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Laura Kipnis, « Comment se saisir de la pornographie ? » in Florian Vörös (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2015, p. 39-42.

La pornographie offense les convenances corporelles et sexuelles qui soutiennent les distinctions de classe?: les bonnes manières, la pudeur, la dignité, l’effacement des instincts corporels et leur sublimation en un comportement policé. Ce n’est pas seulement cette théâtralité de la transgression qui confère au porno une connotation de bassesse, mais également son attrait irrésistible pour la bassesse en soi. C’est une des raisons pour lesquelles la pornographie n’est pas considérée comme une forme culturelle digne d’une interprétation critique sérieuse. Imaginez la culture comme un système de classe. Tout en haut de la pyramide se logent les formes culturelles raréfiées, chères et onéreuses que sont l’opéra, le théâtre sérieux, les galeries d’art, les classiques, les symphonies et la littérature moderniste. Si on descend un peu, on trouvera le cinéma d’art et d’essai et les films européens. Un peu plus bas encore, on tombe sur la télévision publique et ses divertissements sans prétention à la Andrew Lloyd Weber1. Si l’on continue à descendre les échelons de la culture populaire, on croisera les films pour ados, les feuilletons télévisés, les parcs d’attraction, les émissions de télé people, le National Enquirer2, les portraits d’Elvis sur velours et, tout en bas du bas de l’échelle culturelle, la pornographie. Pour le commentateur à la recherche d’un signe culturel illustrant la turpitude morale dans laquelle serait plongée notre société, la pornographie indique à coup sûr le nadir de la culture.

Je ne vais pas prendre de détours. Si la pornographie est tout en bas de ce système de classe qu’est la culture, au sommet duquel se trouvent les formes culturelles a priori réservées aux élites culturelles et économiques – il suffit pour s’en rendre compte de regarder le prix d’une place d’opéra ou des vêtements qui sont portés pour la première d’une symphonie –, c’est bien que les paniques morales qui entourent la pornographie sont aussi une question de classes sociales. Si la culture est organisée hiérarchiquement, alors la pornographie se situe, par analogie, sur l’échelon le plus bas de la structure sociale. Il ne s’agit pas là de dire que les classes populaires sont particulièrement consommatrices de pornographie, mais plutôt d’avancer que, dans la mesure où le porno est considéré comme inférieur culturellement, il se trouve associé aux traits des classes populaires.

Prenez par exemple les associations duales faites par les féministes anti-porno entre la pornographie et le comportement masculin violent. Il va sans dire que la propension à la violence est fortement connotée en termes de classe, et tend même vers le stéréotype. Elle s’oppose à la rationalité, la réflexion et l’intelligence, associées aux classes supérieures – ce sont en effet les propriétés supposées des publics de formes culturelles élitistes comme le théâtre ou l’opéra. L’argument selon lequel la pornographie serait la cause de comportements violents chez ses consommateurs masculins postule un spectateur dénué de rationalité, de réflexion ou d’intelligence, davantage sujet aux lavages de cerveau et disposé à agir comme un chien de Pavlov face aux scénarios pornographiques. Ce spectateur de porno aurait, de manière inhérente, une propension à devenir violent (contrairement bien sûr aux membres de la commission Meese, qui ont passé des années à visionner de la pornographie sans conséquence négative aucune). Il est par ailleurs intéressant de comparer la ferveur avec laquelle est défendue l’idée selon laquelle la pornographie serait une cause de la violence – et qu’il faudrait donc la soumettre à une régulation stricte – avec le scepticisme ambiant envers l’idée que les armes à feu causent la violence. Alors même que la relation de cause à effet est ici tout à fait démontrable3, les armes n’étant pas marquées comme inférieures culturellement, elles ne semblent pas susciter la même volonté de régulation.

Le stéréotype du consommateur de porno est une projection fantasmatique des peurs des classes supérieures sur les hommes des classes populaires?: brutaux, bestiaux et avides de sexe. Ce fantasme est réinjecté dans la pornographie. En fait, l’idée d’un «?effet?» des médias ne semble s’appliquer qu’à la culture populaire, de la pornographie aux comics en passant par le gangsta-rap. Ce présupposé s’étend jusqu’aux recherches en sciences sociales, qui n’ont jamais jugé opportun de placer des électrodes sur la peau des spectateurs des pièces de Shakespeare afin de mesurer la tumescence pénienne 4 ou le galvanisme cutané de ceux-ci en réponse à la violence ou la misogynie que ces œuvres véhiculent. La violence de la culture légitime ne semble pas avoir d’effets sur ses consommateurs, ou tout au moins, personne au sein de la communauté scientifique ne semble s’en soucier. On entend peu parler du mépris des femmes dans La Mégère apprivoisée ou bien encore de la manière dont la lecture de Médée pourrait pousser une mère tuer ses enfants. Quand une mère de Caroline du Sud a noyé ses deux enfants en 1994, personne n’a fait le rapprochement avec Euripide. Quand Lorena Bobbit a tranché le pénis de son mari John, personne ne s’est demandé si elle avait récemment vu L’Empire des sens d’Oshima, film dans lequel le personnage masculin connaît le même destin sanglant. Est-ce parce que les publics d’Euripide et d’Oshima se contrôlent mieux que les publics de la pornographie en particulier et de la culture populaire en général?? Ou n’est-ce pas plutôt que l’attribution d’une « valeur sociale rédemptrice » à la seule culture légitime est un préjugé de classe qui ne dit pas son nom??

