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L’invasion de l’Ukraine par la Russie a suscité de nombreuses discussions au sujet de ce que devrait être aujourd’hui un anti-impérialisme conséquent. Une divergence profonde s’est manifestée dans le cadre d’un échange de textes entre Stathis Kouvélakis et Gilbert Achcar, publiés sur notre site. Ce débat sur l’anti-impérialisme est particulièrement important et nous publions une nouvelle contribution de Pierre Reip, Philippe Alcoy et Juan Chingo. 

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Très riches, les textes de Gilbert Achcar (GA) et Stathis Kouvélakis (SK) reflètent certaines des divergences existantes au sein de la gauche et de l’extrême-gauche en France concernant la guerre en Ukraine1. S’ils permettent de nourrir la lecture de la situation et des questions qu’elle soulève, ils laissent cependant selon nous de côté la perspective d’une politique indépendante de la classe ouvrière et des secteurs populaires, qui serait pourtant la seule à même d’ouvrir la voie à une réelle auto-détermination du peuple ukrainien. Le débat nous semble dès lors enfermé dans une logique du « moindre mal », et nous aimerions par cette contribution proposer quelques pistes pour en sortir.

 

La nature de la guerre en Ukraine

Parmi les débats qu’abordent les auteurs, l’un des plus centraux concerne la nature de la guerre en Ukraine. Si tous deux condamnent l’agression russe, pour GA celle-ci est une « guerre d’invasion impérialiste », qui engage l’Ukraine dans une « guerre juste », tandis que SK insiste sur le « caractère inter-impérialiste » de la guerre en Ukraine, inscrite dans le cadre plus général d’un conflit entre la Russie et l’OTAN, en dépit de l’absence d’affrontement direct entre puissances.

Contre GA, SK insiste en effet sur l’unification du camp impérialiste occidental derrière l’Ukraine, qui conduit à encastrer la guerre « dans les contradictions inter-impérialistes qui opposent les Occidentaux à la Russie ». De fait, l’offensive russe a eu pour conséquence de ressouder autour du gouvernement Zelensky les rangs de l’OTAN, qui se trouvait, selon les mots d’Emmanuel Macron en décembre dernier, « en état de mort cérébrale ». Des troupes ont été envoyées dans les pays de l’OTAN frontaliers avec l’Ukraine et la Russie, l’UE a débloqué 450 millions d’euros pour fournir une assistance militaire à l’Ukraine, tandis qu’Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, a annoncé un plan d’aide de 10 milliards de dollars. Quand bien même cette intervention est indirecte du fait des risques réels d’une escalade vers un conflit mondial2, cette situation constitue une différence fondamentale par rapport à l’invasion impérialiste de l’Irak ou de l’Afghanistan.

En outre, comme le note SK, la guerre est indissociable de la politique menée par l’OTAN depuis quatre décennies. Après la chute de l’URSS, la « frontière de l’OTAN » n’a cessé de se rapprocher de la Russie. D’alliance antisoviétique, l’OTAN est clairement devenue une alliance antirusse. Le revanchisme et l’irrédentisme belliqueux de Poutine et son régime ne peuvent se comprendre que comme les produits réactionnaires du monde post guerre froide, entièrement dominé par l’impérialisme occidental, après l’effondrement de l’Union soviétique. L’éditorial de mars de la Monthly Review rappelle à juste titre les origines de cette politique visant à « prévenir l’émergence d’un éventuel futur rival mondial », ainsi que le rôle de « pivot géopolitique » de l’Ukraine dans cette reconfiguration de la grande stratégie américaine.

