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Á lire le prologue d’ Une radicalité joyeusement mélancolique. Un recueil de textes de Daniel Bensaïd, réunis et présentés par Philippe Corcuff et paru aux éditions Textuel. 

 

Prologue : Éloge de la résistance à l’air du temps (Daniel Bensaïd, 1ère éd. : 1999)

À l’approche du nouveau millénaire, il faut d’abord se garder de l’illusion magique des dates qui tombent juste et de la tentation d’accorder à notre présent plus d’importance qu’il n’en a. La fin d’une époque, c’est toujours aussi le début d’une autre. On a eu ce débat l’an dernier à propos du trentenaire de Mai 68 : derniers feux de la saga prolétarienne finissante du xixe siècle, ou première grève générale des sociétés salariales du xxie siècle ? Probablement les deux. Le commencement, c’est la fin. Et la fin, c’est le commencement. Les commencements sont toujours des recommencements, des débuts toujours recommencés.

Il est vrai que le siècle qui se termine a débuté dans la ferveur des croyances laïques. Dans le film de Margarethe von Trotta sur Rosa Luxemburg, on voit les grandes figures légendaires du socialisme fêter le premier de l’an 1900 comme la promesse d’un paradis bientôt retrouvé. L’ère nouvelle, la prochaine génération peut-être, allait voir la fin de l’exploitation, la fin des guerres, une société pacifiée et réconciliée. C’était sûr. Il suffisait de suivre le mouvement de l’Histoire, du Progrès, de la Science. Quelques années plus tard, il fallut déchanter et les civilisations se découvrirent mortelles. Nous allons donc entrer dans le IIIe millénaire désillusionnés, peut-être vaudrait-il mieux dire déniaisés. Mais non moins résolus à en découdre avec l’injustice. Du moins, je l’espère.

Car les fins annoncées tournent court. Dix ans déjà : qui se souvient encore des prédictions de monsieur Fukuyama ? La fin de l’histoire ? Guerres, crises, convulsions : l’histoire se rebiffe ! La fin de l’art ? Il accomplit sa longue et pénible mue, du sacré au profane, et se remet au pluriel (les arts) : mais sa part de « rêve vers l’avant » ne disparaît pas pour autant. La fin des idéologies ? Celle-là, c’est la meilleure. On baigne jusqu’au cou dans l’idéologie du marché et de la compétition, du spectacle et du paraître, de la naturalisation de l’histoire, de l’effacement consensuel du conflit. Quand on voit comment l’euro est devenu pour Noël 1998 le divin enfant de la crèche, on se dit que le fétichisme (de l’argent et de la marchandise) n’a jamais été aussi puissant. Nos machines médiatiques produisent plus de mythes en un mois qu’il ne s’en élaborait jadis en des siècles de gestation symbolique. Celui de la fin des idéologies n’est pas le moindre.

Quand on aura constaté que toutes ces fins proclamées n’en finissent pas de finir, on nous servira bien quelque best-seller très idéologique sur la fin des fins !

Quant à la politique, elle change et se métamorphose, comme le reste. Qu’elle dépérisse ou renaisse ne dépend pas de lois implacables de l’histoire, mais de ce que nous serons capables d’en faire. […]

Ce sont les situations qui révèlent les caractères et conduisent les individus à se surpasser. Cela fait au moins trente ans que nous cheminons en plaine, avec quelques fronces, quelques plis, mais pas de quoi faire une montagne. Ce n’est pas une raison pour se retirer dans sa coquille en pleurant les temps héroïques, mais pour faire modestement, soigneusement, notre part de travail et de chemin.

David Rousset avait attiré mon attention, il y a déjà longtemps, sur la fin d’une génération de responsables politiques forgée dans les épreuves et les conflits (des années 30, de la guerre et de la Résistance, de la Libération) et sur l’avènement d’une génération fonctionnaire, formée au même moule : Juppin et Jospé. Mais tout cela traduit une professionnalisation et une technicisation sans précédent de la politique qui pose un défi démocratique majeur. En attendant, le professionnel spécialisé l’emporte sur le généraliste, le politicien gestionnaire remplace l’homme de la situation et de l’événement : la politique aussi subit la division et la parcellisation du travail.

Je ne partage pas pour autant la nostalgie du grand homme qui hante les biographies de Max Gallo (Napoléon ou de Gaulle). On ne va pas se plaindre de l’effacement de l’homme providentiel et de la crise des « sauveurs suprêmes ». À condition qu’il en sorte un nouvel âge démocratique, où « les masses », comme on disait jadis, fassent davantage leur propre histoire et où le « sauvons-nous nous-mêmes » de la chanson devienne réalité.

Dans la mesure où les situations exceptionnelles et les grandes transitions produisent des personnages exceptionnels, j’avouerai un faible (pas un culte) pour les grands hérétiques défaits sans s’être rendus, sans avoir cédé aux arrangements, sans avoir rallié le cortège des vainqueurs : Saint-Just dans sa dernière nuit silencieuse, Blanqui indompté luttant contre la folie au Fort du Taureau, Trotski prophète désarmé à Coyoacán (et Jeanne d’Arc bien sûr, rebelle magnifique, seule contre tous devant ses juges de Rouen). Entre un vieux monde qui s’achève et un nouveau qui peine à naître, ces « princes du possible » ont travaillé pour l’incertain, sans espoir de salut divin ou de Jugement dernier, dans l’instant périlleux du déjà plus et du pas encore.

Quant à l’admiration, je la garde pour les rebelles anonymes et pour les héros ordinaires de la résistance à l’irrésistible (pour paraphraser Françoise Proust). Plus que les grands hommes, c’est « la loyauté envers ces inconnus » qui fait la grandeur de la politique.

 

 

Sommaire

 

Introduction : Le fil mélancolique de la philosophie politique radicale de Daniel Bensaïd (1946-2010), par Philippe Corcuff

 

Prologue : Éloge de la résistance à l’air du temps (1999)

 

Partie I : Quatre figures radicalement mélancoliques : Blanqui, Marx, Péguy, Benjamin

1 – Auguste Blanqui, communiste hérétique (2006, écrit en collaboration avec Michael Löwy)

2 – Karl Marx : le temps des crises et les temps des cerises (1995)

3 – L’inglorieux vertical : Péguy critique de la Raison historique (1992)

4 – Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du virtuel (1995)

 

Partie II : Terrains d’exploration mélancolique

1 – Une politique irréductible à l’éthique et à l’esthétique (2001)

2 – Lumières et post-modernité (2001)

3 – Révolution(s) (1999)

4 – République(s) (1999)

5 – Démocratie socialiste et totalitarisme bureaucratique (2001)

6 – Plèbes, classes, multitudes : critique de Michael Hardt et Antonio Negri (2003)

7 – L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise (2002)

8 – Vers une nouvelle Internationale (2003)

 

Partie III : Mélancolie de l’engagement intellectuel

1 – Le travail intellectuel au risque de l’engagement (1998, écrit en collaboration avec Philippe Corcuff)

2 – Impasse François Furet (1997, écrit en collaboration avec Philippe Corcuff)

3 – Avec Bourdieu, à distance de Bourdieu (1998, écrit en collaboration avec Philippe Corcuff)

4 – Clercs et chiens de garde : en partant de la controverse Benda/Nizan (2006)

 

 

 

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