Lire hors-ligne :

À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps va publier du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour

***

L’essentiel de la journée

Thiers passe à l’offensive 

Le gouvernement vient de décider de saisir les canons et d’incarcérer Blanqui.

Blanqui a été arrêté pour son implication dans la journée du 31 octobre. Alors que l’engagement avait été pris qu’il n’y aurait pas de poursuites, il a été jugé et condamné à mort par contumace le 9 mars dernier. C’est sa seconde condamnation à mort,  après celle de 1840, sa  peine ayant été commuée en détention perpétuelle. « L’enfermé », qui a déjà passé une    vingtaine d’années en prison, a 66 ans ;    malade, il se reposait dans le Lot. Il a été emprisonné sans pouvoir communiquer avec personne.

Face aux conséquences de l’armistice signée, aux attaques de l’Assemblée de Bordeaux, le peuple ouvrier de Paris n’a pas d’organisation, pas de direction. Les blanquistes sont à l’affût de toutes les occasions de coups de mains pour prendre le pouvoir, les internationalistes cherchent à donner un contenu revendicatif, de classe au mouvement. Il manque une autorité qui ait une légitimité suffisante pour organiser l’action populaire. C’est autour de l’aspiration aux libertés communales que résume l’exigence de la Commune et du groupe populaire le plus organisé dans Paris, les 300 000 hommes mobilisés dans la garde nationale, que va apparaître une forme d’issue politique pour celles et ceux d’en bas.

 

La Garde nationale de Paris, de la Révolution française au siège

En 1789, les notables bourgeois, en créant la première Commune de Paris, se sont dotés d’une milice pour se protéger. Elle participera à la prise de la Bastille. Elle sera nommée Garde nationale et sera étendue à toutes les moyennes et grandes villes du pays. La Garde nationale est recrutée parmi les citoyens qui paient un impôt égal à trois journées de travail. Compte tenu de ce recrutement, elle est plutôt modérée, même si elle a pu participer à l’insurrection qui renverse la monarchie et proclame la République.

Les régimes qui suivent la Première République conservent ces gardes nationales. Pendant le Second Empire, la Garde nationale parisienne est peu active, toujours composée d’électeurs âgés de 18 à 60 ans payant une contribution directe, elle est réduite à 14 000 hommes. Le service est bénévole et l’équipement, très onéreux, n’était pas fourni, elle est de fait une milice bourgeoise réservé à des citoyens aisés. Elle peut être utilisée pour maintenir l’ordre, mais en province son rôle se limite souvent aux cérémonies et commémorations. Comme les couches populaires en sont exclues, c’est très rare qu’elle encadre une révolte, elle symbolise l’ordre et à Paris le souvenir de la répression de juin 1848, avec ses milliers de morts, de blessés et de déportés est toujours dans les mémoires.

À l’origine sédentaire, en période de guerre elle peut devenir une armée de seconde ligne. Cette compétence militaire a été confirmée par la loi Niel du 17 juin 1868, qui crée une garde nationale mobile, ceux qu’on appelle « les mobiles ». Après la déclaration de guerre, Napoléon III veut doubler ses effectifs pour la porter à 24 000 hommes, mais le recrutement est lent parmi la population bourgeoise de la capitale.

La république décide un nouvel essor, toujours avec un recrutement lent et sélectif, toujours centré sur les éléments bourgeois. Après les revers militaires et l’encerclement de Paris, un recrutement massif se met en place : fin septembre 1870, 254 bataillons sont formés et 300 000 hommes mobilisés. Une solde de trente sous par jour est accordée aux gardes nécessiteux, de plus en plus nombreux à cause du chômage consécutif au ralentissement de l’activité industrielle.

La Garde nationale devient une milice populaire et républicaine qui s’oppose de plus en plus au Gouvernement (dit) de Défense nationale.
C’est le peuple en armes.

La Garde nationale à Paris

La Garde nationale parisienne est composée de vingt légions, une par arrondissement. Chaque légion compte plusieurs bataillons, leur nombre varie en fonction de la population. Le XIe, arrondissement le plus peuplé, a 26 bataillons, le VIIe seulement 6.

