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Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte (Zones), 2014, 176 p., 16 €.

 

INTRODUCTION

 

À l’automne 1982, les habitants du comté de Warren, dans le nord-est de la Caroline du Nord, se sont mobilisés pendant six semaines contre l’installation d’une décharge de déchets toxiques.1 Quatre ans plus tôt, en 1978, une entreprise de gestion des déchets industriels avait entreposé illégalement dans la région d’importantes quantités de biphényles polychlorés (BPC), une substance utilisée notamment dans les transformateurs électriques et la peinture. Une fois découvertes, l’État de Caroline du Nord décida d’acquérir un terrain pour les y enfouir. Plusieurs endroits furent envisagés, et on opta finalement pour un terrain à proximité de la ville de Warrenton. Les résidents du lieu, comme c’est souvent le cas dans ce genre de circonstances, s’y opposèrent, craignant pour leur santé, le BPC étant une substance cancérigène. Ils entamèrent une action en justice afin d’empêcher que les déchets soient entreposés à cet endroit. Deux ans plus tard, le tribunal du district rejeta leur requête. C’est alors que la protestation prit une forme extrajudiciaire : manifestations, sit-in, boycotts, désobéissance civile, marches, meetings, coupures de route… Ces actions conduisirent à l’arrestation de plus de 500 personnes, parmi lesquelles des élus locaux et fédéraux. Le mouvement n’obtint pas l’abandon du projet dans l’immédiat et le site ne fut décontaminé que dans les années 2000.

Au départ, les arguments avancés par les protestataires contre la décharge avaient trait à la pollution de l’environnement (eau, sols) par le BPC et aux risques qu’il présente pour la santé. Cependant, à mesure que le mouvement s’élargit et devint plus politique, ces arguments changèrent de nature. Si l’État choisit d’enfouir ces déchets toxiques à cet endroit, affirmaient les résidents et leurs alliés, c’est parce qu’y vivent des Noirs, des pauvres et surtout des Noirs pauvres. Autrement dit, la décision d’installer la décharge a un fondement raciste. À l’époque, le comté de Warren est composé à 64 % de Noirs. La région immédiatement à proximité de la décharge l’est à hauteur de 75 %. Les protestataires faisaient remarquer que cette injustice dans la localisation des déchets toxiques avait cours non seulement en Caroline du Nord, mais aux États-Unis plus généralement, et ce, depuis la fondation du pays. Dans ses politiques de gestion de l’environnement et des ressources, l’État favorise systématiquement les populations blanches et les classes moyennes et supérieures, qu’il préserve de ce type de nuisances. À l’inverse, les minorités, à savoir non seulement les Noirs, mais aussi les Amérindiens, les Hispaniques et les Asiatiques, ainsi que les pauvres, assument la plus grande part des conséquences négatives de la production industrielle. À ce jour encore, on constate que les amendes pour traitement non conforme des déchets aux États-Unis sont cinq fois plus fréquentes lorsque les faits ont eu lieu à proximité de quartiers blancs que de quartiers noirs ou hispaniques.2 Cette discrimination raciale n’est pas forcément intentionnelle de la part des pouvoirs publics, même si elle l’est souvent. Elle est systémique, c’est-à-dire qu’elle procède d’une logique en partie indépendante de la volonté des individus. Ce qui a permis au mouvement de Warren county de prendre de l’ampleur, c’est donc sa capacité à monter en généralité, à « accrocher » une revendication locale à une injustice globale.

Cet épisode illustre à merveille la principale thèse de cet ouvrage : la nature est un champ de bataille. Elle est déjà à l’heure actuelle, et sera de plus en plus à l’avenir, à mesure que la crise écologique s’approfondira, le théâtre d’affrontements entre des acteurs aux intérêts divergents : mouvements sociaux, États, armées, marchés financiers, assureurs, organisations internationales… Dans le cas de Warren county, le conflit résulte d’une forme d’injustice particulière, le racisme. Mais il peut procéder d’autres types d’inégalités. La nature n’échappe pas aux rapports de force sociaux : elle est la plus politique des entités.

