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Stathis Kouvélakis discute ici la situation politique en France au sortir de la séquence électorale. Que révèle l’élection de Macron et la présence au 2nd tour du FN ? Observe-t-on en France une polarisation croissante ? Comment analyser la percée de la France insoumise et dans quelles directions ce mouvement peut-il évoluer ? Enfin, quelles priorités stratégiques devrait-on se donner pour avancer vers la construction d’une alternative au néolibéralisme autoritaire ? 

Une version abrégée de cet entretien, réalisé par Feyzi Ismaïl, a été publié le 9 mai 2017 sur le site Counterfire. Le texte a été revu et actualisé par l’auteur en vue d’une version française en juillet 2017. 

Stathis Kouvélakis est philosophe, enseignant-chercheur en théorie politique au King’s College de Londres. Il est notamment l’auteur de Philosophie et révolution (réédité tout récemment par les éditions La Fabrique et dont on pourra lire ici la conclusion), La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale (un livre d’entretiens avec Alexis Cukier paru aux éditions La Dispute en 2016), La France en révolte (Textuel, 2007), et de nombreux articles. Il a été membre du comité central de Syriza, organisation qu’il a quittée suite à la capitulation du gouvernement dirigé par Alexis Tsipras, et milite actuellement à Unité populaire. 

On pourra (re)lire ici une série de textes de Stathis Kouvélakis parus sur Contretemps

 

Comment analyses-tu la victoire de Macron sur Le Pen et comment en est-t-on arrivé là ?

Il ne faut pas sous-estimer le danger que représente les 34,5% obtenus par Le Pen, même si elle a été en fin de compte largement distancée. C’est tout de même la seconde fois que l’extrême-droite se hisse à un second tour d’élection présidentielle en France, et, cette année, Marine Le Pen a amélioré de de plus de 16 points le résultat son père lors du second tour de l’élection de 2002. C’est donc un résultat inquiétant, qu’il faut se garder de banaliser, même si les résultats du FN aux élections législatives de juin ont été en-deçà de ses attentes. Le FN demeure une menace, il pèse lourdement sur les rapports de force et réduit l’espace dont nous disposons pour construire une alternative de gauche, tout particulièrement dans les milieux ouvriers, y compris une partie importante de la jeunesse ouvrière.

Néanmoins, les choses auraient été bien pires si, au second tour, Le Pen avait atteint ou dépassé 40%. Essayons de penser à la période qui s’ouvre maintenant. Il est beaucoup trop tôt pour dire dans quel sens ira le mécontentement que la politique de Macron ne manquera pas d’attiser. L’hypothèse « Macron 2017 = Le Pen 2022 », mot d’ordre qui a circulé entre les deux tours de la présidentielle, ne peut donc être écartée. C’est pour cette raison que la gauche radicale dans son ensemble aurait dû se positionner en faveur d’un vote tactique pour Macron. L’abstention n’était, à mon sens, pas une option défendable.

La première raison en est que le FN est un parti fasciste, et non simplement un parti bourgeois. Son projet consiste à instaurer une société d’apartheid racial, sous le signe de la « préférence nationale », à écraser les syndicats, le mouvement social, tout foyer de résistance. Nous ne pouvons être indifférents à la valeur des libertés démocratiques et des droits civiques, nous ne pouvons ignorer que pour une grande partie des citoyens français et des étrangers résidant en France, qui subissent au quotidien le racisme et l’islamophobie, Le Pen représente une menace immédiate. Cela fait une différence de taille avec un politicien qui, bien entendu, défend une politique néolibérale entièrement décomplexée. Si l’on s’accorde sur cette analyse, on ne peut pas confier aux autres le soin de s’acquitter des tâches désagréables, en votant Macron, pour pouvoir soi-même garder sa pureté radicale. Dans l’action politique, chacun doit prendre ses responsabilités, une prescription valable se doit de l’être pour tout le monde.

La principale différence entre aujourd’hui et 2002 c’est qu’à l’époque l’ensemble de la gauche, à quelques rares exceptions comme Lutte ouvrière, s’était prononcée en faveur d’un vote Chirac au second tour dans le but d’isoler Jean-Marie Le Pen et de maintenir son score le plus bas possible. Aujourd’hui, la situation s’est détériorée et la crise politique est bien plus sérieuse. La colère à l’encontre des politiciens est autrement plus intense qu’en 2002 et cette colère vise l’ensemble de l’élite politique. On voit monter une forme de colère aveugle, un ressentiment qui s’exprime sans recul et qui constitue un terreau fertile à la fois pour la démagogie fasciste et pour des attitudes de retrait, de rejet en bloc de la politique.