Chaque bataillon est formé de 8 compagnies (parfois plus) de 125 hommes environ (parfois plus), quatre de marche et de quatre compagnies sédentaires. Les compagnies de marche ou de guerre sont composées de volontaires, des gardes les plus jeunes ayant peu ou pas d’enfants, elles peuvent être utilisées dans les actions militaires. Les gardes des compagnies sédentaires restent à leur domicile. Dans chaque quartier, un point de ralliement est fixé.

Des bataillons spéciaux sont recrutés dans les administrations et services publics : Poste et télégraphes, Finances, Octroi, Banque de France, Chemins de Fer, etc. La Garde est structurée militairement en une cavalerie, une artillerie, des compagnies de génie, de sapeurs pompiers, elle a également un service de santé, avec un état-major installé place Vendôme (IIe arrondissement). Souvent des plaintes s’expriment sur les délais avec lesquels les bataillons sont armés et sur la qualité des armes distribuées, des fusils à piston au lieu des chassepots souvent réservés aux compagnies de guerre.

S’ajoutent à la Garde nationale une quarantaine de groupes de corps francs comme les Tirailleurs de Belleville, les Francs tireurs de la presse, les Vengeurs de Flourens, les Volontaires de Montrouge, les Lascars de Montmartre, les Turcos de la Commune… un bataillon d’enfants, les Pupilles de la Commune, un bataillon de femmes, la Légion des fédérées du XIIe arrondissement.

La Garde nationale est une institution démocratique, dans laquelle les officiers, sous-officiers et caporaux sont élus par les gardes. Les officiers des compagnies de guerre élisent leur chef de bataillon. Seul le général en chef est nommé par le gouvernement.

Comme le gouvernement de défense nationale se méfie de la Garde nationale, les compagnies sont très souvent inactives, ce qui incite les gardes nationaux à participer aux réunions des clubs, des sections de l’Internationale, des comités de vigilance d’arrondissement. Ce mode de désignation des cadres aboutit à l’élection de citoyens actifs dans les organisations populaires, de révolutionnaires qui sont donc à la tête de centaines d’hommes armés, contribuant à la radicalisation des gardes.

A partir du 12 septembre chaque combattant bénéficie d’une solde quotidienne de 1,5 F (les trente sous) et d’une aide alimentaire, octroyées par le gouvernement et payées par les mairies d’arrondissement. Les mairies assurent aussi la fourniture de l’uniforme, des chaussures et des armes. Dans certains bataillons, le niveau des débats est tel, la contestation de la hiérarchie si importante, qu’il y a des élections fréquentes, d’autant que les convictions ne suffisent pas à suppléer à la méconnaissance de la « science militaire ».

Les gardes nationaux sont des citoyens qui ne sont pas soumis à la discipline militaire, et ils prennent l’habitude de discuter de tout. Chaque bataillon finit par former une « petite république », ayant ses délibérations, soumise à une vie fiévreuse. Et ils agissent parfois en commun, par exemple le 21 septembre, 72 chefs de bataillons de la garde nationale sédentaire se rendent ensemble à l’Hôtel de ville pour présenter une adresse au gouvernement l’enjoignant à ne céder «  à l’ennemi, ni un pouce du territoire, ni une pierre des forteresses, ni un vaisseau de la marine militaire, ni un écu d’indemnité », « la dissolution des forces de police et la levée en masse ».
Dès l’automne 1870, des comité de délégués apparaissent dans beaucoup de bataillons, y compris bourgeois.  Ils sont dissous le 10 décembre, mais réapparaissent sous le couvert des « conseils de famille », structures présentes dans chaque unité chargées d’apporter une aide matérielle aux gardes et à leurs familles, qui en fait servent aussi de lieu de discussion politique, où s’exprime la contestation. Les élections du 8 février 1871 sont par exemple un prétexte à la constitution de comités de soutien aux candidats républicains pour affirmer la défense de la république et défendre les intérêts de la garde nationale.

Petit à petit ces comités tissent des liens de plus en plus forts esquissant en pratique une ébauche de fédéralisme.

 

Comment la Garde Nationale s’est organisée

Diverses réunions se sont tenues à partir de la fin du mois de janvier pour centraliser toutes ces structures. Une première réunion plénière fut appelée le 1er février dans la salle Valentino qui devint vite trop petite pour accueillir les délégués des bataillons venus de plus en plus nombreux aux réunions qui se succédèrent. Ils arrivèrent dans la salle de bal du  Tivoli-Vauxhall, une salle de réunions républicaines[1].