Si l’argumentaire de SK a l’intérêt de mettre en lumière l’internationalisation de la guerre en Ukraine et le rôle de l’OTAN, ces éléments ne suffisent cependant pas à définir la guerre comme un simple « conflit inter-impérialiste », et encore moins comme une « guerre impérialiste mondiale non déclarée » comme vont jusqu’à dire certains. Sur ce plan, GA a raison de pointer le fait qu’une guerre inter-impérialiste est « une guerre directe, et non par procuration », mais il se trompe en refusant de voir la dimension internationale indéniable de la guerre en Ukraine. Pour rendre compte de cette complexité de la guerre, il nous semble nécessaire d’analyser la guerre en Ukraine comme un type spécifique de guerre réactionnaire d’oppression nationale, caractérisée par un alignement de la plupart des puissances impérialistes derrière la nation opprimée. Un tel scénario ne s’est produit ni lors de la guerre des Malouines en 1982, ni en Irak en 1991 ou en 2003, ni en Afghanistan en 2001, pour ne mentionner que ces exemples.

Cette spécificité distingue cette guerre des « guerres justes », telles que Lénine définissait les guerres anticoloniales et anti-impérialistes dans lesquelles les révolutionnaires considèrent comme progressiste la victoire du camp militaire que représente la nation opprimée. S’il existe une résistance juste à l’invasion russe et pour l’auto-détermination du peuple ukrainien, celle-ci est actuellement « capturée » par l’impérialisme occidental, et définir une politique révolutionnaire vis-à-vis de l’agression russe implique dès lors de défendre une indépendance vis-à-vis de l’OTAN. Avant d’y revenir, commençons par pointer quelques divergences quant à la caractérisation de l’agresseur russe.

 

À propos de la puissance russe

La minimisation du rôle de l’OTAN dans l’argumentaire de GA, dont nous verrons les conséquences politiques, s’explique en partie par une surestimation du rôle potentiel de la Russie et de la nature de son offensive. Si la Russie est bien l’agresseur, GA considère que Poutine est en train de mener une « guerre d’invasion impérialiste » et qu’une « mainmise réussie de la Russie sur l’Ukraine encouragerait les États-Unis à reprendre le chemin de la conquête du monde par la force dans un contexte d’exacerbation de la nouvelle division coloniale du monde et de crispation des antagonismes mondiaux ». Avec une telle logique, on pourrait déduire que la Russie est en train de livrer une forme de lutte pour l’hégémonie mondiale contre les Etats-Unis, dont la domination et l’accaparement d’une partie du territoire de l’Ukraine seraient le premier pas.

Ce constat est lié à l’idée, partagée avec SK malgré d’importantes nuances, que la Russie serait une puissance impérialiste. Or, si certaines caractéristiques de l’Etat russe créent l’« illusion d’une superpuissance », elles masquent une situation en réalité très subordonnée de la Russie. Celle-ci présente en effet un exemple typique de « développement inégal et combiné ». Elle a hérité de l’URSS et de la guerre froide une immense force militaire nucléarisée ainsi que des positions dominantes dans les institutions internationales. Poutine a également restauré et renforcé le pouvoir étatique après la débâcle des années Eltsine, en même temps qu’il consolidait et approfondissait l’œuvre pro-capitaliste de ce dernier.

L’économie russe repose néanmoins quasi exclusivement sur les exportations de matières premières (en particulier des hydrocarbures, des métaux et produits agricoles) et elle demeure encore très dépendante de la technologie et de la finance occidentales. La capacité d’influence internationale de la Russie demeure limitée au-delà des anciennes frontières de l’ex-URSS, en dépit de succès partiels au Moyen-Orient et en Afrique, et des efforts de Poutine pour obtenir des soutiens. En somme, la Russie se rapproche plus d’une puissance régionale, avec une influence internationale réelle qui demeure restreinte.

Dans ce cadre, la guerre d’oppression menée par la Russie en Ukraine, vise d’abord à regagner par la force l’influence perdue sur le pays en 2014, situation que la Russie n’arrive pas à renverser depuis plus de huit ans, malgré une victoire tactique en Syrie, que Poutine espérait pouvoir utiliser auprès des impérialistes occidentaux (notamment les Etats-Unis) dans une éventuelle négociation sur l’Ukraine. L’Ukraine est en effet fondamentale pour les intérêts stratégiques de défense russe, qui reposent essentiellement sur l’oppression des différents États issus de l’ex-URSS. Dire cela ne conduit ni à s’aligner sur le régime ultra-réactionnaire de Poutine, encore moins à l’absoudre des atrocités commises par l’armée russe en Ukraine, dont font partie les bombardements de populations civiles. Ce constat invite en revanche à souligner les contradictions de la Russie et de son invasion, comme le font nombre d’analystes internationaux, à l’image de Patrick Cockburn.

