans les « formes libres » du développement industriel-capitaliste qu’a connu le Nord de l’après-guerre ; ou distinguer le racisme des sociétés caribéennes esclavagistes de celui des sociétés métropolitaines qui, comme la Grande-Bretagne, ont absorbé les ouvriers noirs dans la production industrielle du xxe siècle.

Nous ne pouvons faire autrement pour la bonne raison, entre autres, qu’il est impossible d’expliquer le racisme en faisant abstraction des autres rapports sociaux – pas plus d’ailleurs qu’on ne peut expliquer le racisme en le réduisant à ces autres rapports. On a pu affirmer que certaines formes de racisme sont particulièrement florissantes dans les formations sociales précapitalistes. Cela ne signifie qu’une seule chose : quand nous analysons des formations sociales plus récentes, nous devons nécessairement montrer la manière dont le racisme a été directement réorganisé et réarticulé par les nouveaux modes de production. Le racisme des sociétés esclavagistes de plantation dans la phase marchande du développement capitaliste mondial possède une place, une fonction, des moyens et des mécanismes qui lui sont spécifiques et qui ont leur propre efficacité, et qui ne peuvent qu’être superficiellement expliqués si on les « traduit » de leur contexte historique spécifique vers un autre contexte totalement différent. Finley, Davis et d’autres5 ont soutenu que même si l’esclavage dans l’Ancien Monde était articulé par une classification négative qui distinguait maîtres et esclaves, cette classification ne se fondait pas nécessairement sur des catégories raciales, contrairement à celle qui a presque toujours été en vigueur dans le système des plantations. Ainsi, il n’est pas possible de supposer une coïncidence nécessaire entre le racisme et l’esclavage en tant que tel. Et c’est précisément les différents rôles que l’esclavage a joués au cours de ces diverses époques et dans ces diverses formations sociales qui nous permettent d’identifier ce que cette coïncidence spécifique entre esclavage et racisme est capable de produire. Par conséquent, là où cette coïncidence existe, les mécanismes et les effets de son fonctionnement – dont son articulation aux autres rapports sociaux – doivent être démontrés et non présupposés.

Encore une fois, il faut remettre en question l’hypothèse communément partagée selon laquelle ce sont des comportements de supériorité raciale qui sont à l’origine du système esclavagiste des plantations. Il?pourrait même se révéler plus intéressant de partir du point de vue opposé, c’est-à-dire comprendre comment l’esclavage – le produit de problèmes spécifiques liés au manque de main-d’œuvre ainsi qu’à l’organisation particulière des plantations agricoles, auxquels on répondit d’abord en faisant appel à une main-d’œuvre indigène non noire, puis à des travailleurs blancs sous contrat – a produit cette forme de racisme juridique caractéristique de l’époque de l’esclavage des plantations. L’élaboration de la forme juridique de l’esclavage, de la propriété de l’esclave, en tant qu’elle forme une enclave au sein de laquelle existaient d’autres formes juridiques de propriété, nécessite à elle seule un travail idéologique spécifique et élaboré, comme en témoigne d’ailleurs avec éloquence l’histoire de l’esclavage et de son abolition. Et on pourrait affirmer exactement la même chose de toutes les explications qui attribuent le « racisme en général » à un quelconque mécanisme universel de la psychologie individuelle – l’« instinct de race » ou l’« obsession raciale » –, ou qui analysent son apparition en ayant recours à une psychologie générale des préjugés. La question n’est pas de savoir si l’homme-en-général perçoit distinctement les groupes dotés de caractéristiques raciales ou ethniques différentes, mais bien plutôt de comprendre quelles sont les conditions spécifiques qui rendent cette forme de distinction socialement pertinente et historiquement active. Qu’est-ce qui confère son effectivité, en tant que force matérielle concrète, à cette potentialité humaine abstraite ? On pourrait dire, par exemple, que la longue hégémonie impériale de la Grande-Bretagne ainsi que l’étroitesse de la relation associant le développement capitaliste dans la métropole et les conquêtes coloniales outre-mer ont laissé les traces d’un racisme actif dans la conscience populaire britannique. Néanmoins, cette raison seule ne suffit pas à expliquer la forme que le racisme a adoptée et le rôle qu’il a joué à l’époque de l’ « impérialisme populaire », c’est-à-dire au pic des rivalités impérialistes, à la fin du xixe siècle, ou encore les formes très différentes du racisme « indigène » qui a pénétré si profondément dans les couches populaires, et qui a été l’une des caractéristiques émergente du contact entre les travailleurs noirs et blancs lors des migrations d’après-guerre. Les?histoires de ces différents racismes ne peuvent pas être écrites comme une « histoire générale », et les appels à la « nature humaine » ne sont jamais des explications, mais tout au plus des alibis6.