Clément Thomas, qui commandait la Garde Nationale, comprit dès la tenue de ces premières réunions qu’il ne pouvait plus répondre de la garde nationale et il donna sa démission le 14 février.

La deuxième réunion plénière se tint le 15 février avec des délégués de dix-huit légions sur vingt, qui s’accordèrent sur l’idée de fédérer les bataillons autour d’un Comité Central. Ils chargèrent une commission provisoire composée d’un représentant par arrondissement d’en élaborer les statuts. Parmi ces élus étrangers à tous les groupes, aucun nom n’avait une notoriété quelconque.

Une troisième réunion plénière se tint le 24 février, toujours au Tivoli Vauxhall, devant deux mille délégués de compagnies. La commission lut son projet de statuts et demanda aux délégués d’élire immédiatement un Comité Central.

Mais la situation n’était pas favorable, avec l’approche de l’entrée des Prussiens dans Paris, l’accumulation des provocations de l’Assemblée de Bordeaux. Un délégué proposa simplement de voter que la Garde nationale ne reconnaissait pour chefs que ses élus et un  autre que la Garde nationale protestait contre toute tentative de désarmement et déclare qu’elle y résisterait au besoin par les armes. Ces deux propositions furent votées à l’unanimité et la réunion ajournée jusqu’au 3 mars. Et la réunion se rendit en masse à la Bastille, enrôlant avec elle un grand nombre de mobiles et de soldats pour défiler. Le Gouvernement fit battre le rappel dans les quartiers bourgeois, aucun bataillon ne répondit.

 

La mobilisation populaire

Les manifestations de gardes nationaux, de mobiles, de soldats,  continuèrent les 25 et 26 février. Le gouvernement envoya des régiments pour disperser les manifestations, mais les soldats fraternisèrent avec les manifestant-e-s. La prison Sainte Pélagie fut prise d’assaut et les prisonniers politiques qui y étaient enfermés libérés.

Des milliers d’hommes armés étaient mobilisés, aidés par les parisien·nes pour emmener tous les canons situés dans l’ouest de Paris qui sera envahi par les Prussiens dans les quartiers ouvriers sûrs, notamment Montmartre et Belleville. A tel point que le 27 février le général commandant le 2ème secteur de Paris abandonna son quartier général à Belleville. L’état-major de la 20ème légion occupa immédiatement les lieux, ce fut le début d’un processus qui amena tout l’est parisien à entrer en rébellion ouverte contre les autorités et à s’autogouverner.

Témoignage

Jules de Gastyne, 24 ans, journaliste, auteur de romans feuilletons qui regarde les milieux populaires avec condescendance voire mépris

Dans une séance publique tenue dans la salle Robert, à Montmartre, on décide que l’on transportera les pièces d’artillerie sur les buttes Montmartre, sur les buttes Chaumont et dans le Parc Royal.

La salle Robert est une petite salle carrée, décorée avec soin, située dans l’impasse Robert, et où se réunissait autrefois, tous les dimanches, une société assez peu choisie. On y buvait et on y dansait. Il s’y passait souvent des scènes dont la description n’aurait pas été déplacée dans les chapitres les plus lugubres des Mystères de Paris […]. On s’y rendait en foule de tous les points de Paris, et une personne délicate serait certainement tombée asphyxiée après avoir respiré seulement un quart d’heure l’atmosphère étouffante qu’y produisait l’haleine d’un millier d’individus des deux sexes, mêlée à la fumée de cinq ou six cents pipes.

Les orateurs y parlaient avec feu, comme des gens convaincus de la grandeur de leur mission.

On s’y disputait souvent, et bien des discussions ont dégénéré en de véritables querelles. Il était difficile d’y être reçu sans porter sur la tête un képi de garde national. Avec les moindres galons sur les bras, on était admis aux places d’honneur.

Il ne faudrait pas croire cependant que les femmes étaient exclues de ces réunions. Au contraire, on les recherchait et on les accueillait avec empressement. Elles faisaient un peu plus de tapage que les hommes, elles applaudissaient plus bruyamment ; c’est ce que les orateurs demandaient.