La position en faveur de l’abstention ou du vote blanc qu’on a vu se développer assez au sein de l’électorat et des militants de France Insoumise et de l’extrême-gauche, exprime avant tout cette exaspération. Elle vient essentiellement d’en bas, et non pas d’un positionnement doctrinaire ou idéologique du type des théories du « social-fascisme » défendue par l’Internationale communiste lors de sa phase sectaire.

Je précise que c’est à mon sens une position erronée mais non irrationnelle, notamment parce qu’elle traduit l’expérience de celles et ceux qui ont constaté que le vote Chirac au second tour de 2002 s’est avéré à terme totalement insuffisant pour empêcher la montée du FN. Ce constat est juste mais il signifie que pour stopper la montée de l’extrême-droite il faut non pas prôner une forme d’indifférentisme politique mais s’engager résolument dans la construction d’une alternative de gauche, en mesure de traduire la légitime colère ouvrière et populaire dans un sens émancipateur.

 

Pensez-vous que l’on observe non seulement une droitisation mais aussi une polarisation de la société française, comme on a pu le voir dans bien d’autres pays en Europe ou aux Etats-Unis ?

Entièrement d’accord. La tendance dominante est à la polarisation et on a atteint au cours des dernières décennies un niveau de tension très élevé dans la société française. Lors de la campagne on a senti la montée de cette grande colère, accompagnée de clivages en partie nouveaux, y compris à une échelle micro-sociale, au sein des familles ou entre amis ou camarades relativement proches. Ce n’est pas une surprise parce que, à un niveau macro-social, ces deux dernières années ont été marquées par de fortes tensions, d’un part du fait des attentats et des réactions sécuritaires, racistes et islamophobes que ceux-ci ont suscité, de l’autre à cause de la mobilisation contre la loi travail et du mouvement Nuit Debout. Ce mouvement s’est heurté à une escalade répressive qui a atteint un niveau inédit depuis de longues décennies.

Le mouvement social de l’an dernier a incontestablement marqué un tournant. Combiné aux effets dévastateurs de la tentative de Hollande d’imposer la déchéance de nationalité pour les binationaux, il a achevé de détruire ce qui restait de base sociale au PS. Le succès de Mélenchon et la dynamique que l’on a observée au cours de cette campagne trouvent également une part de leurs racines dans ce mouvement contre la loi Travail. Il n’y a pas, bien entendu, de continuité linéaire entre ces mobilisations et le succès électoral de la France Insoumise mais un terrain favorable a été créé pour l’émergence d’une nouvelle force politique à gauche d’un PS en pleine déconfiture.

Si l’on veut comprendre les bouleversements politiques et sociaux de la période à venir, il est donc important de considérer un ensemble de données : les attaques terroristes et leur instrumentalisation islamophobe et raciste, la mobilisation sociale, la polarisation sur des lignes de classe et, dans une certaine mesure, de génération, la crise politique et l’affaissement des partis politiques traditionnels, de la social-démocratie en voie de « pasokisation » à la droite conservatrice, dont la radicalisation a accentué le rétrécissement de la base sociale et électorale.

Les quatre courants politiques qui ont structuré ce cycle électoral – à savoir ce qui reste de la droite traditionnelle, elle-même très droitisée, autour des Républicains, la droite fasciste autour de Le Pen, l’« extrême centre » (pour reprendre la formulation de Tariq Ali) autour de Macron, et la gauche radicale autour de Mélenchon – sont présentes de longue date dans la société française mais l’équilibre entre ces forces a changé.

La social-démocratie, force centrale du système politique français depuis la fin des années 1970, s’est désintégrée. Ce qui émerge sur ses ruines c’est d’un côté une force qui réunit l’aile du PS entièrement convertie au néolibéralisme et le centre bourgeois, de l’autre une nouvelle force de gauche, avec la percée de France Insoumise. La droite traditionnelle est en lambeaux, elle perdu de façon apparemment durable son aile centriste, tandis que l’extrême-droite se trouve face à une impasse stratégique : elle ne peut accéder seule, ou avec des alliances à la marge, au pouvoir, mais les conditions ne sont pas réunies pour une alliance avec une droite elle-même en crise.