Dans un contexte marqué par des fissures au sein de l’OTAN, une hostilité renforcée des Etats-Unis après la débâcle en Afghanistan et la nouvelle priorité qu’a pour ceux-ci la zone indopacifique, mais aussi par le rapprochement de Kiev avec les puissances occidentales, les stratèges autour de Poutine ont sans doute considéré que le moment était venu d’agir avant que la fenêtre de tir ne se referme. Ils ont d’abord cherché à faire pression sur une négociation avec Biden, dont Macron a sans doute été l’intermédiaire. Mais le refus des Etats-Unis de céder le moindre avantage géopolitique conquis dans le cadre de l’expansion de l’OTAN à l’Est – notamment en Roumanie et en Bulgarie où Poutine exigeait le retrait des troupes de l’Alliance atlantique – a conduit Poutine à tenter un pari dangereux.

L’intervention militaire de la Russie masque en effet mal le fait que celle-ci se trouve dans une position de faiblesse face aux impérialistes occidentaux, dont témoignent ses difficultés à atteindre ses objectifs en Ukraine. La Russie se trouve dans une situation plus que délicate, car elle ne semble pas posséder les moyens financiers, militaires et surtout politiques pour occuper durablement, et encore moins annexer, l’Ukraine. L’armée russe a envahi militairement l’Ukraine mais dans le cadre d’une opération de police, cherchant à arracher rapidement des concessions à l’Ukraine pour s’éviter une occupation coûteuse. Si la Russie n’atteint pas ses objectifs dans les prochains jours, l’invasion demandera toujours plus de forces et pourrait mener à une véritable impasse, autant qu’à une escalade toujours plus meurtrière pour les populations ukrainiennes.

De manière générale, le régime réactionnaire de Poutine, qui est non seulement antidémocratique et répressif, mais aussi profondément pro-capitaliste et oligarchique, n’a rien à offrir aux travailleurs et aux masses ukrainiennes. C’est aussi cela qui explique qu’une grande partie de la population ukrainienne regarde avec espoir les promesses de prospérité faites par les impérialistes occidentaux. Cette division existe depuis des années, comme on a pu le voir en 2004 puis en 2014, lors de mouvements dont la toile de fond a été le conflit entre le nationalisme antirusse et les intérêts de la fraction « orange » de l’oligarchie ukrainienne, liée à l’Occident plutôt qu’à la Russie. Cette dernière n’a rien offert de plus aux Ukrainiens que ses homologues pro-russes, ce qui souligne là encore la nécessité d’une politique indépendante de l’OTAN.

 

La position vis-à-vis de l’OTAN et la nécessité d’une politique indépendante pour la résistance du peuple ukrainien

Dans son texte, Stathis Kouvélakis soulève non seulement le rôle réactionnaire global de l’OTAN, mais aussi le risque d’escalade militaire et de guerre mondiale à court terme qu’impliquerait une immixtion plus grande de l’alliance transatlantique dans le conflit, notamment dans le cadre de la « no fly zone » demandée par Zelensky. Il explique en ce sens l’impossibilité de soutenir les diverses formes d’intervention de l’impérialisme occidental.

Or, si GA s’offusque dans sa dernière réponse qu’on puisse lui imputer la moindre complaisance avec l’OTAN, son « hostilité à l’OTAN » allant de soi, l’orientation qu’il propose dans son mémorandum peut prêter à confusion. GA considère en effet qu’une victoire de la Russie en Ukraine contribuerait à une « dégradation de la situation mondiale vers la loi de la jungle sans retenue ». En conséquence, la défaite de la Russie est pour lui la priorité numéro 1 des anti-impérialistes, au point que ceux-ci devraient défendre les livraisons d’armes « défensives » de l’OTAN et de l’UE à l’Ukraine. Il prône également la neutralité vis à vis des sanctions contre la Russie, alors même que les classes populaires de Russie et du monde en sont les principales victimes, qu’elles ne permettent en rien de freiner l’offensive militaire russe et qu’elles conduisent à exacerber les tensions contre la population russe, en Ukraine et dans le monde, en attisant une russophobie scandaleuse qui rend la population russe coupable des crimes de Poutine et sa caste oligarchique3.