Au moment où l’intérieur de Paris était calme et se taisait, le front rouge encore d’humiliation,

une sourde colère grondait dans le club. Les hommes qui nous avaient gouvernés depuis le

4 septembre étaient injuriés et foulés aux pieds. On n’avait pas pour eux assez d’opprobre et de mépris. On tournait en ridicule les généraux qui devaient vaincre ou mourir, et on riait bruyamment au souvenir du plan Trochu.

Il y avait là des haines sourdes, de sinistres imprécations. On en voulait à la bourgeoisie, gorgée par l’Empire, et que l’on accusait d’être la cause de tous nos maux. On parlait de vengeance, de socialisme et de communisme. Les orateurs étaient ardents, échevelés ; ils avaient la barbe hérissée, et leurs grands gestes et leur voix haute impressionnaient le peuple. On sortait de là vivement ému et certainement plus méchant qu’on n’y était entré.

Quelques jours avant l’envahissement de Paris par les Prussiens, un orateur propose à la tribune de transporter sur les buttes Montmartre les canons de la Garde nationale, afin de les mettre en sûreté.

Toute l’assistance, qui se composait principalement d’habitants du faubourg, applaudit à cette

proposition. On procède immédiatement à la nomination d’une commission chargée de mettre cette hauteur en état de défense […]. Les 1er, 2 et 3 mars, de nombreux ouvriers piochent sans relâche sur les hauteurs […] en peu de jours les buttes deviennent une forteresse formidable qui devait en imposer aux Prussiens et à Paris tout entier […]. Pendant qu’on fortifie ainsi les buttes Montmartre, des orateurs proposent, au club de la salle Pérot, rue de La Chapelle, puis à la salle de la Marseillaise, rue de Flandres, de transformer les buttes Chaumont en place forte pour pouvoir donner la main, en cas de besoin, à Montmartre. Ce projet est adopté d’emblée […]. On employa à peu près le même système de défense qu’aux buttes Montmartre. La position était presque aussi formidable.

Le Parc-Royal ne présentait pas les mêmes avantages. On se contenta d’y emmagasiner des pièces d’artillerie et des munitions […].

Le 28 février, l’embryon de comité central, la commission provisoire, elle aussi composée d’inconnus[2], qui s’était adjoint quelques membres de l’Internationale, commença par décider de résister militairement à l’entrée de l’armée prussienne. Toute la journée les faubourgs s’armèrent, saisirent les munitions. Quelques pièces de rempart remontèrent sur leurs affûts ; les mobiles, oubliant qu’ils étaient prisonniers de guerre, reprirent leurs armes aux secteurs. Le soir, ils envahirent la caserne de la Pépinière occupée par les marins, et les emmenèrent manifester à la Bastille.

Le comité des 20 arrondissements, l’Internationale et les chambres syndicales demandent aux travailleurs de ne pas se lancer dans cet affrontement. Ce n’est pas cette voix qui emporta la décision, mais l’affiche des 29 noms[3] de la commission de la Garde nationale, encadrée de noir, qui parut le soir du 28 :

Comité central de la garde nationale

Le sentiment général paraît être de ne pas s’opposer à l’entrée des Prussiens dans Paris. Le Comité central, qui avait émis une opinion contraire, déclare qu’il se rallie à la résolution suivante :

Il sera établi dans Paris autour des quartiers que doit occuper l’ennemi une série de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ses limites devront l’évacuer immédiatement.

La garde nationale, de concert avec l’armée formée en cordon tout autour, veillera à ce que l’ennemi, ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse en aucune façon communiquer avec les parties retranchées de Paris.

Le Comité central engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à l’exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but et éviter toute agression qui serait le renversement immédiat de la République.

Dès lors, la Commission provisoire fonctionne déjà comme un véritable Comité central et son autorité est démontrée par l’obéissance du peuple de Paris.

*

Lors de l’entrée de l’armée prussienne pour deux jours dans l’ouest de Paris, la fédération de la garde nationale décide d’éviter tout affrontement militaire, et établit autour des quartiers occupés des barricades isolant complètement cette partie de la ville.

Le soir du 3 mars, 4 000 gardes nationaux du XIIIe arrondissement obligent 70 gardiens de la paix et 40 douaniers à quitter la manufacture des Gobelins en laissant un million deux cent mille cartouches sur place. L’ordre de Vinoy d’arrêter le chef de ces actes, Émile Duval, ne peut être appliqué, il n’a plus les moyens de le faire.

