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Le 25 novembre 2020, Arte diffuse le documentaire « Petite Fille » de Sébastien Lifshitz qui revient sur le combat de Sasha, petite fille de 7 ans, née dans un corps de garçon. Karine Espineira revient sur le point de vue du documentaire, le contexte dans lequel il s’inscrit et la nécessaire politisation de la transidentité.

Sociologue des médias, membre du LEGS (Université Paris 8), ses recherches portent sur les représentations médiatiques des transidentités et les politiques transféministes. Entre autres ouvrages, elle est l’autrice de Médiacultures : la transidentité en télévision : une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010), aux éditions L’Harmattan (2015).

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Quand il s’agit de s’exprimer sur un documentaire sur la thématique de la transidentité (ou transitude) avec pour sujet/objet un personne trans[1], plusieurs questions méritent d’être posées comme préalables à l’analyse : Quel est le point de vue ? À quels publics s’adresse Petite Fille, le film documentaire de Sébastien Lifshitz[2] ?

Ces questions créent le plus souvent des tensions entre personnes cis ou cisgenres[3] (Buijs, 1995 ; Schilt et Westbrook, 2009 ; Enke, 2013 ; Aultman, 2014 ; lire Serano, 2007[4]) et personnes trans[5]. On peut compléter le schéma par le concept de cisnormativité proposé par Bauer et al., qui désigne la propension à penser que toutes « les personnes assignées hommes à la naissance deviennent toujours des hommes et que les personnes assignées femmes à la naissance deviennent toujours des femmes »[6]. De fait, et pour faire au plus court, les personnes trans passent pour des troubles dans le genre, des incongruités, des anomalies ou des dysphories. Elles luttent pourtant depuis longtemps pour des espaces de parole et pour démontrer leur aptitude à penser leur condition, bien plus que les analyses sur les trans, demeurent largement majoritaires.

La parole située est donc un véritable enjeu que l’on peut illustrer par une prise de parole récente, avec un article d’Eliot Sévricourt (« Sasha et le Cisgaze », 2020)[7], qui se réfère à la notion de cisgaze, pour désigner le regard dominant des personnes non-trans sur les personnes trans, sur la base du concept de cismale gaze (regard masculin, vision masculine) proposé par Laura Mulvey, dans l’ouvrage Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975), qui étudie la culture visuelle dominante (masculine et hétérosexuelle) sur les femmes et leur corps. Ce bref panorama met l’accent sur la construction des représentations : qui les propose, les produit, les diffuse et quels sont les critères dominants participant aux imaginaires culturels (sociaux, médiatiques) sur les personnes trans ici en l’occurrence ?

Suivant le point de vue (qui parle, d’où et avec quels moyens ?), les critiques sur des œuvres cinématographiques telles que Girl! de Lukas Dhont (2018) et Lola vers la mer de Laurent Micheli (2019), ont donné lieu à des critiques très contrastées en proposent deux approches très différentes sur les jeunes personnes trans. Petite Fille ne fait pas exception à la règle et a donné lieu à des analyses contrastées. Pour ma part, je souhaite partager de possibles clés utiles à une analyse compréhensive, sans pour autant renier le point de vue situé.

Avec Petite Fille, Sébastien Lifshitz s’attache (aux deux sens du verbe) au parcours de Sasha, enfant transgenre de 7 ans. Le thème de l’enfance trans et du mystère de la genèse de la transidentité n’est pas nouveau mais il semble toujours aussi efficace et porteur d’une très forte charge d’émotion et d’empathie depuis Ma vie en rose d’Alain Berliner (1997), film qui a rencontré un indéniable succès et une réception plutôt positive auprès des personnes trans.