Par conséquent, nous devons partir du travail historique concret qu’opère le racisme dans des conditions historiques spécifiques – c’est-à-dire qu’il faut comprendre le racisme comme un ensemble de pratiques économiques, politiques et idéologiques d’un genre particulier et concrètement articulé à d’autres pratiques au sein d’une formation sociale donnée. Ces pratiques attribuent une position aux différents groupes sociaux conformément aux structures élémentaires de la société ; elles fixent et attribuent ces positions via des pratiques sociales ; et, enfin, elles légitiment les positions qu’elles ont ainsi attribuées. En un mot, ce sont des pratiques qui garantissent l’hégémonie d’un groupe dominant sur une série de groupes subordonnés, mais de manière à ce qu’il domine l’ensemble de la formation sociale sous une forme favorable au développement de sa base économique productive sur le long terme. Bien que les aspects économiques soient évidemment cruciaux, cette forme d’hégémonie ne peut être comprise comme un simple processus de coercition économique. Le?racisme, si actif à ce niveau – le « noyau économique » – que Gramsci considérait comme le premier à devoir être sécurisé, possède également des relations avec les autres instances – politiques, culturelles et idéologiques. Toujours est-il que, même formulé ainsi (c’est-à-dire d’une manière tout à fait juste), cette affirmation reste trop a priori. De quelle manière, précisément, ces mécanismes opèrent-ils ? De quelles autres déterminations avons-nous besoin ? En effet, il est clair que le racisme n’est pas présent dans toutes les formations capitalistes sous la même forme et au même degré. Il est clair aussi qu’il n’est pas nécessaire au fonctionnement concret de tous les capitalismes. Il s’agit donc de montrer pourquoi et comment le racisme s’est vu surdéterminé par – et articulé à – certains capitalismes à différents stades de leur développement. Nous ne pouvons définitivement pas admettre pour hypothèse que le racisme adopterait une seule et unique forme ou devrait nécessairement suivre une logique ou un chemin pavé de différentes étapes nécessaires.