Cette approche de la crise écologique prend le contre-pied d’une opinion dominante aujourd’hui. Un consensus bien installé soutient qu’afin de régler le problème du changement environnemental, l’humanité doit « dépasser ses divisions ». Ce consensus est impulsé par les partis écologistes, dont beaucoup – pas tous – sont nés dans les années 1970 de l’idée que l’opposition entre la gauche et la droite est caduque ou secondaire. Il est également promu, en France, par des personnalités de la « société civile » comme Yann Arthus-Bertrand ou Nicolas Hulot, dont il existe des équivalents dans la plupart des pays. Le « pacte écologique » proposé par Nicolas Hulot, signé par un grand nombre de candidats à l’élection présidentielle de 2007, ainsi que par des milliers de citoyens, est typique de cette conception de l’écologie.3 Les déplorations qui accompagnent l’échec récurrent des négociations internationales sur le climat – celles de Copenhague et de Rio étant les dernières en date – ont ce consensus pour arrière-plan. Elles stigmatisent l’incapacité des États à se rassembler enfin autour d’objectifs environnementaux communs.

De ce consensus écologique, il existe des versions sophistiquées. Dipesh Chakrabarty, l’un des principaux théoriciens du postcolonialisme, auteur du classique Provincializing Europe,4 a récemment publié un texte intitulé « Le climat de l’histoire ».5 À ses yeux, la crise écologique permet d’envisager pour la première fois que l’humanité comme telle, et non l’une de ses composantes – ouvriers, paysans, colonisés, femmes…–, puisse devenir le « sujet » de l’histoire. Nous autres humains ne faisons jamais l’expérience de nous-mêmes comme « espèce », au sens où toute expérience, fût-elle collective, est toujours singulière. Le changement climatique suppose cependant de faire émerger les conditions d’une action commune de l’humanité, pour répondre au défi du réchauffement de la planète. À ce titre, il doit conduire à réévaluer la vieille notion d’humanisme, à laquelle il confère un sens inédit. Il doit également conduire à réévaluer les critiques de cette notion, en particulier celles que lui adresse depuis les années 1960 le (post-)structuralisme. L’« antihumanisme théorique » d’un Louis Althusser ou du Michel Foucault de Les Mots et les Choses revêt un sens différent à l’heure où la survie de l’humanité est menacée par les bouleversements climatiques.

Comparant les crises économiques et la crise écologique, Chakrabarty affirme qu’« à la différence de ce qui se passe lors des crises du capitalisme, il n’y a pas ici [c’est-à-dire dans le cadre de la crise climatique] de canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés ».6 Les riches se tirent toujours d’affaire lors des crises économiques. Selon Chakrabarty, ce ne sera pas le cas dans le contexte de la crise écologique, car nul « canot de sauvetage » ne sera disponible pour quitter la planète. Même s’il reconnaît que cette crise comporte une dimension de classe, en ce sens que son impact n’est pas également distribué dans la population, Chakrabarty soutient qu’elle transcende en dernière instance cette dimension et doit conduire à remettre sur le métier la question de l’homme. Ainsi, « la crise actuelle a révélé certaines conditions d’existence de la forme de vie humaine qui n’ont pas de lien intrinsèque avec la logique des identités capitalistes, nationalistes ou socialistes ». Venant des études postcoloniales, qui se sont fait une spécialité de récuser toutes les formes d’universalisme, cette idée est pour le moins étonnante.7

Notre analyse part de l’hypothèse exactement inverse de celle de Chakrabarty. Si l’on prend au sérieux l’idée que le changement climatique est induit, depuis le milieu du xviiie siècle, par le développement économique, et que ce développement a pour nom « capitalisme », il est peu probable que les oppositions de classe puissent être transcendées avant qu’une solution à la crise environnementale soit trouvée. Il est peu probable, en d’autres termes, que rassembler l’espèce autour d’objectifs communs soit une condition de la résolution de cette crise. Celle-ci suppose peut-être au contraire la radicalisation de ces oppositions, c’est-à-dire la radicalisation de la critique du capitalisme. Un se divise en deux, en matière environnementale comme en d’autres.

