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La nouvelle a été fort peu commentée par les médias français, à part quelques articles succincts dans Libération, Marianne ou Révolution permanente : le week-end du 20-21 mars, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé l’interdiction de 11 partis « pro-russes », accusés d’être au service de l’envahisseur. Il a également signé des décrets interdisant pour cinq ans trois chaînes d’opposition suspendues depuis plusieurs mois. 

Le principal de ces partis, « Plateforme d’opposition. Pour la vie », est dirigé par un oligarque proche de Poutine, qui contrôle également les trois chaînes suspendues. Il s’agit néanmoins du 2e parti d’Ukraine (13% des voix et 43 sièges aux élections de 2019) et de la principale représentation des populations russophones de l’est de l’Ukraine au sein d’un champ politique placé sous l’emprise du capitalisme oligarchique. Les autres partis interdits ne sont pas représentés au Parlement, cinq d’entre eux portent les termes de « gauche » et de « socialisme » dans leur nom. 

Il ne s’agit pas de la première interdiction de partis politiques en Ukraine. Depuis les lois de dites de « décommunisation » de 2015, interdisant les symboles et la propagande communiste et soviétique (conjointement à celle du nazisme), les partis et organisations communistes (essentiellement implantées parmi les populations russophones de l’est du pays) ont été mises hors la loi. La plus significative de ces forces, le Parti communiste d’Ukraine, avait obtenu 13% et 32 sièges aux dernières élections où elle a pu se présenter (2012).

Pour éclairer ces développements nous publions une tribune du sociologue ukrainien Volodymyr Ischenko et un communiqué de l’organisation ukrainienne de gauche « Mouvement Social ». 

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Au cours du week-end [du 20-21 mars], le gouvernement du président Volodymyr Zelensky a suspendu 11 partis politiques ukrainiens en invoquant leurs supposés « liens avec la Russie ». Si la majorité des partis suspendus étaient de petite taille, et certains carrément insignifiants, l’un d’entre eux, la « Plateforme d’opposition – Pour la vie », est arrivé en deuxième position lors des récentes élections et détient actuellement 44 sièges au Parlement ukrainien, qui en compte 450.

Il est vrai que ces partis sont perçus comme « pro-russes » par beaucoup en Ukraine. Mais il est important de comprendre ce que signifie « pro-russe » dans le pays aujourd’hui.

Avant 2014, il y avait un large camp dans la scène politique ukrainienne qui appelait à une intégration plus étroite avec les institutions internationales dirigées par la Russie plutôt qu’avec celles de la sphère euro-atlantique, voire même à l’entrée de l’Ukraine dans un État de l’Union avec la Russie et le Belarus. Après la révolution d’Euromaidan [2014] et les actions hostiles de la Russie en Crimée et dans le Donbass, le camp pro-russe a toutefois été marginalisé dans la politique ukrainienne. Et dans le même temps, l’usage de l’étiquette pro-russe est devenu très exagéré. Cette appellation a commencé à être utilisée pour décrire toute personne réclamant la neutralité de l’Ukraine. Elle a également commencé à être employée pour discréditer et réduire au silence les discours souverainistes, étatiques et développementalistes, anti-occidentaux, illibéraux, populistes, de gauche et bien d’autres encore.

Cette grande variété de points de vue et de positions a pu être regroupée et condamnée sous une seule étiquette principalement parce que tous critiquaient et remettaient en question les discours pro-occidentaux, néolibéraux et nationalistes, qui ont dominé la sphère politique du pays depuis 2014 mais ne reflètent pas vraiment la diversité politique de la société ukrainienne.

Toutefois, les partis et les hommes politiques qualifiés de « pro-russes » en Ukraine – et récemment suspendus par le gouvernement de Zelensky – ont, selon les cas de figure, des relations très différentes avec la Russie. Si certains peuvent avoir des liens avec le dispositif de soft power de la Russie – bien que ces liens soient rarement examinés et démontrés comme il se doit – d’autres font eux-mêmes l’objet de sanctions russes.

La plupart des partis « pro-russes » en Ukraine sont avant tout « pro-eux-mêmes » et ont des intérêts et des sources de revenus autonomes en Ukraine. Ils tentent de tirer parti des griefs réels d’une minorité non négligeable de citoyens ukrainiens russophones concentrés dans les régions du sud-est du pays. Ces partis bénéficient d’un soutien public important. Par exemple, trois des partis récemment suspendus ont participé aux élections législatives de 2019 et ont obtenu ensemble environ 2,7 millions de voix (18,3 %) et, dans les sondages les plus récents effectués avant l’invasion russe, ces partis ont obtenu collectivement environ 16 à 20 % des voix.