Un paysage totalement nouveau a commencé à émerger, sans qu’il soit pour autant possible de prédire de quelle façon il va se stabiliser. Je pense que l’usure de Macron sera rapide, sans doute plus rapide que celle de Hollande, qui n’est entré dans le dur de ses mesures néolibérales autoritaires que dans la seconde moitié de son mandat. La France entre dans une longue période d’instabilité, ce qui laisse aussi à la gauche de gauche une opportunité historique pour construire quelque chose de neuf et radical.

 

Comment Mélenchon est-il parvenu à quasiment doubler la part des suffrages en faveur de la gauche radicale, et pourquoi cela s’est produit cette année et pas en 2012 ?

D’un point de vue spatial, le vote Mélenchon couvre des villes et quartiers populaires ayant une tradition communiste. Mais il a également été particulièrement important dans le sud du pays, où Mélenchon a récupéré une part substantielle du vote socialiste. La France Insoumise (FI) a ainsi réussi à unifier des secteurs qui se portent habituellement sur les formations à gauche de la social-démocratie tout en attirant une partie des électeurs traditionnels du PS et des écologistes – déçus et dégoûtés par Hollande – et pour lesquels le vote Macron n’était pas une option. Elle a aussi rassemblé de jeunes électeurs, surtout dans la jeunesse étudiante et diplômée, fortement tentés par l’abstention.

La plus grande réussite de Mélenchon a probablement été sa capacité à abaisser le score du FN en mobilisant, au-delà de l’électorat solidement ancré à gauche, des secteurs de la population de sensibilité disons « progressiste » mais jusqu’alors déconnectés politiquement ou déçus par la politique, et avant tout par la gauche sous toutes ses formes. Il a été capable de susciter un imaginaire, de ranimer un intérêt pour la politique et d’insuffler un esprit combatif, dont le PCF par exemple est depuis longtemps totalement dépourvu – il suffit d’écouter cinq minutes d’un discours de Pierre Laurent pour en prendre la mesure. Je pense que c’est le point positif le plus important. C’est la première fois depuis longtemps que l’on entendait un discours à gauche qui soit porteur d’idées, sur l’écologie sociale et la nécessite d’une rupture démocratique avec les institutions de la Ve République notamment, un discours qui n’est pas simplement défensif ou dénonciateur.

Mélenchon a réussi à tirer profit de la fenêtre d’opportunité créée notamment par l’évolution du PS : aujourd’hui moribond, ce parti disposait en 2012 encore d’une réserve d’électeurs significative. Hollande avait ainsi pu, avec son discours du Bourget, stopper la dynamique qui s’esquissait en faveur de Mélenchon et récréer les conditions d’un « vote utile » en sa faveur à l’approche du premier tour. Par ailleurs, l’essentiel de la gauche radicale s’était à l’époque regroupée dans le Front de gauche (FdG) en 2012. Or, l’existence cette coalition entre le Parti communiste français (PCF), le Parti de gauche (PG) de Mélenchon, élargie par la suite à des forces issues de la gauche alternative et de l’extrême-gauche, constituait à la fois un atout et une faiblesse.

Sa force résidait dans sa capacité à réunir les forces organisées de la gauche radicale – ce qui n’a pas été le cas au cours de cette campagne marquée par des contradictions complexes. Mais le cadre du FdG imposait à Mélenchon également une série de contraintes. Cela limitait certes la personnalisation inhérente à l’élection présidentielle et au tempérament du personnage, et c’était là le côté positif, mais il y avait également une bonne dose d’adaptation tacticienne, du fait des compromis nécessaires entre lui et le PCF, qui affaiblissait le contenu politique de la campagne. Par exemple, Mélenchon ne pouvait pas s’exprimer librement sur la question centrale de l’écologie en raison de la position pro-nucléaire du PCF, qui refusait de placer les préoccupations écologiques au cœur de la campagne du Front de gauche.