Ceci nécessite alors que nous mettions au jour l’articulation du racisme avec les différentes structures d’une formation sociale. Par exemple, la position de l’esclave dans les sociétés de plantation d’avant l’émancipation n’était pas exclusivement attribuée par la race. En effet, cette position était avant tout garantie par les relations de production spécifiques de l’agriculture fondée sur l’esclavage, ainsi que par le statut de propriété de l’esclave (en tant que marchandise) et de sa force de travail (unie certes à son « exécutant », mais dont ce dernier n’était pas propriétaire), le tout en association avec des systèmes juridiques, politiques et idéologiques qui ancraient cette relation dans l’attribution raciale. Cette association a sans doute fourni une logique et un cadre tout prêts aux structures du « racisme informel » qui se sont épanouies quand la main-d’œuvre noire « libérée » a migré vers le Nord des États-Unis ou vers les « villages libres7 » des Caraïbes d’après l’émancipation. Toujours est-il que cette « association » s’est alors transformée et a opéré son propre travail idéologique, comme on peut le voir dans les « lois Jim Crow » des années 1880 et 18908. Un racisme transformé garantit évidemment la reproduction du statut inférieur de la main-d’œuvre noire, en tant que fraction spécifique des classes travaillant « librement » au sein du capitalisme industriel, mais d’autres mécanismes entraient également en jeu, qui engendrèrent de nouvelles manières de fixer sa position structurée vis-à-vis des nouvelles formes du capital. Dans le cas des Caraïbes, des luttes se sont développées en exploitant un paradoxe : elles ont directement travaillé sur les contradictions posées par l’attribution raciale considérée en même temps que l’idéologie officielle de « l’égalité des chances », une égalité qui n’était évidemment pas accessible pour les esclaves noirs des plantations. Et nous traitons ces différences comme étant « essentiellement la même chose » de manière inconsidérée. D’un autre côté, si ici le capitalisme développé fonctionne avant tout sur la base du « travail libre », il ne s’ensuit pas que les aspects raciaux des relations sociales puissent être assimilés à toutes fins pratiques à ses relations typiques de classes9. La race continue à faire une différence entre les différentes fractions des classes de travailleurs dans leur rapport au capital, créant des formes spécifiques de fracture et de fragmentation qui sont très importantes pour la manière dont elles entrecroisent les rapports de classe, et, au passage, dont elles divisent de l’intérieur la lutte des classes. Politiquement et culturellement, ces relations combinées et inégales entre la race et la classe sont historiquement plus pertinentes que leur simple correspondance.

Au niveau économique, il est clair que l’on doit accorder à la race sa propre effectivité, une effectivité « relativement autonome ». Cela ne signifie pas que le niveau économique serait suffisant pour fonder une explication de la manière dont ces relations fonctionnent concrètement. Il est nécessaire de comprendre la manière dont les différents groupes raciaux et ethniques ont été politiquement insérés, ainsi que les relations entre ces différents groupes qui ont eu tendance à transformer, éroder, ou au contraire préserver ces distinctions à travers le temps – non seulement comme des traces ou des résidus des modes précédents, mais également comme des principes actifs et structurants de l’organisation actuelle de la société. Les catégories raciales sont incapables à elles seules de rendre compte de ce phénomène. Quelles sont les différentes formes qu’ont adoptées ces fractions raciales sous le capital ? Et quelles sont les différentes relations que ces dernières ont combinées?? Est-ce qu’elles entretiennent des relations fondamentalement différentes au capital ? Comment s’articulent-elles aux différents modes de production ? Quelles relations de conservation/dissolution ces fractions raciales entretiennent-elles ? Quelles sont les fonctions que remplissent les modes dominants de production dans la reproduction du mode dominant ? Ces fonctions sont-elles reliées à la reproduction du mode dominant grâce à la reproduction locale d’une force de travail « en dessous de sa valeur », la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché, la régulation d’une « armée de réserve de travailleurs », l’approvisionnement en matière première, l’agriculture de subsistance, ou encore les coûts cachés de la reproduction sociale ? Sur ces points, les « économies naturelles » autochtones d’Amérique latine et les formes de production semi-locale des sociétés caribéennes diffèrent de manière significative. D’ailleurs, dès l’instant où des fractions ethniques différentes entretiennent le même ensemble de relations au capital, des différences apparaissent. Ainsi, la main-d’œuvre noire dans le Nord industrialisé des États-Unis et la migration noire dans la Grande-Bretagne d’après-guerre suivent des modèles raciaux radicalement différents. Toutefois, ces situations ne peuvent être expliquées si l’on fait l’économie du concept d’ « armée de réserve de travailleurs ». Il est clair que les Noirs ne sont pas le seul « régiment » de cette « armée de réserve », puisque la race n’est pas le seul mécanisme régulant la taille et la composition de cette armée. Aux États-Unis, cette armée comprend également les immigrants blancs (européens et mexicains) et les femmes, tandis qu’en Grande-Bretagne, ce sont les Noirs, les femmes et les Irlandais qui fournissent le gros des troupes10.