Un parc d’artillerie « insurrectionnel » est installé place Jeanne d’Arc. Le lendemain, c’est la caserne de la rue Mouffetard qui est évacuée par les hommes « de l’ordre ». Paris est en insurrection larvée, les arrondissements périphériques sont libérés de toute tutelle, les comités populaires ont pris le pouvoir.

 

Création du comité central de la garde nationale

C’est alors que se constitue le 3 mars le Comité central de la Garde nationale qui intègre un Comité fédéral républicain de la Garde nationale, qui se réunissait de son côté, composé uniquement de chefs de bataillons et d’officiers (dont certains militants blanquistes comme Jaclard). Étaient regroupés des représentants de 200 bataillons sur les 234 existants, de 1285 compagnies sur les 2150 existantes, soit les deux tiers (manquent des délégués dans les bataillons des arrondissements bourgeois de la capitale : surtout les Ier, IIe, VIIe, VIIIe, IXe et XVIe arrondissements). Les statuts sont adoptés et un Comité Central Provisoire est élu[4]. On  discute également des enjeux des combats à venir, un citoyen propose que soit discutée partout la motion suivante : « dans le cas où, comme certains bruits tendent à le faire croire, le siège du gouvernement viendrait à être transporté ailleurs qu’à Paris, la ville de Paris devrait se constituer immédiatement en République indépendante ». Ce Comité s’installa rue Saint-Maur, mais se transporta le 6 mars place de la Corderie, où il siégera désormais au voisinage de la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières et de l’Internationale.

Le 10 mars, sort de l’assemblée générale une nouvelle proclamation aux termes tranchants : « Plus d’armées permanentes, mais la nation toute entière armée […] Plus d’oppression, d’esclavage ou de dictature d’aucune sorte, mais la nation souveraine, mais les citoyens libres, se gouvernant à leur gré ». En même temps, un appel est lancé à l’armée régulière pour l’inviter à fraterniser, cependant qu’au cours de la même réunion les délégués dénient toute autorité au général d’Aurelle de Paladines.

C’est le 15 mars que le comité central est désigné, composé de deux délégués par arrondissement élus par le conseil de légion et d’un chef de bataillon par légion délégué par ses collègues. À cette date 215 bataillons ont adhéré à la Fédération républicaine de la Garde nationale. Garibaldi fut acclamé général en chef de la Garde nationale. Beaucoup des élus appartenaient à la précédente commission. Les autres tout aussi obscurs, de toutes les couches du peuple, connus seulement des conseils de famille ou de leurs bataillons. Les hommes en vedette n’avaient pas brigué les suffrages. Sur les 38 membres, il y a une quinzaine d’internationaux et/ou de membres des chambres syndicales[5]. Mais nombre d’internationaux, de membres des chambres syndicales, les blanquistes, ne voulaient pas admettre que cette Fédération, ce Comité, ces inconnus fussent une force.

En un mois et demi s’est ainsi construit par en bas une représentation des ouvriers parisiens, au travers de cette structure. Ils ne marchent pas pour un programme quelconque, le Comité Central n’est pas la tête de colonne d’un parti ; il n’a pas d’idéal à produire. Une idée très simple, se défendre de la monarchie, a seule pu grouper tant de bataillons. La garde nationale se constitue en compagnie d’assurance contre un coup d’État ; le Comité Central est la sentinelle, voilà tout.

L’air est lourd ; nul ne sait où l’on va.

L’organisation démocratique de la Fédération  républicaine de la garde nationale

Chaque compagnie (1285 sont dans la fédération) délègue un de ses membres, sans distinction de grade, à l’assemblée générale des délégués. Font également partie de cette assemblée générale un officier élu par les officiers (qui ont eux même été élus par les gardes) de chaque bataillon (215 sont dans la fédération) et les commandants des bataillons, élus également par les gardes.

Il y a également une représentation au sein du bataillon, le cercle de bataillon constitué par les délégués de compagnie, de l’officier et du chef de bataillon.

Enfin, il y a un conseil de légion (il y en a 20), composé de tous les délégués élus de l’arrondissement, avec un chef lui aussi élu.

Le comité central est une commission exécutive exprimant les sentiments de l’assemblée générale de la fédération toute entière.

