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Francisco Louça est économiste, professeur d’université et une figure historique de la gauche radicale du Portugal. Militant antifasciste sous la dictature de Salazar, il rejoint les rangs de la section portugaise de la IVe Internationale en 1973. Coordinateur du Bloc de gauche (Bloco de Esquerda) de 1999 à 2012, il en fut aussi, pendant cette même période, député et candidat à l’élection présidentielle de 2006. Auteur de nombreux ouvrages d’économie critique et d’essais politiques, il a été élu en 2015 par le parlement au Conseil d’Etat de la République portugaise.

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On se demande pourquoi Poutine, qui s’est assuré de pouvoir se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036, où il atteindra l’âge de 84 ans, a déclenché l’invasion de l’Ukraine en se condamnant à la défaite. Il a expliqué que l’Ukraine n’est pas un peuple souverain et que les accords précédents n’ont pas été appliqués. Mais cette Grande Russie fantasmée ne s’imposera pas et, si son pays a été soumis à une longue histoire d’humiliations, c’est également les dirigeants russes eux-mêmes qui les ont favorisées, parfois dans leurs propres intérêts (qui ne se rappelle de l’apparition honteuse de Gorbatchev dans une publicité Pizza Hut, et sa colossale valeur symbolique ?), et qui l’aggravent aujourd’hui par une opération ruineuse. Dans l’affrontement entre puissances, ces dirigeants ont toujours perdu, ce qui n’a pas empêché Moscou de favoriser Trump. Les deux victoires les plus importantes de ses ennemis ont cependant des conséquences plus vastes que les mesures qui, dans ce scénario de guerre, affectent l’Europe et le monde.

 

Le trumpisme contre l’Europe

En 2018, Trump a rompu l’accord avec l’Iran, en provoquant la protestation des autres signataires, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Il a ensuite annoncé les sanctions majeures, en revenant à ce qui avait été mis en œuvre en 2012, puis annulé en 2015 avec l’accord sur le contrôle nucléaire : la déconnection de l’Iran de Swift, le système global d’échanges interbancaires. Et il a menacé les entreprises européennes de leur appliquer la même sanction si elles maintenaient des échanges commerciaux avec l’Iran.

Juncker, alors président de la Commission européenne, s’est indigné : « Nous ne négocierons pas avec l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. C’est une question de dignité et de principes. » Le « principe » a fait l’objet de vaines discussions à une réunion du FMI, le Financial Times l’a qualifié de « déraillement diplomatique », l’Union européenne a même créé une agence financière pour permettre les paiements en euros hors de portée de la Maison-Blanche et de Swift, mais la « dignité » n’a guère duré et Total, Daimler, Air France et d’autres entreprises se sont retirées d’Iran.

Cette militarisation de Swift a posé deux problèmes légaux. Le premier, c’est qu’il s’agit d’une société belge, avec des serveurs aux Pays-Bas. Parmi les 25 membres du conseil d’administration il y a deux banquiers étatsuniens, mais la législation en vigueur est celle de l’Europe. Mais Swift a un serveur aux Etats-Unis qui accède aux mêmes données et que la Maison Blanche utilise pour identifier les transactions des entreprises et des citoyens européens en vertu de sa législation d’exception. Pourtant la législation européenne n’autorise pas l’accès à ces données personnelles sans une autorisation judiciaire, et Trump a donc agi illégalement et violé les droits essentiels des citoyens européens, ce que la Commission a cherché à régler sans savoir comment le faire.

Le deuxième problème, c’est que le gouvernement des Etats-Unis ne peut, compte tenu de son agenda, imposer des restrictions aux transactions européennes légales. Pourtant, ayant déjà été victime de ce pouvoir, le gouvernement allemand s’est d’abord opposé à l’utilisation de Swift comme arme de guerre, comme il l’avait fait dans le cas de l’Iran. Puis il a cédé et la nouvelle règle s’est imposée. Il s’agit donc d’une victoire écrasante pour Washington qui a s’est assuré le contrôle de Swift.

 

L’Europe privée d’énergie

Deux semaines avant le déclenchement de l’invasion, Biden a répété que le nouvel oléoduc entre la Russie et l’Allemagne serait bloqué, « comme il s’y était engagé ». Scholz, à ses côtés, n’a pas dit mot. Il était de notoriété publique qu’en juillet dernier, au terme de deux mois de négociations, la Maison-Blanche avait déjà menacé de sanctions les entreprises allemandes si le gazoduc Nord Stream 2 était autorisé. Craignant qu’il n’y ait pas d’alternatives à l’importation de gaz, l’Italie et l’Autriche ne voulaient pas inclure dans les sanctions le secteur de l’énergie. La seconde victoire de Washington est d’avoir bloqué ce réseau énergétique en Europe, qui faisait partie des rapports commerciaux, et donc politiques, entre Berlin et Moscou.

En outre, ces mécanismes de sanction ont un puissant effet sur la population russe, mais aucun sur ses gouvernants. Selon les études de Piketty et Zucman, la Russie détient l’équivalent de 54,5 % de son produit dans des dépôts à l’étranger, n’étant devancée en la matière que par trois autres pays. Il y a 20 000 Russes à l’étranger qui détiennent ensemble plus de 10 millions de dollars. Le problème, c’est que cette oligarchie représente un marché que personne ne souhaite menacer. Tous sont perdants dans cette guerre, sauf ceux qui en profitent.

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Publié sur le site Esquerda.net, le 15 mars 2022.

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