 

Notre premier chapitre s’intitule « Racisme environnemental » (chapitre i). Il nous permettra de battre en brèche l’idée que l’humanité subit uniformément les conséquences de la crise écologique. Tout comme il existe des inégalités économiques ou culturelles, on en trouve dans le rapport des individus ou groupes d’individus à la nature, aux ressources qu’elle offre aussi bien qu’à l’exposition aux effets néfastes du développement : pollution, catastrophes naturelles ou industrielles, qualité de l’eau, accès à l’énergie… Dans certains cas, les inégalités environnementales résultent de l’action de l’État, dont les politiques sont loin d’être neutres en la matière, comme on le constate à Warren county. Dans d’autres, elles sont le fruit de la logique du marché livrée à elle-même. Dans d’autres encore, elles sont la résultante de logiques économiques et politiques inextricablement mêlées. L’« intersectionnalité » entre la race, la classe et le genre, qui fait l’objet de nombreux travaux à l’heure actuelle,8 doit ainsi être complétée par une quatrième dimension, qui vient la compliquer : la nature. Celle-ci possède elle-même une ontologie (politique) hautement problématique, qui ne se conçoit que dans un rapport dialectique avec les trois autres. On se concentrera ici sur la question du racisme environnemental, c’est-à-dire sur l’intersection de la « nature » et de la « race ». Ce phénomène ne se comprend toutefois qu’à la condition de prendre en considération l’ensemble des inégalités à l’œuvre au sein du système.

La financiarisation et la guerre : ce sont les deux solutions que le capitalisme, depuis qu’il existe, applique aux situations de crise qu’il traverse et à l’aggravation des inégalités qu’elles engendrent. En générant du capital « fictif », la finance permet de reporter dans le temps, et donc d’atténuer provisoirement, les contradictions inhérentes à la production capitaliste (comme l’a encore illustré récemment le mécanisme des subprimes). La guerre est quant à elle le fruit des inévitables conflits que génèrent périodiquement ces contradictions. L’amenuisement des opportunités de profit, la nécessité d’assurer le contrôle sur l’extraction et la circulation des ressources, mais aussi l’accroissement de la contestation du système, tendent à conférer à la conflictualité politique un caractère plus aigu. En détruisant (littéralement) du capital, la guerre permet aussi de relancer l’accumulation sur de nouvelles bases.9

Or ces deux solutions sont également mises en œuvre par le capitalisme en réponse à la crise écologique. La financiarisation et la militarisation sont, en d’autres termes, les deux réactions du système face à cette crise – c’est tout l’objectif de cet ouvrage de le démontrer. Le chapitre ii (« Financiariser la nature : l’assurance des risques climatiques ») porte sur l’assurance des risques climatiques, l’une des principales formes que revêt aujourd’hui la finance environnementale. On assiste à l’heure actuelle à une prolifération des produits financiers « branchés » sur la nature : marchés carbone, dérivés climatiques, obligations catastrophe… Ces produits visent à amortir ou gérer les turbulences économiques et sociales qui découlent de la crise écologique. Ils ont toutefois également pour objectif d’en tirer profit. Ils participent de la financiarisation du capitalisme en cours à l’heure actuelle, dont on va montrer qu’elle suppose aussi la financiarisation de la nature. De la part du capitalisme, la nature est aujourd’hui l’objet d’une stratégie d’accumulation.