C’est un système complexe, qui repose sur l’autonomie des groupes de base reliés par organe fédéral.

A tous les échelons, il repose sur le principe de la démocratie directe et de la révocabilité des élus.

 

Le gouvernement attaque

Le 6 mars M. Thiers avait nommé général de la Garde nationale Louis d’Aurelle de Paladine, celui qui, dans une lettre à l’Empereur, se lamentait de n’avoir pu venir à Paris le 2 décembre 1851, massacrer les Parisiens. Il convoque les chefs de bataillon, seulement 30 y vont !

Le 11 mars six journaux républicains sont interdits, Flourens et Blanqui sont condamnés à mort (par contumace) pour l’affaire du 31 octobre.

Le 14 mars, une brigade de gendarmerie se présente et demande, au nom du général, la livraison des canons détenus au Parc-Royal. La Garde nationale répond que ces canons lui appartiennent et qu’elle ne les laissera enlever sous aucun prétexte. À partir de ce moment, les grilles du parc ont été soigneusement fermées, et les pièces qu’il contenait vont prendre, une à une, position sur les buttes Chaumont. Le comité du XVIIIe arrondissement prend le commandement général de Montmartre.

L’agresseur arriva le 15, M. Thiers. Sans consulter les maires, sans écouter les chefs des bataillons bourgeois affirmant le soir même qu’ils ne pouvaient compter sur leurs hommes, ce Gouvernement, incapable d’arrêter les vingt-cinq membres du Comité Central, donna l’ordre d’escamoter deux cent cinquante canons gardés par tout Paris.

Les Ouvrier·es ne sont pas les seul·es touché·es par les mesures prises par l’Assemblée de Bordeaux. La loi sur les échéances commerciales qui obligent à payer dès le 13 mars les sommes dues a des effets très rapides. Cinquante mille citoyen·nes sont touché·es par les procédures de recouvrement des dettes par les créanciers impitoyables, et sont menacé·es de ruine.

Témoignage

Gustave Lefrançais, 45 ans, instituteur et comptable

[…] à peine de retour chez moi, arrivent deux citoyens qui se sont présentés plusieurs fois inutilement dans la journée pour me parler.

Un seul m’est un peu connu, c’est le citoyen F.H… que j’ai rencontré quelques fois dans les réunions. Son compagnon a toute la mine d’un policier et ne m’inspire aucune confiance. Je l’ai seulement vu une fois au conseil de guerre, durant notre jugement, et il a tenu des propos assez étranges.

Ces citoyens m’expliquent qu’ils sont envoyés par le Comité central de la Garde nationale pour me demander si on peut compter sur moi lorsque éclatera le mouvement dont le signal doit être donné prochainement et si j’accepterais le poste de ministre de l’Intérieur.

Ma première impression est que j’ai affaire à deux fous. Pourquoi pensai-je, le Comité central me ferait-il faire de telles offres ? N’a-t-il pas sous la main un personnel suffisant ? Comment supposer qu’il aille ainsi proposer cette importante fonction à un citoyen qui ne fait pas partie de son organisation et n’a eu nulle relation avec lui depuis sa formation ?

Mes visiteurs insistant, je leur fais part de mes doutes sur la réalité de leur mandat – et ils en paraissent tout décontenancés.

Prenant alors la chose en riant, je leur annonce que, sorti trop récemment de l’intérieur, je préfère pour le moment l’extérieur et je les congédie, me demandant de plus en plus a quelle sorte de gens je viens d’avoir affaire.

Le lendemain, je raconte l’histoire à Briosne… et je lui cite les noms. Il les connaît. Ce sont en effet deux membres du Comité central. Mais, comme moi, il est persuadé que ces messieurs sont deux idiots qui ont tout simplement voulu se donner de l’importance.
Briosne pense aussi que l’heure du conflit est proche et tous deux nous sommes convaincus que si c’est du Comité Central que part le signal de la lutte, les révolutionnaires marcheront au devant d’une sanglante défaite.

*

Séance du 1er mars 1870 de l’Internationale à Paris

Communication d’urgence. – Comité central de la Garde nationale:

Varlin. Il serait urgent que les internationaux fassent leur possible pour se faire nommer délégués dans leur compagnie et pour siéger ainsi au comité central. Je demande la nomination d’une commission de quatre membres qui se rende auprès de ce Comité, qui juge en quoi l’Internationale peut ou si elle doit s’en occuper, et qui fournisse ensuite tous les renseignements au Conseil Fédéral de Paris de l’Internationale […].