Dans sa dernière réponse, GA va même plus loin, précisant ainsi les fondements de sa prise de position. À SK qui lui reproche de négliger l’impact négatif au plan mondial qu’aurait une vassalisation de l’Ukraine au bloc transatlantique, il répond qu’une vassalisation de l’Ukraine à l’OTAN serait préférable à un asservissement par la Russie : « Si l’Ukraine parvenait à rejeter le joug russe, elle serait vassalisée, soutient SK – c’est plus que probable, en effet. Mais ce qu’il omet de dire, c’est que, si elle n’y parvenait pas, elle serait asservie à la Russie. Et il n’est pas besoin d’être médiéviste diplômé pour savoir que la condition de vassal est incomparablement préférable à celle de serf ! ».

GA assume ainsi ouvertement une politique du moindre mal qui le conduit à se ranger du côté de la « vassalisation » par l’OTAN contre « l’asservissement » par la Russie. Bien sûr, la perspective d’un État fantoche autoritaire en Ukraine est profondément réactionnaire pour le peuple ukrainien, de même que l’invasion en cours. Comme le disait Trotsky après la conquête de la France par l’Allemagne en 1940, il ne fait aucun doute que « de toutes les formes de la dictature, la dictature totalitaire exercée par un conquérant étranger est la plus intolérable. » C’est encore plus vrai dans le cas de l’Ukraine qui n’est pas une puissance impérialiste comme la France en 1940, mais une nation historiquement opprimée par le nationalisme grand russe. Pourtant, cela ne peut en aucun cas nous conduire à nous positionner du côté de la vassalisation de l’Ukraine par l’OTAN. Cette logique du « moindre mal » tend à embellir la situation semi-coloniale de l’Ukraine, vouée à s’approfondir en cas de victoire sous l’égide de l’OTAN, et repose sur une appréciation erronée des dynamiques internationales et sur un scepticisme quant à la possibilité d’une issue indépendante en Ukraine.

Au niveau de l’Ukraine, les conséquences pour le pays d’un approfondissement de la domination impérialiste seraient catastrophiques. L’Ukraine est déjà un des pays les plus pauvres d’Europe, dont toute une partie de la population s’exile depuis les années 1990 pour fuir la pauvreté et, depuis 2014, la guerre. Après la crise de 2014, le pays a reçu plusieurs milliards de dollars de prêts de la Banque Mondiale (8,4 milliards de dollars), du FMI (17 milliards) et de la Commission Européenne (13 milliards), portant à 78% du PIB l’endettement du pays. Indépendamment de la guerre, l’Ukraine devrait ainsi rembourser cette année 14 milliards de dollars. Mais cet argent ne doit pas seulement être remboursé, il a été octroyé sous des conditions et contraintes économiques, politiques et sociales qui renforcent la soumission du pays aux capitaux occidentaux : réformes néolibérales dans les secteurs de l’agriculture et de l’énergie, mais aussi du marché du travail, de l’assurance chômage, et des privatisations.