Par conséquent, les « alternatives » que nous avons examinées au début de cet article sont sérieusement handicapées au niveau théorique par la question de savoir si les formations discutées sont « métropolitaines » ou « satellites », ainsi que celle de savoir si elles appartiennent au passé ou sont contemporaines. J’ai récemment soutenu11 que les structures à travers lesquelles la main-d’œuvre noire est reproduite – des structures qui peuvent être propres au capital à un certain stade de son développement, indépendamment de la composition raciale de la main-d’œuvre – ne sont pas simplement « colorées » par la race : elles œuvrent à travers la race. Les rapports propres au capitalisme peuvent être pensés comme articulant les classes de différentes façons à chacun des niveaux ou à chacune des instances de la formation sociale – économique, politique et idéologique. Ces niveaux sont les « effets » des structures de la production capitaliste moderne. Chaque niveau de la formation sociale nécessite ses propres « moyens de représentation » indépendants – ces moyens grâce auxquels les modes de production structurés par la classe font leur apparition et acquièrent leur efficacité aux niveaux économique, politique et idéologique de la lutte des classes. La?race est intrinsèque à la manière dont les classes laborieuses noires se sont constituées de façon complexe à chacun de ces niveaux, et intervient dans la manière dont la main-d’œuvre noire, masculine comme féminine, est distribuée en tant qu’agent économique au niveau des pratiques économiques, ainsi que dans les luttes sociales qui résultent de cette distribution ; elle intervient également dans la manière dont certaines fractions des classes laborieuses noires se reconstituent, par le biais de la représentation politique (qu’il s’agisse de partis, d’organisations, de centres d’actions communautaires, de publications ou de campagnes politiques), en forces politiques, en acteurs du « théâtre de la politique », et, par conséquent, elle joue un rôle important dans les luttes politiques qui s’ensuivent. La race intervient enfin dans la manière dont la classe est articulée en tant que « sujet » collectif et agrégat de « sujets » individuels des idéologies émergentes – et donc dans les luttes se déroulant sur le terrain de l’idéologie, de la culture et de la conscience. Voici la matérialité de la dimension de la race et du racisme, une matérialité dotée d’une centralité aussi bien théorique que pratique pour tous les rapports sociaux qui affectent la main-d’œuvre noire. La?constitution de cette fraction comme classe et les rapports de classes qui en découlent fonctionnent comme des rapports de race. La race est ainsi également la modalité par laquelle la classe est « vécue », le médium à travers lequel les rapports de classe sont expérimentés, la forme sous laquelle la classe est adoptée. Ceci a des conséquences pour l’ensemble de la classe et pas seulement pour son segment « racialement défini », dans la mesure où cette manière de vivre la classe entraîne une division et une fragmentation interne de la classe ouvrière, cette dernière étant en partie articulée par la race. Il n’existe pas ici de conspiration raciste qui aurait agi de l’extérieur : le racisme est également l’un des principaux moyens de représentation idéologique à travers lesquels les fractions blanches de la classe en viennent à « vivre » leurs relations aux autres fractions, et, à travers elles, leur relation au capital lui-même. Ceux qui cherchent à déconstruire, parfois avec succès, certaines des vieilles syntaxes de la lutte des classes (encore qu’il s’agisse généralement de syntaxes corporatistes ou réformistes) tout en réarticulant l’expérience de la classe à travers les interpellations d’une syntaxe idéologique raciste, sont évidemment des acteurs majeurs de cette entreprise de transformation idéologique – c’est là la lutte des classes idéologique qui se poursuit précisément à travers l’exploitation des classes dominées par le capital via l’articulation des contradictions internes aux expériences de la classe avec le racisme. En Grande-Bretagne, ce processus s’est généralisé à un degré encore rarement atteint. Mais s’ils réussissent, ce n’est que dans la mesure où, s’appuyant sur des contradictions réelles au sein de la classe, ils travaillent sur les effets réels de la structure (même si ces effets sont « mal reconnus » par le racisme), et non parce qu’ils seraient doués pour conjurer des démons, brandir des croix gammées ou lire Mein Kampf.