Varlin. Allons là, non pas comme internationaux, mais comme gardes nationaux, et travaillons à nous emparer de l’esprit de cette assemblée.

Frankel. Ceci ressemble à un compromis avec la bourgeoisie, je n’en veux pas. Notre chemin est international, nous ne devons pas sortir de cette voie.

Lacord. Il faut absolument empêcher la garde nationale de se mettre à la remorque de la réaction, comme cela a eu lieu au premier tour de scrutin. Ces gens-là viennent à nous par suite de l’influence morale qu’a conquise l’Internationale. Pourquoi les repousser?

Hamet. La commission que nous nommerons doit aller se renseigner au sein de ce comité, et nous rendre compte à la prochaine séance.

Clamous. En nous faisant nommer délégués dans nos compagnies, nous conquerrons une force réelle, usons de ce moyen. Nous saurons ainsi avec qui nous marchons.

Bidet. J’ai eu la preuve, ce soir, que Vinoy n’est plus obéi. La ligne veut éviter tout conflit avec le peuple. Vinoy l’a envoyée chercher les canons à la place Royale. La Garde nationale a refusé de les livrer. La ligne n’a pas insisté.

Babick. L’influence de ces événements est considérable, dès maintenant, ce peut être là un avantage immense.

Pindy. On semble oublier qu’il y a là un risque de compromettre l’Internationale. Frankel, Personne ici ne peut engager l’Internationale avant d’avoir consulté sa section.

Goullé. Il n’y a pas à engager l’Internationale. Il s’agit d’avoir des internationaux parmi les délégués des compagnies, puis quatre membres dans le comité central, pour y agir en leur nom individuel et venir renseigner le conseil fédéral.

Glamous. Ce sont des socialistes qui sont à la tête de l’affaire.

Varlin. Les hommes de ce comité qui nous étaient suspects ont été écartés et remplacés par des socialistes qui désirent avoir parmi eux quatre délégués servant de lien entre eux et l’Internationale.

Si nous restons seuls en face d’une telle force, notre influence disparaîtra; et, si nous sommes unis avec ce comité, nous faisons un grand pas vers l’avenir social.

Babick. Acceptons les éléments qu’on nous offre et usons-en avec les réserves commandées par la prudence. Je combats Pindy et Frankel; mais je veux que, dans tout ceci, l’Internationale soit complètement à l’abri.

Bidet. Il n’y a point d’inconvénient à nommer quatre délégués avec le mandat de réserve bien fixé, et il y en aurait à ne point le faire car, si les socialistes de ce comité ont à marcher en avant, ce serait une folie que l’Internationale leur refusât son concours tacite.

Charbonneau. Vous dites que le comité est devenu socialiste; à son début il était réactionnaire. Je reste défiant. En conséquence, j’appuie la nomination de quatre membres, ils auront un mandat déterminé, et ne se mêleront qu’à la lutte sociale.

Rouveyrolles. Les socialistes qui se sont avancés dans l’intérêt du peuple demandent de l’appui, ce serait une désertion de n’en pas donner.

Pindy. Je vais faire voter la proposition sous la forme suivante, qui résulte de la discussion

1° Une commission de quatre membres est déléguée auprès du comité central de la garde nationale

2° Son action y sera individuelle et expressément réservée en ce qui concerne l’Association internationale des travailleurs pour la France.

L’assemblée adopte.

 

En débat : quelle place pour le Comité central de la Garde nationale ?

Les courants politiques constitués, notamment les blanquistes et l’Internationale, qui ont travaillé pendant les derniers mois à construire des structures de mobilisation et d’organisation populaire avec le comité des vingt arrondissements, regardent avec circonspection et même réticence cette construction du Comité central de la fédération républicaine de la Garde nationale. Du côté des blanquistes, cette organisation de la Garde nationale est tellement éloignée des  petits groupes insurrectionnels que ce n’est pas surprenant.