Alors qu’une victoire sous l’égide de l’OTAN ne mettrait pas fin aux tensions avec la Russie, cette situation ne pourrait qu’empirer. Pour des révolutionnaires, être conséquent avec le mot d’ordre d’auto-détermination du peuple ukrainien implique donc de refuser non seulement l’invasion russe et sa volonté de soumission de l’Ukraine, mais aussi une telle perspective, où l’Ukraine ne serait même pas un pays formellement indépendant mais pourrait devenir une forme de protectorat de l’impérialisme occidental. La situation « d’indépendance » de l’Ukraine après 1991 a été une exception temporaire. Celle-ci a été permise par le « vide impérial » laissé par l’effondrement de l’URSS dans un moment où l’expansion impérialiste vers l’Est, dont le premier pas fut la réunification de l’Allemagne sous la direction impérialiste de Kohl, n’en était qu’à ses balbutiements. Aujourd’hui, l’Ukraine se retrouve à nouveau, comme elle l’a été tout au long de son histoire, l’objet d’un conflit entre les puissances occidentales et la Russie. Cette situation conduit à une oppression du peuple ukrainien, mais les travailleurs et les classes populaires ukrainiennes n’ont pas à choisir entre l’un des deux oppresseurs et doivent se doter d’une politique indépendante.

Sur un plan international, GA semble persuadé qu’une victoire de l’OTAN jouerait un rôle pacificateur sur la situation internationale quand il note : « une victoire russe renforcerait considérablement le bellicisme et la poussée vers l’augmentation des dépenses militaires dans les pays de l’OTAN, tandis qu’une défaite russe offrirait de bien meilleures conditions pour mener notre bataille pour le désarmement général et la dissolution de l’OTAN. » Cette affirmation, déjà partiellement démentie par le réarmement historique en cours en Allemagne, repose sur une analogie fausse avec la défaite américaine au Vietnam, à laquelle SK répond correctement. Au contraire de ce qu’affirme GA, une défaite de la Russie renforcerait les ambitions interventionnistes des impérialistes occidentaux dans une situation de crise mondiale, marquée par l’aiguisement des tensions entre puissances.

Loin de générer la « forte dissuasion sur toutes les puissances mondiales et régionales » évoquée par Achcar, celle-ci pourrait asseoir la vassalisation de la Russie par le bloc occidental. Une telle issue offrirait un répit à la restauration néo-libérale, moribonde depuis 2008, tout en isolant la Chine. Cela pourrait conduire le géant asiatique à chercher à s’accommoder avec l’impérialisme, pour ne pas subir le même sort que la Russie, ou, à l’inverse, exacerber la disposition à l’affrontement, y compris armé, de la bureaucratie capitaliste du PCC. Difficile de voir ici un quelconque effet « dissuasif ».

 

Pour une politique indépendante contre la guerre

Rejeter toute ingérence de l’OTAN en Ukraine ne signifie pas mettre de côté la question nationale ukrainienne et la légitime résistance des Ukrainiens face à l’invasion russe. C’est au contraire affirmer que la lutte contre l’oppression de l’Ukraine par la Russie ne peut se faire sous l’égide de l’OTAN, qui, en tant qu’alliance impérialiste, n’a jamais permis à aucun peuple d’accéder à une indépendance véritable4. En ce sens, l’émancipation du peuple ukrainien est indissociable de la perspective de la révolution socialiste et, par conséquent, dans la guerre actuelle, d’une politique indépendante qui permette, dans des conditions difficiles, d’avancer vers la seule issue progressiste : une Ukraine indépendante, ouvrière et socialiste. Or, cet enjeu est absent du texte de SK, en dépit des nombreuses critiques justes de ce dernier quant au rôle de l’OTAN.

Cette limite dans la capacité à formuler une politique indépendante en Ukraine se retrouve dans les perspectives proposées à l’échelle internationale. Dans son texte, SK défend « un anti-impérialisme et un internationalisme des opprimés » qui devrait prendre « la forme d’une mobilisation plus large pour la paix, pour la souveraineté démocratique des peuples et pour la rupture avec la logique des blocs, des alliances militaires et des « aires d’influence ». Il ajoute ensuite que Jean Luc Mélenchon, Jeremy Corbyn et la coalition Stop the War, DSA (Democratic Socialists of America) ainsi que « des secteurs progressistes des églises catholique et protestante et d’autres forces encore » seraient sur cette ligne.