Avec le lancement de FI, le discours de Mélenchon est devenu plus cohérent et, sur certains points, plus avancé que celui de 2012, tout particulièrement sur la question stratégique décisive de l’Union Européenne (UE) et des traités européens. Il a esquissé la perspective d’un plan B, qui comporte l’option d’une sortie de l’euro, et même de l’UE, si l’Allemagne et les autres pays membres empêche un gouvernement français de mener des politiques de rupture avec l’austérité. Mélenchon a toutefois modéré cette partie de son programme vers la fin de la campagne, sans doute pour attirer l’électorat issu du PS qui décrochait de la campagne de Benoit Hamon. Il en est sorti le sentiment d’un certain brouillage, d’un repli sous le feu des attaques très virulentes dont il fait l’objet pour avoir remis en cause l’européisme béat dominant au sein de la gauche. Une occasion a été ainsi perdue de défendre la nécessité et la possibilité d’une rupture « par la gauche » avec l’UE.

Reste que Mélenchon est le seul dirigeant de premier plan de la gauche européenne à vouloir se démarquer de Tsipras et de Syriza, en insistant que la capitulation face aux diktats des Schäuble et Juncker n’est pas une option et qu’il nous faut être prêts à toutes les éventualités, sortie de l’euro comprise, pour ne pas reproduire le scénario catastrophe grec. C’est précisément parce qu’il n’était plus contraint par le cadre du FdG que ces prises de positions ont été possibles, on sait que le PCF continue de défendre Tsipras et son gouvernement aux ordres de la Troïka d’une façon absolument abjecte.

En revanche, cette liberté se paie de la déconnexion des secteurs organisés de la gauche, ainsi que des mouvements social et syndical, contrairement à 2012. Cette différence est frappante quand on compare dans la marée de drapeaux rouges sur la Place de la Bastille en mars 2012, avec des cortèges significatifs de syndicats et d’organisations du mouvement social aux côtés de ceux des partis et organisations soutenant le FdG, avec le rassemblement de cette année place de la République. Dans les deux cas, il s’agissait de manifestations réussies et combatives, comparables en termes numériques. Mais, cette année, seuls les drapeaux tricolores étaient visibles place de la République, et le mouvement social et syndical en était entièrement absent.

Certes, le FdG s’est finalement limité à un cartel électoral, et c’est, en fin de compte la cause décisive de son échec. Mais la dynamique de la campagne de 2012 laissait espérer une interaction productive entre le niveau électoral et celui des luttes. Je n’en dirai pas autant aujourd’hui. FI a par exemple appelé à des rassemblements contre les réformes du code de travail que prépare Macron pour le 12 juillet, de façon très autocentrée, sans concertation avec les syndicats, sans initiative visant à construire un front large. C’est un mauvais départ et ce n’est pas un hasard si on entend se multiplier du côté de la CGT, mais aussi d’autres secteurs syndicaux ou du mouvement social, des déclarations de défiance vis-à-vis de la politique en général, qui visent entre autres la démarche de FI. On peut donc aisément comprendre que la reconstruction de la gauche au cours de la période à venir ne sera pas une mince affaire.

 

La campagne de Mélenchon et de France Insoumise a été souvent critiquée à gauche pour sa tonalité « républicaine », voire, selon certains, nationaliste. Ces reproches sont-ils justifiés à ton avis ?

C’est incontestablement un point qui concentre des difficultés majeures. Le discours « national-républicain » n’est pas quelque chose de nouveau chez Mélenchon, il était déjà là en 2012, mais il s’est radicalisé du fait du tournant « populiste » et de la rupture du cadre du FdG. Comme le pari électoral a été en grande partie réussi, et en tout cas largement supérieur au résultat de 2012, on discutera sans doute longtemps de savoir s’il l’a été malgré ou du fait d’une campagne aux incontestables accents « patriotiques » et parfois carrément cocardiers. On peut néanmoins se risquer à quelques remarques.

Tout d’abord, si la campagne de Mélenchon a effectivement touché des secteurs au-delà de l’électorat de la gauche radicale, rien ne permet de dire qu’elle a débordé des variables sociales, idéologiques et culturelles qui définissent l’électorat de gauche au sens large de ce terme. Tant la répartition géographique du vote, qui recoupe parfaitement des zones de forte implantation de la gauche communiste ou socialiste, que les données sociologiques ou le profil qualitatif de l’électorat Mélenchon/FI vont dans ce sens. L’idée en particulier selon laquelle la débauche de drapeaux tricolores et les références enflammées à la « patrie républicaine » ont permis de gagner à une échelle un tant soit peu significative des élect/eurs/rices tenté-e-s par le vote FN me semble relever du fantasme.