Par conséquent, le racisme n’est pas seulement un problème pour les Noirs qui en font les frais, ni ne concerne seulement les sections de la classe ouvrière blanche et les organisations souillées par son empreinte. Il ne peut pas non plus être surmonté tel un virus qui infecterait le corps social, en lui injectant une dose massive de libéralisme politique. Le capital reproduit la classe comme un tout, y compris ses contradictions internes – comme un tout structuré par la race. Il domine en partie ces classes divisées grâce à ces divisions internes dont le racisme est l’un des effets. Il contient et désamorce les institutions de représentation des classes, en les neutralisant, c’est-à-dire en les confinant à des stratégies et à des luttes axées sur la race et en les rendant incapables de surmonter les barrières raciales. Le racisme rend le capital capable de briser toute tentative de construire des moyens alternatifs de représentation qui pourraient être capables de représenter plus adéquatement la classe en tant que tout – contre le capitalisme, et contre le racisme. Les luttes sectorielles articulées par la race continuent au contraire d’apparaître comme les seules luttes défensives possibles pour une classe divisée en elle-même, dans son face-à-face avec le capital. Ces luttes sont donc également le terrain à partir duquel se déploie l’hégémonie du capital. Je précise qu’il ne s’agit absolument pas de dire que le racisme serait simplement le produit d’un tour de passe-passe idéologique.

Une telle analyse doit néanmoins être complétée par celle des formes spécifiques adoptées par le racisme dans son fonctionnement idéologique. Nous devons commencer à enquêter sur les diverses manières dont les idéologies racistes ont été construites et rendues opératoires dans différentes conditions historiques : les racismes du capitalisme marchand et de l’esclavage dans lequel les esclaves sont des marchandises ; celui des conquêtes et du colonialisme ; celui du commerce et du « haut impérialisme », de l’« impérialisme populaire » et du prétendu « post-impérialisme ». Dans chaque cas, et pour chaque formation sociale spécifique, le racisme en tant que configuration idéologique a été reconstitué par les relations de la classe dominante et profondément retravaillé. S’il a effectivement joué le rôle de ciment idéologique garantissant la domination d’une classe sur l’ensemble de la formation sociale, ce qui différencie le racisme des autres idéologies hégémoniques mérite d’être analysé en détail. Si, dans ce rôle, le racisme se révèle particulièrement puissant et son inscription dans la conscience populaire particulièrement profonde, c’est que, grâce aux caractéristiques comme la couleur de peau, les origines ethniques ou les origines géographiques, il a « découvert » ce que les autres idéologies ont été obligées de construire : un fondement en apparence « naturel » et universel, inscrit dans la nature même. Mais, il a beau être apparemment fondé sur un donné biologique, le racisme a des effets sur les autres formations idéologiques d’une société, et son développement entraîne la transformation de l’ensemble du champ idéologique sur lequel il opère. Il peut ainsi exploiter d’autres discours idéologiques – il s’articule par exemple très bien à la structure eux/nous de la conscience de classe corporative – grâce au mécanisme de la condensation connotative dont nous avons parlé plus haut. Ses effets sont similaires à ceux d’autres idéologies dont il doit être distingué : les racismes, eux aussi, déshistoricisent, c’est-à-dire traduisent des structures historiquement spécifiques dans la langue intemporelle de la « nature » ; ils décomposent eux aussi la classe en individus pour les recomposer en ces nouveaux « sujets » idéologiques d’une grande cohérence : traduisent les « classes » en « Noirs » et « Blancs », les groupes économiques en « peuples », et les forces matérielles en « races ». Ce processus constitue de nouveaux « sujets historiques » des discours idéologiques – c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà vu, crée de nouvelles structures d’interpellation. Ce processus produit les « sujets racistes » naturalisés, en tant qu’ils sont les « auteurs » d’une forme spontanée de perception raciale. Il ne s’agit donc pas d’une fonction externe du racisme : il n’agit pas que sur ses victimes, ceux qu’il est censé désarticuler, c’est-à-dire réduire au silence. Ceci est également important pour les sujets dominés – les « races » ou groupes ethniques subordonnés qui vivent leurs relations à leurs conditions réelles d’existence ainsi qu’à la domination des classes dominantes dans et à travers les représentations imaginaires de l’interpellation raciste, et qui en viennent à s’expérimenter eux-mêmes comme les inférieurs, comme les autres?12Et, pourtant, ces processus ne sont eux-mêmes jamais indemnes de la lutte des classes idéologique. En effet, les interpellations racistes peuvent elles-mêmes devenir les sites et les enjeux de la lutte idéologique, elles peuvent être occupées et redéfinies pour devenir les formes élémentaires d’une formation d’opposition – là où, par exemple, les inversions symboliques du « black power » contestent violemment le « racisme blanc ». Les idéologies du racisme restent donc des structures contradictoires qui peuvent à la fois fonctionner comme les véhicules de l’imposition des idéologies dominantes et comme les formes élémentaires de cultures de la résistance. Toute tentative de circonscrire les politiques et les idéologies du racisme qui omettrait ces luttes et ces contradictions est condamnée, si elle veut donner l’illusion de son adéquation, à embrasser un réductionnisme destructeur.