Si nous partageons a priori l’idée d’un anti-impérialisme et d’un internationalisme des travailleurs et des classes populaires, force est de constater que ce n’est pas vraiment ce que proposent Jean-Luc Mélenchon, Jéremy Corbyn ou DSA. Tout en se délimitant de l’OTAN – ce qui les conduit à être insultés de « pro-Poutine » par les va-t-en-guerre comme Jadot d’EELV et Hidalgo du PS en France ou la direction du Labour en Angleterre – ceux-ci prônent tous une solution diplomatique au conflit. Jean Luc Mélenchon a défendu à l’assemblée nationale « une diplomatie vraiment altermondialiste ». Il défend en outre la mise en place d’une force d’interposition de l’ONU en Ukraine pour sécuriser les centrales nucléaires. Jérémy Corbyn en appelle à revenir aux accords de Budapest et de Minsk et dit qu’il faut que la Russie et l’Ukraine « arrêtent de se battre et commencent à se parler », ce qui par ailleurs est en partie déjà le cas, puisque les ministres des affaires étrangères russe et ukrainien se sont déjà rencontrés à Antalya, le jeudi 10 mars, sans s’entendre sur un cessez-le feu. DSA en appelle également à la diplomatie et à la désescalade pour résoudre la crise.

Ces appels à la diplomatie et à la désescalade ne sont-ils cependant pas des vœux pieux, tant que n’émerge pas une force politique à même de porter une sortie de la logique de blocs et une issue durable à la guerre et à la crise ukrainienne ? Les accords et les traités n’étant que l’expression d’un rapport de force au plan militaire et politique, la diplomatie seule ne peut être selon nous présentée comme pouvant faire émerger une issue progressiste à la guerre. S’il y a bien une chose que montre cette guerre, c’est que la diplomatie n’a pas permis de résoudre la question ukrainienne, les accords de Minsk n’ayant pas offert de véritable réponse à la question du statut de l’Ukraine. La diplomatie ne peut conduire qu’à entériner une situation de fait ou à geler un conflit, tout en n’écartant en rien des affrontements futurs qui pourraient être plus violents. Historiquement, les solutions diplomatiques se font par ailleurs systématiquement au détriment des peuples opprimés. Toute médiation de l’ONU, défendue par Mélenchon et la CGT est également illusoire et utopique. L’ONU est une institution héritée de la guerre froide et qui n’a jamais permis, seule, la résolution du moindre conflit, ni mis un coup d’arrêt à une quelconque oppression nationale, comme peuvent en témoigner les Palestiniens. La présence des casques bleus peut également se révéler problématique, comme dans les guerres de Yougoslavie ou en Centrafrique.

Si la diplomatie et l’ONU ne représentent pas une alternative crédible à la logique de bloc, seule une alternative ouvrière et populaire est à même de fissurer ceux-ci de l’intérieur. Les organisations du mouvement ouvrier sont certes faibles et divisées, mais la classe ouvrière et la jeunesse disposent encore dans le monde d’une force potentielle énorme. En Ukraine, comme nous l’avons souligné, une telle politique est essentielle pour assurer une issue permettant l’auto-détermination du peuple ukrainien. Elle permettrait en outre de formuler des revendications distinctes de celles de Zelensky, pour unifier les peuples ukrainiens, en défendant une réelle auto-détermination du Donbass et des régions de l’Est de l’Ukraine qui le souhaitent, centrale pour liquider la propagande chauvine et grand russe de Poutine. Cette politique indépendante serait également la condition de l’alliance des masses ukrainiennes avec les travailleurs et classes populaires russes, allié stratégique pour vaincre Poutine.

En Russie, en dépit du régime ultra répressif, les manifestations contre la guerre se poursuivent. C’est pour cela que Poutine a produit un décret condamnant à des peines allant jusqu’à quinze années de prison les opposants à sa guerre. C’est aussi pour cela qu’il impose le black out des réseaux sociaux. Un pouvoir autoritaire et violent contre sa population est un pouvoir qui peine à assurer son hégémonie par d’autres moyens, et les contradictions au sein du régime russe sont très importantes. Seul un petit conseil resserré autour de Poutine était d’ailleurs au courant qu’une vraie guerre se préparait. Les travailleurs et le peuple russe ont donc un rôle déterminant à jouer pour renverser le régime de Poutine. Ceux-ci doivent être défendus contre la politique de Zelensky et de l’OTAN, qui rendent l’ensemble des russes responsables de la guerre et empêchent toute fraternisation, qui permettrait d’accélérer la résolution de cette guerre réactionnaire.