Les autres partis figurant sur la liste de suspension de Zelensky étaient d’orientation de gauche. Certains d’entre eux ont joué un rôle important dans la politique ukrainienne des années 1990-2000, comme les partis socialiste et socialiste progressiste, mais ils sont désormais tous complètement marginalisés. En effet, il n’existe aujourd’hui en Ukraine aucun parti politique dont le nom comporte les termes « gauche » ou « socialiste » qui pourrait obtenir une part significative du l’électorat, aujourd’hui ou dans un avenir prévisible. L’Ukraine avait déjà suspendu en 2015 tous les partis communistes du pays en vertu de la loi sur la « décommunisation », qui avait été vivement critiquée par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe.  La dernière série de suspensions n’est peut-être pas nécessairement motivée par la volonté d’effacer la gauche de la sphère politique ukrainienne, mais elle contribue certainement à un tel agenda.

L’ironie est que la suspension de ces partis est totalement dénuée de sens pour la sécurité de l’Ukraine. Il est vrai que certains des partis suspendus, comme les « socialistes progressistes », ont été fortement et véritablement pro-russes pendant de nombreuses années. Cependant, pratiquement tous les dirigeants et sponsors de ces partis ayant une réelle influence en Ukraine ont condamné l’invasion russe et contribuent désormais à la défense de l’Ukraine.

En outre, on ne voit pas comment la suspension des activités des partis contribuerait à empêcher les membres ou les dirigeants de ces partis de prendre des mesures contre l’État ukrainien. Les organisations des partis ukrainiens sont généralement très faibles en tant que collectifs politiques ou militants, à l’exception peut-être, en partie, du parti de Sharij (qui figure parmi les partis suspendus), fondé par l’un des blogueurs politiques les plus populaires d’Ukraine [Anatoly Shariy] et qui se concentre désormais sur les activités humanitaires. Ceux qui envisagent de collaborer avec la Russie, soit directement avec le Kremlin, soit par le biais de son réseau de propagande, au moment de l’invasion, le feraient en dehors des structures des partis. Ils n’auraient aucune raison d’essayer de faire transiter l’argent russe par les comptes officiels de leur parti.

Tout cela indique que la décision du gouvernement ukrainien de suspendre les partis de gauche et d’opposition n’a pas grand-chose à voir avec les besoins objectifs de l’Ukraine en matière de sécurité en temps de guerre, mais plutôt avec la polarisation de la politique ukrainienne et la redéfinition de l’identité ukrainienne qui ont poussé diverses positions dissidentes au-delà des frontières du discours tolérable dans le pays. Cela a également à voir avec les tentatives de Zelensky de consolider le pouvoir politique, qui ont commencé bien avant l’invasion russe.

En effet, la décision de suspendre les partis suit un modèle. Depuis l’année dernière, le gouvernement a régulièrement imposé des sanctions aux médias d’opposition et à certains dirigeants de l’opposition, sans fournir au public de preuves convaincantes d’actes répréhensibles.

Il y a un an, par exemple, le gouvernement a sanctionné Viktor Medvedchuk, un ami personnel de Poutine, peu après que les sondages aient commencé à montrer que son parti pourrait bénéficier d’un soutien public plus important que le parti « Serviteur du peuple » de Zelensky et pourrait le dépasser lors d’une future élection. À l’époque, les sanctions contre Medvedchuk et ses chaînes de télévision ont également été approuvées par l’ambassade des États-Unis en Ukraine. Plusieurs analystes ont depuis émis l’hypothèse que ces sanctions ont pu être l’un des facteurs qui ont conduit Poutine à commencer les préparatifs de la guerre, en le convainquant que les politiciens favorables à la Russie ne seraient jamais autorisés à remporter une élection en Ukraine.

Aujourd’hui, Medvedchuk a échappé à l’assignation à résidence et se cache des autorités ukrainiennes. La « Plateforme d’opposition – pour la vie » l’a démis de ses fonctions de dirigeant, a condamné l’invasion russe et a appelé ses membres à rejoindre les forces qui défendent l’Ukraine.

S’il est facile de classer la décision de suspendre les partis politiques « pro-russes » dans un contexte d’invasion russe comme un impératif de sécurité, cette décision doit être analysée et comprise dans ce contexte plus large. Il est également important de souligner que le régime de sanctions du gouvernement à l’encontre des partis d’opposition, des hommes politiques et des médias suscite depuis longtemps de nombreuses critiques en Ukraine. Nombreux sont ceux qui, dans le pays, pensent que les sanctions ont été conçues et mises en œuvre par un petit groupe assistant aux réunions du Conseil de sécurité et de défense de l’Ukraine, sans discussion sérieuse, sur la base de motifs juridiques douteux, pour servir des intérêts corrompus.

C’est pourquoi il y a peu de raisons de s’attendre à ce que la suspension des partis soit levée une fois la guerre terminée. Le ministère de la justice intentera probablement une action en justice et interdira définitivement les partis.

Toutefois, cela n’aidera ni l’effort de guerre ni les ambitions politiques du gouvernement actuel. En fait, elles pourraient pousser certains Ukrainiens à collaborer avec la Russie. En effet, jusqu’à présent, la collaboration avec les envahisseurs dans les zones occupées a été minime. Rien n’indique que la population soutiendra en grand nombre un parti ou un homme politique pro-russe. Et s’il est certain que la Russie s’adresserait en premier lieu à ces partis si elle décidait d’installer un gouvernement fantoche en Ukraine, nombre de leurs cadres politiques déclineraient probablement l’offre – ils ne voudraient pas risquer leur capital, leurs propriétés et leurs intérêts en Occident. Certains des dirigeants locaux qui ont été élus avec le soutien de ces partis « pro-russes » ont déjà fait savoir qu’ils n’avaient pas l’intention de collaborer avec les forces d’invasion.