Ce qui est par contre certain c’est que ces références constituent de formidables obstacles à l’émergence d’une opposition cohérente à l’escalade autoritaire et aux politiques de division raciste menées avec une grande constance par les gouvernements qui se sont succédés depuis des décennies. Continuer à refouler l’effroyable bilan colonial de la France, cultiver une idée – en grande partie mythique – de la France en tant que grande puissance, par exemple lorsque Mélenchon exalte la présence française sur les océans du globe en omettant systématiquement de dire qu’elle est la conséquence du maintien de situations néocoloniales, relève à mes yeux d’une démagogie profondément irresponsable.

 

Tu penses que la revendication d’une référence à la nation est incompatible avec un point de vue de classe ?

Je ne suis pas de ceux qui pensent que toute référence à la nation est réactionnaire mais s’obstiner dans une version idéalisée de la nation française, qui évacue les contradictions et les aspects sombres de son histoire, représente une forme de ralliement à l’idéologie fondatrice de la classe dominante et de son Etat dont les conséquences sont graves et multiples. Elles vont du refus de condamner les aspects impérialistes de la politique étrangère de la France – il suffit de mentionner ici le néocolonialisme grotesque de la Françafrique – aux propos pour le moins ambigus et contradictoires sur les migrants et au refus de parler clairement des discriminations racistes, hystérie islamophobe comprise, subies au quotidien par tout une partie des citoyen-ne-s et des non-nationaux qui vivent dans ce pays.

Par ailleurs, ce discours national-républicain fait obstacle à une perception adéquate des aspects répressifs des dispositifs étatiques, qui se sont considérablement durcis au cours de la dernière période. Les références à la « police nationale », pour ne citer que cet exemple, qui serait d’essence « républicaine » malgré quelques regrettables bavures, empêche de voir le caractère structurel de ses pratiques racistes. L’état d’urgence et sa banalisation continue sont certes condamnés, mais l’ampleur et la logique de l’escalade autoritaire qui accompagne l’accentuation des politiques néolibérales n’est pas comprise et n’a pas fait l’objet d’une véritable intervention. Tout cela affaiblit considérablement la constitution d’une alternative d’ensemble au néolibéralisme autoritaire qui constitue la substance du projet de Macron, une fois dissipé le nuage de com’ dont le personnage s’est entouré.

Le pire en un sens est que se trouve ainsi obscurcie une question juste que posent Mélenchon et la FI, à savoir celle de la souveraineté. Peut-il y avoir de démocratie effective, en tant qu’exercice d’une volonté populaire, qui fasse l’économie du cadre national ? Je ne le pense pas et je crois que Gramsci, penseur souvent cité ces derniers temps mais peu lu, avait raison de dire que la dimension nationale-populaire était constitutive de toute politique hégémonique. Il ajoutait que si la perspective dans laquelle s’inscrit une telle politique est toujours internationale, et sa visée internationaliste, le point de départ est bien national. Mais cela veut dire que les classes et groupes subalternes doivent élaborer leur propre vision de la nation, pas se rallier à celle des dominants.

Dans le cas de la France, qui est à la fois une ancienne puissance impérialiste et une nation issue d’une grande révolution populaire, cette entreprise de refondation suppose de régler des comptes avec le passé colonial, d’examiner les formes contemporaines de domination impérialiste et de renouer avec le fil des combats populaires multiséculaires pour l’émancipation. Il s’agit de contester en profondeur le récit national écrit par les vainqueurs et de mettre les expériences passées et présentes des groupes subalternes au centre d’une conception de la nation nécessairement auto-critique mais nullement réductible à un exercice d’autoflagellation ou de repentance. A cette condition, la référence à la nation peut contribuer à l’émergence de la forme de subjectivation de masse qu’exige la lutte pour l’émancipation.

 

Il est évident que la France Insoumise ne peut pas se maintenir sous sa forme actuelle et devra engager un processus de transformation dans un futur proche. Comment envisages-tu cette transformation ?