L’émoi suscité dans le monde par l’invasion de l’Ukraine, les atrocités de la guerre et les bombardements des populations civiles montre que celle-ci est loin de susciter l’indifférence. Beaucoup veulent faire quelque chose pour aider les Ukrainiens, beaucoup craignent la perspective d’une guerre ou d’une catastrophe nucléaire, ce dont témoignent les manifestations qui ont eu lieu contre l’invasion russe de l’Ukraine en Europe. Ces manifestations, motivées par l’indignation que suscite la guerre, sont pour l’instant visiblement principalement portées par les classes dites moyennes et elles n’expriment majoritairement pas un discours anti-impérialiste, avec des directions parfois ouvertement pro-OTAN, notamment en France.

Pourtant, les germes d’une orientation indépendante existent dans différents pays, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Grande-Bretagne ou le mot d’ordre « Ni Poutine, ni OTAN » a été mis en avant dans différentes manifestations. En outre, une entrée des classes populaires et du mouvement ouvrier dans la mobilisation contre la guerre pourrait faire émerger des mots d’ordre alternatifs. Après deux ans d’une pandémie particulièrement mal gérée, et dont nous n’avons pas encore senti tous les contrecoups, le mécontentement est généralisé. La guerre et les sanctions provoquent par ailleurs un renchérissement du coût de la vie, alors que dans des pays comme la France, les salaires sont très bas. Cette crainte a d’ailleurs conduit le ministre de l’économie allemand, Robert Habeck, à alerter sur le fait qu’un embargo sur le gaz, le pétrole et le charbon russe, mettrait en danger la « paix sociale » en Allemagne. Une peur largement partagée dans la classe dominante européenne, à commencer par la France, où l’inquiétude du retour d’un mouvement type Gilets jaunes est forte dans un contexte d’augmentation du prix de l’essence et de l’énergie.

En liant la question du coût de la vie à la demande de départ des troupes russes d’Ukraine, mais aussi au rejet de toute ingérence de l’OTAN et des sanctions, une mobilisation contre la guerre et le réarmement pourrait faire émerger une vraie dynamique ouvrière et populaire, en France mais aussi au plan mondial, qui serait la meilleure preuve de solidarité à apporter à nos frères et sœurs de classe d’Ukraine et de Russie. Les slogans et éventuelles actions pour la paix, pour l’indépendance pleine et entière de l’Ukraine, l’effacement de sa dette, et contre la vie chère sont facilement généralisables et intrinsèquement internationalistes et ils peuvent être appliqués y compris en Russie, où une grève victorieuse a déjà eu lieu à l’usine Gemont, au Tatarstan, principalement portée par des ouvriers turcs demandant des hausses de salaires pour faire face à la chute du rouble consécutive aux sanctions économiques.

Le principal obstacle à une alternative progressiste à cette guerre réactionnaire réside cependant dans la croyance dans le discours vendu par les pays impérialistes au sujet de leur soutien à la « démocratie » et à la « liberté » de l’Ukraine, qui semble s’être imposé comme un sens commun. En ne s’opposant pas frontalement à la politique de l’OTAN en Ukraine et en la considérant comme un moindre mal au moment où celle-ci renforce ses traits guerriers, la politique de GA n’aide pas à ce que des forces indépendantes se développent en Ukraine, en Russie, en Europe de l’Ouest ou aux Etats-Unis.