Après la suspension de ces partis, les membres de leurs organisations et conseils locaux, ainsi que leurs partisans actifs, pourraient toutefois être davantage enclins à collaborer avec les Russes dans les zones occupées. En effet, s’ils sont convaincus qu’ils n’ont aucun avenir politique en Ukraine et qu’ils risquent d’y être persécutés, ils pourraient commencer à se tourner vers la Russie. Cela pourrait alimenter la violence, les masses se mettant à rechercher et à punir les « traîtres », renforçant ainsi la propagande russe sur le problème du « nazisme » en Ukraine. On constate déjà une augmentation inquiétante des rapports sur les perquisitions et les arrestations de blogueurs et de militants de l’opposition et de la gauche en Ukraine.

Aujourd’hui, l’Ukraine est confrontée à une menace existentielle. Le gouvernement ukrainien doit comprendre que des mesures telles que ces suspensions, qui aliènent une partie du public ukrainien – et l’amènent à s’interroger sur les intentions de ses dirigeants – affaiblissent le pays au lieu de le renforcer, et ne font que servir l’ennemi.

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Cet article a été publié en anglais par Al Jazeera le 21 mars 2021. Traduit par Contretemps.

 

Communiqué de l’organisation « Mouvement Social » (Ukraine)

21 mars 2022

Récemment, le Conseil de défense et de sécurité nationale a décidé de suspendre temporairement les activités d’un certain nombre de partis politiques ukrainiens. La liste comprend à la fois les principaux partis d’opposition et des partis moins connus qui utilisent dans leur nom les mots « progressiste », « gauche » ou « socialiste ». Le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, les a accusés de « liens avec la Russie », sans étayer ces affirmations par un raisonnement juridique approprié.

Nous avons clairement conscience du fait qu’au moins certains membres de ces partis, et en particulier leur direction, ont minimisé le danger des ambitions chauvines russes et, s’ils ne travaillaient pas directement avec le Kremlin, ont été à la limite de justifier l’agression. Ils ont détourné la frustration populaire causée par les politiques néolibérales des gouvernements pour la focaliser dans le combat contre une image caricaturale de « l’Occident » détruisant la civilisation slave. Ils répandent la xénophobie, l’antisémitisme, l’homophobie et la haine. Ainsi, même ceux qui utilisent la phraséologie de gauche, mais en fait la détournent, ne font en réalité que servir le consensus oligarchique.

Néanmoins, toute coopération éventuelle avec les impérialistes russes des organisations mentionnées ci-dessus, ainsi que de leurs membres, doit faire l’objet d’une enquête et être jugée par la justice. Les personnes impliquées dans le sabotage de la résistance populaire doivent porter la responsabilité individuelle de leurs actes. Nous reconnaissons l’importance et le symbolisme des libertés démocratiques et nous pensons que l’interdiction aveugle des partis n’a pas sa place dans la lutte d’aujourd’hui.

Nous avons déjà vu comment le gouvernement a essayé d’abuser de la situation de guerre pour attaquer les droits des travailleurs ukrainiens ; maintenant ses actions visent à limiter les libertés politiques et civiles. Nous ne pouvons pas soutenir cela.

De plus, nous souhaitons mettre en garde contre toute tentative de stigmatiser la gauche et les mouvements sociaux en général en liant automatiquement l’agenda progressiste au Kremlin. Les militant·es de gauche et les syndicalistes combattent aujourd’hui l’agresseur en tant que membres des forces armées et de la défense territoriale, en tant que volontaires impliqués dans la fourniture d’équipements, de nourriture et de médicaments, dans l’évacuation et l’hébergement des réfugié·es et des personnes déplacées, en tant que groupes construisant la solidarité internationale et demandant l’annulation de la dette extérieure, la saisie des actifs de l’État russe et la fin de la tolérance des délocalisations.

Nous ne pouvons qu’apprécier les nombreux mouvements de gauche dans le monde qui ont déjà exprimé leur soutien, reconnu le droit de l’Ukraine à l’autodéfense et continué à faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils prennent des mesures concrètes.

C’est le peuple ukrainien, et non les capitalistes qui l’ont toujours utilisé pour extraire de la valeur et l’accumuler à l’étranger, qui subit aujourd’hui d’immenses difficultés et qui mérite un lendemain plus juste. Le socialisme est le meilleur moyen d’apporter plus de justice dans notre société et de poursuivre des objectifs communs. C’est ce que nous, Sotsialnyi Rukh [Mouvement Social], défendons !

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Communiqué initialement paru sur le site du Mouvement Social – traduit de l’anglais par Contretemps.

Illustration : Wikimedia Commons.

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