Mélenchon et une équipe restreinte autour de lui ont dirigé cette campagne de bout en bout. Ils en ont écarté toute force organisée, y compris le PG, le parti créé par Mélenchon dont est issue la quasi-totalité de son équipe de campagne. C’était leur objectif clair et les interminables tergiversations du PCF, qui a cherché quasiment jusqu’au bout l’entente avec des secteurs du PS, mais aussi des autres composantes de la gauche radicale leur ont facilité la tâche. Ils se sont ainsi libérés de toute contrainte de rendre des comptes à qui que ce soit, puisque FI n’est ni un parti, ni même une organisation au sens propre, dotée d’un statut de membre, d’instances ou de mécanismes un tant soit peu formalisés de prise de décision. Théoriquement, il s’agit simplement d’individus qui ont soutenu en ligne le programme de la France Insoumise et se sont organisés localement en groupes de soutien. En réalité, la prise effective de décision s’opère totalement par le haut.

Ce modèle fait écho au « populisme » revendiqué par Mélenchon pour définir l’identité de FI. Ses membres ne se voient pas comme une force politique en construction mais plutôt comme revendiquant un même « label ». C’est le terme qu’emploie Mélenchon dans les derniers chapitres de son ouvrage L’ère du peuple quand il définit le mode de structuration du mouvement qu’il veut initier : si le programme vous convient, vous pouvez rejoindre FI, organiser votre propre groupe sans que personne ne vienne vous dire quoi faire. En apparence très horizontal, ce mode d’organisation présuppose d’avoir un dirigeant reconnu et un programme qui est tenu comme allant de soi et qui n’a fait l’objet d’aucune délibération collective.

Il est évident que les choses ont été orchestrées en amont, que toutes les décisions prises au cours de la campagne et qui ne découlaient pas d’une simple lecture du programme – par exemple la ligne à suivre vis-à-vis de Hamon, le repli sur les questions européennes – l’ont été par le candidat. On ne peut pas encore dire avec certitude si Mélenchon et son équipe considèrent ce cadre comme une solution temporaire (et pour l’instant inévitable) pour répondre à un état de fait – nécessité de prendre des initiatives, d’avoir des structures ad hoc et de prendre des décisions par le haut, tout en reconnaissant la nécessité de dépasser ce mode de fonctionnement pour de s’orienter vers une forme d’organisation plus démocratique et collective – ou s’ils vont poursuivre la construction de ce qui se limite en fait à une machine électorale, très hiérarchique, dominée par un dirigeant charismatique incontesté n’ayant aucun compte à rendre.

 

Tu penses donc que France Insoumise va évoluer à la façon de Podemos en Espagne ?

Podemos a en effet adopté cette approche très verticale, centralisée et électoraliste, en particulier après le premier congrès de la formation à Vistalegre. Une perte de vitalité de la dynamique de masse qui caractérisait les cercles Podemos lors des débuts du mouvement en a été la conséquence immédiate. Il serait donc regrettable qu’on assiste au même scénario en France, et on a des raisons de penser que le risque est bien réel quand on sait à quel point la direction de FI est influencée par le modèle Podemos.

Il est bien entendu inévitable que FI se structure en tant qu’organisation. De toute façon elle dispose déjà d’un groupe parlementaire, les financements vont suivre, un appareil va se constituer. Toute la question est donc de savoir quelle forme prendra cette organisation : soit le modèle électoraliste et vertical centré autour de la figure du chef charismatique sera maintenu, soit une structure collective et démocratique se mettra en place, qui pourra conserver et élargir la dynamique que l’on a pu observer au cours de la campagne. Mais pour y arriver, il faudra engager les discussions avec d’autres secteurs de la gauche radicale et alternative, en acceptant d’inclure des forces plus structurées. De ce point de vue, les références au « populisme » sont davantage l’indice du problème qu’un élément de son dépassement.

C’est le paradoxe, du moins apparent, de la période que nous traversons : on rejette en bloc « les partis », y compris à gauche, on ne jure que par l’« horizontalité » supposée des réseaux sociaux, mais on suit des chefs charismatiques, on adopte des pratiques plébiscitaires, on reproduit des attitudes autocentrées et on idéalise les processus électoraux. Ce phénomène profondément régressif s’explique lorsqu’on comprend que ce basisme populiste fonctionne par dénégation. La question de la médiation politique, des processus au long cours de construction d’un « intellectuel collectif » capable d’unifier les classes dominées, est escamotée au profit d’un leadership de type charismatique et d’une conception de l’action politique sur le mode de la campagne électorale permanente, le tout avec des forts accents triomphalistes et parfois sectaires.