De fait, les débats qui s’élèvent autour de la guerre en Ukraine posent la question de la politique dont nous avons besoin pour la période convulsive qui s’ouvre. Avec des nuances importantes, GA et SK, lisent la période actuelle sous le prisme d’une « nouvelle guerre froide », définition que nous ne partageons pas5. On peut néanmoins s’accorder avec eux sur l’accroissement de la conflictualité au plan mondial qu’ouvre la guerre en Ukraine. Si la réponse à la situation ukrainienne constitue dès lors un test décisif pour l’ensemble de la période à venir, la position formulée par GA nous semble ouvrir la voie à un dangereux alignement derrière l’OTAN tandis que celle de SK a pour limite de sous estimer le rôle que pourraient jouer les travailleurs et les peuples sur la scène politique. De notre point de vue, ce sont eux qui doivent jouer un rôle central pour « faire la guerre à la guerre » dans la période éruptive qui s’ouvre.

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références

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1 Des pressions existent malgré tout, de la part de Zelensky mais aussi de secteurs de l’appareil d’Etat américain
2 Si en France, l’immense majorité des courants de gauche dénoncent à juste titre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le NPA est divisé entre des positions défendant, avec des nuances, soit une partie des sanctions, soit la neutralité vis à vis des sanctions, ce qui est la position de Gilbert Achcar, soit l’opposition franche à toutes les sanctions, ce qui est également la position de Lutte ouvrière. Jean Luc Mélenchon, de son côté, s’oppose aux sanctions « contre le peuple russe », mais défend celles qui toucheraient les oligarques ou le régime poutinien. La même division se remarque aussi vis à vis de l’aide militaire au gouvernement Zelensky, que rejette complètement Mélenchon, comme LO et une partie du NPA, mais que soutient Gilbert Achcar et l’autre partie du NPA. Mélenchon, comme la CGT d’ailleurs, défend d’en appeler à l’ONU pour proposer une solution diplomatique à la guerre.
3 Depuis deux semaines, l’aide militaire de l’OTAN s’est accompagnée de sanctions qui sont allées crescendo. Les réserves de la banque centrale russe ont été gelées, l’espace aérien de nombreux pays a été interdit aux compagnies russes, une partie des banques russes ont été retirées du système de paiement international SWIFT, de nombreuses entreprises ont cessé toute activité en Russie, dont Visa et Mastercard, puis les Etats-Unis et le Royaume Uni ont décidé de mettre en place un embargo sur les hydrocarbures russes. Ces sanctions ont très rapidement provoqué une chute du rouble et une très forte inflation.
4 L’exemple du Kosovo est à cet égard très parlant : il ne s’agit pas aujourd’hui d’un véritable Etat indépendant, mais d’un pays entièrement vassalisé par l’OTAN, et ce, depuis l’intervention militaire de 1999.
5 S’il est vrai que l’on constate dans cette guerre la constitution de deux blocs antagoniques, il nous semble erroné de penser qu’on assisterait à une nouvelle guerre froide, terme que reprennent avec des points de vue divergents, Gilbert Achcar et Stathis Kouvélakis. Bien que la menace nucléaire soit toujours bien là, le monde d’aujourd’hui n’est plus bipolaire comme à l’époque de la guerre froide, mais entièrement dominé par l’impérialisme occidental. La Russie, la Chine, l’Inde et la majeure partie de l’humanité sont toujours dans une position subordonnée à l’impérialisme occidental. L’URSS et la Chine d’avant Deng étaient bien moins dominées par l’impérialisme que la Russie et la Chine d’aujourd’hui. Par ailleurs, au cours de la guerre froide et jusqu’aux plans d’ajustement structurel du FMI dans les années 1980, les pays dits du Tiers Monde avaient pour beaucoup une économie partiellement étatisée et planifié, ce qui mettait des barrières à la pénétration et à la toute-puissance du capital transnational. Ce sont maintenant des économies totalement intégrées et ouvertes aux quatre vents, dans ce que l’on appelle la globalisation. La situation de dépendance des pays dit « émergents » comme la Russie, la Chine et l’Inde explique également en grande partie pourquoi il s’agit de dictatures ou de régimes autoritaires. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a a fortiori aujourd’hui peu de base réelle pour le campisme : la Russie et la Chine n’incarnent rien qui puisse être un tant soit peu progressiste.