L’idée selon laquelle la culture populaire est sans complexité est le principal axiome des recherches sur les effets directs des médias. J’ai été stupéfaite de lire que l’un des chercheurs américains les plus en vue sur la question de la pornographie a pour habitude de projeter le célèbre film de sexploitation I 5?, qu’il considère comme un exemple de violence sexuelle envers les femmes, pour mesurer, après la projection, l’humeur, l’hostilité et la désensibilisation au viol auprès d’un public masculin6. Quiconque a vraiment vu le film sait qu’il ne s’agit pas bêtement d’une apologie du viol. Il s’agit avant tout d’un film sur la revanche contre des violeurs. La victime initiale y entreprend des représailles violentes contre ses trois agresseurs – et contre un handicapé mental un peu trop curieux – qu’elle tue de manière méthodique et imaginative?: par décapitation, par pendaison, par balle et par castration. La théoricienne du cinéma Carol Clover, avec toute l’attention qu’elle porte à la complexité de la culture populaire, souligne par ailleurs que, même pendant la séquence de viol, l’angle de la caméra force le spectateur à s’identifier à la victime7. Si les jeunes hommes enquêtés font montre d’hostilité après avoir vu ce film (et son épouvantable scène de castration), qui sait ce à quoi ils réagissent?? Les militants anti-porno sont friands de données issues de ce type de recherche scientifique, très utiles pour asseoir la thèse selon laquelle la pornographie conduit à la violence. Mais ces recherches font une interprétation tellement simpliste de la complexité des codes cinématographiques en jeu qu’il est difficile de savoir ce qu’elles mesurent vraiment. […]

La reconnaissance de la complexité sémantique et de la «?valeur rédemptrice?» de la pornographie fait apparaître l’axiome de ces recherches scientifiques – l’idée selon laquelle seule la culture populaire aurait des «?effets?» mesurables – pour ce qu’il est?: un préjugé de classe sur les différences d’intelligence, de self-control et de valeurs parmi les spectateurs et les spectatrices. Si la pornographie n’est pas perçue comme porteuse de complexité, c’est parce que son public n’est pas perçu comme porteur de complexité?; cette propension à la simplification à outrance se retrouve dans chacun des débats sur la pornographie.

Mettre en avant cette dégoûtante question de la classe permet de penser à nouveaux frais les paniques morales qui entourent aujourd’hui la pornographie. La volonté de réguler voire de supprimer la frange la plus répugnante de la culture populaire s’intensifie dans un moment d’hégémonie néolibérale, où la différence de revenus constatée entre les plus riches et les plus pauvres aux États-Unis est devenue la plus importante de tous les pays occidentaux industrialisés, où les revenus des classes moyennes chutent, où les personnes appartenant aux classes populaires sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus pauvres. La droite est en train de négocier un nouveau contrat social, qui intensifie les logiques de distinction et dénigre ceux qui sont tout en bas de la structure de classe (les SDF, les bénéficiaires d’allocations, les travailleurs qui gagnent le salaire minimum). Ces transformations économiques rendent nécessaire l’émergence de nouvelles formes de conscience sociale, et les débats contemporains sur la culture sont l’un des lieux où ces nouvelles formes de consentement sont négociées – voilà le sous-texte de ce que l’on appelle les culture wars8.

Les reconfigurations économiques peuvent sembler bien éloignées de la pornographie. Or la pornographie est un espace d’imagination sociale en même temps qu’un ensemble de représentations médiatiques. La croisade morale menée depuis les années 1980 par la droite sur la culture en général et sur la pornographie en particulier n’est pas anodine. Que mettent en scène les culture wars, si ce n’est un duel entre le canon (associé à l’élévation culturelle) et la pornographie (associée à l’affaissement culturel)?? À chaque fois que des arguments sont avancés en faveur de la culture légitime, est immanquablement invoquée la pornographie (ou son cousin germain, la masturbation) pour illustrer les dangers auxquels il s’agit de résister. Cette intensification du discours ne fait paradoxalement que donner à la pornographie une place de plus en plus centrale culturellement.

 

Traduction de Clémence Garrot.

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1 NdT?: Compositeur de comédies musicales comme Cats ou Le Fantôme de l’opéra.
2 NdT?: Tabloïd états-unien.
3 Les blessures par balle sont la deuxième cause principale de décès accidentel aux États-Unis, juste après les accidents de voiture. Ces morts ont augmenté de 14?% entre 1985 et 1995. Il y a eu 38?317 morts par balle en 1991. «?Guns Gaining on Cars as Bigger Killer in U.S.?», New York Times, 28 janvier 1995.
4 NdT?: L’auteure fait ici référence au pléthysmographe pénien, instrument jaugeant l’afflux de sang dans le pénis, utilisé pour mesurer les effets de la pornographie.
5 Spit on Your GraveI Spit on Your Grave [Œil pour œil] (réal. Meir Zarchi, 1978).
6 Edward Donnerstein et Daniel Linz, «?Mass Media, Sexual Violence and Male Viewers: Current Theory and Research », American Behavioral Scientist, no 29, mai-juin 1986, p. 601-618.
7 Carol Clover, Men, Women and Chainsaws: Gender in the Modern Horror Film, Londres, British Film Institute, 1993.
8 NdT?: Dans le contexte états-unien des années 1990, les culture wars désignent l’antagonisme entre conservateurs et progressistes sur les questions culturelles. Voir Roger Rouse, «?Thinking Through Transnationalism : Notes of the Cultural Politics of Class Relations in the Contemporary United States?», Public Culture, hiver 1995, p. 353-402.