Il faut se souvenir ici des analyses du césarisme de Gramsci. Selon lui, les figures césaristes, qui peuvent être progressistes ou réactionnaires, surgissent dans des conjonctures de « crise organique », de rupture du lien entre représentants et représentés, lorsque les mécanismes de formation de leadership collectif sont inopérants, ou enrayés. Pour le dire autrement, c’est l’incapacité des groupes sociaux fondamentaux, dirigeants ou subalternes, à former des « groupes dirigeants », eux-mêmes issus de toute une configuration de forces structurées en un « intellectuel collectif », qui explique l’émergence de telles figures à un moment donné. Gramsci souligne l’ambivalence du phénomène : il admet qu’il peut y avoir un césarisme progressiste, à condition qu’il accepte de se dépasser, en permettant au collectif que son action a contribué à créer de déployer une force autonome. Dans le cas contraire, il aboutit à une simple reproduction des traits les plus régressifs de la politique bourgeoise, qui maintiennent les classes et groupes dominés dans un état de subalternité et de passivité, dont elles ne sortent que par intermittence pour manifester leur appui au dirigeant.

 

Quelles devraient être les priorités stratégiques d’une gauche radicale reconfigurée en France ?

La gauche radicale en France jouit d’une tradition vieille de plus d’un siècle et demi, ancrée dans les traditions socialistes et communistes et dans une histoire faite de révolutions et d’insurrections qui ont façonné la vie nationale. Refouler cette histoire au profit du bricolage idéologique peu consistant que propose le « populisme » de Mélenchon ou d’Iglesias ne peut que conduire à une impasse. C’est Malcom X qui disait que si on ne connait pas son propre passé, on ne peut comprendre le présent et se préparer pour un avenir de libération.

La vraie question est plutôt celle-ci : que révèle cette revendication d’une identité politique « populiste », qu’est-ce qui rend compte de son succès dans des contextes comme celui de l’Espagne et, maintenant, de la France ? Il faut reconnaître que les tentatives diverses de recomposition d’une force de gauche radicale et anticapitaliste ont échoué et que les organisations qui subsistent ont achevé leur cycle historique. C’est cet échec qui explique tant le « tournant populiste » que traduit le succès de Podemos ou de FI que l’antipolitique qu’exhale la sensibilité anarchiste diffuse qu’on a vu resurgir lors des derniers mouvements sociaux. Ces deux tendances, à première vue parfaitement opposées, constituent à mon sens les deux faces d’une même situation marquée par l’impuissance de la gauche sous toutes ses formes, son incapacité de faire émerger un projet, d’orientation réformiste de gauche ou plus clairement anticapitaliste, qui puisse remettre en cause l’ordre du capitalisme néolibéral et établir des liens organiques avec les classes dominées.

Si on refuse de prendre la mesure de cet échec, on ne peut qu’en reconduire les effets, fût-ce sous des formes en apparence nouvelles. Je n’ai pas de solution d’ensemble à proposer, d’abord parce qu’il s’agit par définition d’une tâche collective et sans doute aussi parce que, sur le plan personnel, je suis encore en train de réfléchir sur la signification de la faillite de l’expérience de Syriza à laquelle j’ai participé. Néanmoins, l’idée de créer un espace de rencontre du meilleur des traditions des mouvements d’émancipation, qui s’ouvre aux thématiques contemporaines de la lutte contre toutes les formes d’oppression, me semble toujours pertinente. Le souci de ne pas reproduire les formes bureaucratisées et aliénantes qui ont marqué la période antérieure est entièrement légitime mais la seule façon qui puisse aboutir à un résultat durable est d’assumer la question de l’organisation dans toutes ses dimensions, y compris celle de l’inévitable « verticalité », donc aussi du leadership et des formes de son contrôle démocratique.

Il me paraît totalement illusoire de penser qu’on puisse affronter avec la moindre chance de succès un adversaire puissant, remarquablement centralisé et prêt à tout pour maintenir son pouvoir sans une volonté collective unifiée et socialement enracinée dans la vie quotidienne des classes exploitées et dominées.

 

Traduit par Soraya Guenifi. 

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