Dans ce champ d’étude, la « théorie sociologique » doit encore trouver sa voie, et, en un difficile effort de clarification théorique, elle doit parvenir à naviguer entre la Scylla d’un réductionnisme qui s’empresse de nier la quasi-totalité du réel pour expliquer la moindre chose et la Charybde d’un pluralisme tellement fasciné par « tout » qu’il en devient incapable d’expliquer quoi que ce soit. Pour ceux qui en ont le désir, tout reste à accomplir.

 

Traduction: Aurélien Blanchard.

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références

références
1 Karl Marx, «?Introduction?», in Introduction à la critique de l’économie politiqueop. cit.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Moses Finley, « The Idea of Slavery », et David Brion Davis, « Comparative Approach to American History: Slavery », tous deux in Eugene Genovese et Eric Foner (dir.), Slavery in the New World, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1969.
6 Stuart Hall, «?Pluralism, Race and Class in Caribbean Society », art. cit., et Stuart Hall et al.Policing the Crisis, Londres, Macmillan, 1978.
7 NdT : Les « villages libres » (« free villages ?) étaient des colonies indépendantes du contrôle des propriétaires de plantations. Elles furent fondées dans les Caraïbes, et surtout à la Jamaïque, dans les années 1840 et 1850. L’idée de l’abolitionniste quaker Joseph Sturge était de permettre aux Noirs d’accéder à la propriété.
8 Comer Vann Woodward, The Strange Career of Jim Crow, Londres, Oxford University Press, 1957. NdT : Les « lois Jim Crow » est le surnom donné à toute une série d’arrêtés et de règlements promulgués généralement dans les municipalités ou les États du Sud des États-Unis entre 1876 et 1964. Ces lois, qui constituaient l’un des principaux éléments de la ségrégation raciale aux États-Unis, distinguaient les citoyens selon leur appartenance « raciale » et, tout en admettant leur égalité de droit, elles imposèrent une ségrégation de jure dans tous les lieux et services publics.
9 Ainsi que le fait Oliver Cox, malgré toutes ses observations pertinentes, dans Caste, Class and Race, New York, Monthly Press Review, 1970.
10 Voir à ce sujet Harry Braverman, Labour and Monopoly Capital, New York, Monthly Review Press, 1975?; ainsi que Stephen Castle et Godula Kosack, Immigrant Workers and Class Structure in Western Europe, Londres, Oxford University Press, 1973.
11 Stuart Hall et al.Policing the Crisisop. cit.
12 NdT : En français dans le texte.