Du côté des internationaux ou des militants révolutionnaires comme Lefrançais les réticences sont plus étonnantes. Le débat entre les internationaux est éclairant sur la trop large incompréhension du processus en cours. Les craintes de compromis avec la bourgeoisie qui s’expriment ne correspondent à rien. Ces compagnies et bataillons impliqués dans la Fédération qui met en place le Comité central, sont celles des quartiers populaires, ces 200 000 hommes qui jouent un rôle dans la mobilisation contre Versailles, qui n’obéissent plus au gouvernement, qui contrôlent leurs quartiers. Bien sûr il y a débat dans ces structures de la Garde nationale, mais c’est celui qui existe dans le peuple ouvrier de Paris, qu’il faut mener.

Ce qui est remarquable dans l’organisation instaurée par la fédération, c’est la volonté de démocratie directe, de représentativité, de contrôle des élus, qui sont des points d’appui essentiels pour une mobilisation prolongée. La défense de la République est un point de départ, mais l’affrontement à venir avec le gouvernement nécessite une stratégie. Comment agir, faut-il attendre l’attaque de nos adversaires pour la défaire ou faut-il attaquer ?

Jusqu’à présent, la barricade défensive a été le point commun des insurrections et émeutes. L’efficacité de la barricade, qui soude les habitant·es d’un quartier, d’une rue, s’appuie essentiellement sur son effet moral, c’est le moyen d’ébranler les soldats et de les gagner. Lors des Trois Glorieuses de 1830, tout le peuple de Paris englue l’armée dans 4000 barricades, et désarme les soldats par la fraternisation. En février 1848, une nouvelle fois les barricades qui sont montées dans toute la ville ont raison de la même manière du pouvoir en place. Mais les barricades du seul  prolétariat parisien en juin 1848 dans les seuls quartiers ouvriers se sont soldées par une défaite et la mort, la déportation pour des milliers.

Est ce que les conditions dans lesquelles les barricades ont eu raison du pouvoir en 1830 et février 1848 sont réunies aujourd’hui ? D’un strict point de vue militaire, aucune barricade ne peut résister à l’artillerie dont dispose aujourd’hui l’armée, d’autant que la restructuration de Paris par Haussmann, avec ses rues longues, droites et larges, lui permet de l’utiliser à plein. En outre les militaires ont compris qu’il ne fallait plus engager les troupes dans des combats isolés dans lesquels ils risquent d’être gagnés à l’insurrection, mais dans des opérations massives qui compliquent considérablement la fraternisation.

Il est donc indispensable et urgent de discuter ensemble d’une stratégie à la mesure de la politique bourgeoise en œuvre.

 

Notes

[1]Située rue de la Douane, qui deviendra rue Léon Jouhaux par la suite

[2] Génotel (IIIe arrondissement), Alavoine (IVe), Manet (Ve), Frontier (VIe), Badois (VIIe), Soleyrole (VIIIe), Mayer (IXe), Arnold (Xe), Piconel (XIe), Audoynaud (XIIe), Soncial (XIIIe), Dacosta (XIVe), Manson (XVe), Pé (XVIe), Weber (XVIIe), Trouillet (XVIIIe), Lagarde (XIXe), Bouit (XXe) ( Alavoine est membre de l’Internationale)

[3]  Alavoine, Bouit, Frontier, Boursier, David-Boisson, Barroud, Gritz, Tessier, Ramel, Badois, Arnold, Piconel, Audoynaud, Masson, Weber, Lagarde, Laroque, Bergeret, Pouchain, Lavalette, Fleury, Maljournal, Chouteau, Cadaze, Castioni, Dutil, Matté, Ostyn. Le peintre en bâtiment Chouteau, le typographe Alavoine et le relieur Maljournal sont membres de l’Internationale.

[4] Alavoine, Arnold, Bénard, Bergeret, Boursier, Castioni, Chauvière, Chouteau, Courty, Durand, Dutil, Fleury, Fortune, Frontier, Gasteau, Lacord, Lagarde, Lavalette, Louis, Maljournal, Matté, Muttin, Ostyn, Piconel, Pindy, Prud’homme, Ramel, Varlin, Verlet, Viard, Weber  (les six soulignés sont membres de l’Internationale)

[5]Arnaud, Dupont, Clémence, Demeule, Chouteau, Babick, Assi, Mortier, Geresme, Fabre, Pouillet, Avoine, Varlin, Josselin, Maljournal et Bouy

Lire hors-ligne :