L’assurance est une pièce centrale dans ce dispositif. Le capitalisme est un système ambivalent. D’un côté, il est instable, car il génère de l’innovation (la « destruction créatrice » chère à Joseph Schumpeter), de la mondialisation, de la lutte des classes et des processus qui exercent un effet corrosif sur l’ordre social. Comme disent Marx et Engels dans le Manifeste communiste :

« Ce qui distingue l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est la transformation incessante de la production, l’ébranlement continuel des situations sociales, l’agitation et l’incertitude éternelles. […] Tout ce qui paraissait solide et fixe s’évapore. »

D’un autre côté, le capitalisme requiert de la stabilité, sans laquelle l’investissement ou la construction de marchés rentables seraient inconcevables. Comment ces deux caractéristiques contradictoires du système, l’instabilité et la stabilité, sont-elles réconciliées ? En bonne part grâce au mécanisme de l’assurance. Celle-ci permet la prise de risques financiers, tout en protégeant l’investissement lorsqu’elle tourne mal. Or, qu’arrive-t-il à ce mécanisme de l’assurance dans un contexte rendu de plus en plus incertain par la crise environnementale ?

Le troisième chapitre concerne l’imbrication croissante de l’écologie et de la guerre (chapitre iii : « Les guerres vertes, ou la militarisation de l’écologie »). L’exploitation capitaliste de la nature influence l’évolution des conflits armés. La crise environnementale à laquelle elle donne lieu suscite d’ores et déjà un surcroît de catastrophes naturelles, la raréfaction de certaines ressources, des crises alimentaires, une déstabilisation des pôles et des océans, et des « réfugiés climatiques » par dizaine de millions à l’horizon 2050. En résulte des guerres vertes ou guerres du climat, qui sont la traduction dans l’ordre guerrier de la crise écologique. L’État en général, et les armées en particulier, sont en première ligne pour gérer cette « externalité négative » très particulière que sont les conflits armés. En plus de sa financiarisation, la militarisation est donc une potentialité que la crise écologique porte en elle.

Les militaires ont conscience de cette imbrication croissante de l’écologie et de la guerre. Depuis une dizaine d’années, les grandes armées de la planète, armée états-unienne en tête, produisent des rapports consacrés à l’impact du changement climatique sur la stratégie militaire. Quelles conséquences ce changement aura-t-il sur la façon de faire la guerre ? Si l’on admet que l’environnement est une donnée cruciale de toute situation guerrière, les bouleversements qu’il va connaître – qu’il connaît déjà – du fait de la crise écologique ne manqueront pas d’influer sur l’art de la guerre. Sun Tzu et Clausewitz, en somme, sont en voie d’être écologisés.10

 

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références

références
1 Voir Eileen Maura McGurty, « From NIMBY to civil rights. The origins of the environmental justice movement », Environmental History, vol. 2, n° 3, 1997.
2 Marianne Chaumel et Stéphane La Branche, « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Espace, populations, sociétés, n° 1, 2008, p. 107.
3 Nicolas Hulot, Pour un pacte écologique, Calmann-Lévy, Paris, 2006.
4 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Amsterdam, Paris, 2009.
5 Dipesh Chakrabarty, « The climate of history. Four theses », Critical Inquiry, n° 35, hiver 2009. Traduction française dans la Revue internationale des livres et des idées, n° 3, janvier 2012.
6 Ibid., p. 221, notre traduction. Voir aussi « Penser et agir en tant qu’espèce. Entretien avec Dipesh Chakrabarty », propos recueillis par Razmig Keucheyan, Charlotte Nordmann, et Julien Vincent, Revue des livres, n° 8, novembre-décembre 2012.
7 Chakrabarty s’est expliqué sur ce point. Voir Dipesh Chakrabarty, « Postcolonial studies and the challenge of climate change », New Literary History, vol. 41, n° 1, hiver 2012.
8 Voir Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin, « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 62, n° 1, 2012.
9 L’entrelacement de la financiarisation et de la guerre est au cœur de la périodisation de longue durée du capitalisme que propose Giovanni Arrighi dans The Long Twentieth Century. Money, Power, and the Origins of our Time, Verso, Londres, 2009.
10 Une précision terminologique avant de commencer : la notion de « crise écologique » ou « crise environnementale » que nous emploierons couramment désigne un enchevêtrement complexe de processus naturels et sociaux à l’œuvre à l’heure actuelle. Nous laissons de côté les questions épistémologiques, nombreuses, que soulève son usage.