Pour contextualiser, il faut rappeler que la première « vague transgenre » dans les médias ne débute pas avec les adultes et la couverture de Laverne Cox à la Une du Time Magazine (2014) mais avec le documentaire (« My Secret Self: A Story of Transgender Children » (20/20, ABC, 2007) consacré à Jazz Jennings, qui à l’âge de 7 ans répondait aux questions de Barbara Walters. Cette médiatisation des enfants et ados trans a été plus précoce et plus intense aussi bien en Belgique, en Espagne, aux États-Unis ou encore au Canada, qu’en France, où le sujet a été abordé par le documentaire Devenir il ou elle de Lorène Debaisieux (2017), et deux ans auparavant avec l’émission « Les maternelles » consacrée aux ados trans’ sous le titre maladroit « Mon fils voudrait être une fille » (2015, France 5, 2015).

Le film de Lifshitz contribue à lever le voile de cette genèse et à « réhabiliter » les adultes trans d’aujourd’hui, qui sont les « enfants d’hier ». Rares sont les documents à n’avoir pas divisé les groupes trans, entre « pour » et « contre ». Celui-ci n’échappe pas à la règle. Revenir précisément sur chacun des points de frictions n’est pas l’objet de ce texte. En revanche, il est possible de regarder en direction des angles morts.

La « généalogie », à la fois comme indicible et mystère, est donnée par la mère et la pédopsychiatre. Sasha parle très peu, sa mère endosse le rôle d’interprète et de médiatrice, s’exposant d’ailleurs à des critiques comme relevés sur les réseaux sociaux : « prendre toute la place », « parler à la place de », « poussant son enfant à ». N’oublions pas que parfois les silences sont extrêmement bruyants, qu’ils en disent long. Sasha parvient parfois à formuler, parfois non.

Si l’on met en perspective les retraits silencieux, comme ceux des cours de danse où les camarades parlent et n’interagissent qu’entre elles tandis que Sacha est, le plus souvent, en retrait. Elle semble chercher une place et la bonne attitude. Ou encore, si l’on se réfère à la scène où elle papillonne, apparemment heureuse mais seule, je me dis qu’elle dit beaucoup de chose avec son corps, ses yeux, son sourire, ses pleurs et ses hésitations. Son langage est non-verbal et il porte de nombreux messages. Aucune personne trans ne peut l’ignorer si elle accède à ses propres souvenirs.

Lifshitz me semble avoir saisi l’importance de ce langage, peut-être impossible à donner à voir et à comprendre sans passer par les normes que nous respirons à longueur de journée. Comment demander à Sasha et à sa mère d’être subversives à l’égal de nous-mêmes, qui sommes né.e.s ou qui nous sommes épanoui.e.s avec les apports à la pensée des luttes et études féministes, études de genre et études trans ?

Pour m’impliquer comme chercheure et personne trans, dans cette contribution et afin de donner de la chair et du sang au propos, j’aurais bien échangé les humiliations et coups de poings reçus durant mon enfance et mon adolescence contre ce soutien des parents et de la maman particulièrement. J’aurais eu moi aussi besoin d’une interprète et d’une médiatrice pour parvenir à dire, du haut de mes 6 ans, cet indicible et ce mystère que les adultes eux-mêmes sont toujours dans l’incapacité d’expliquer. J’imagine que je ne dois pas être la seule dans ce cas.

Cet instantané de la vie et de l’expérience de vie de Sasha compte avec d’autres acteurs et actrices : la pédopsychiatre, l’école, la fratrie, le regard social. Chacun.e a un rôle. Le mauvais incombe à l’École devenue garante du respect du genre (?) et de la société soucieuse de l’ordre des choses, pas toujours bienveillantes et dont l’on doit toujours anticiper les sanctions : sexisme, homophobie, transphobie, entre autres.

Un écho : Depuis le 16 décembre, le suicide d’Avriel-Luna (suivant des proches), adolescente transgenre de 17 ans, au lycée Fénelon, a été fortement médiatisé et l’institution scolaire est soumise à des nombreux questionnements. À cette annonce, comment ne pas se sentir à la fois peinée et en colère en songeant à une vie gâchée par des esprits parfois étriqués et fermés à la diversité et à un possible (et dramatique) renoncement à la vie.

L’écho est d’autant plus fort, que j’ai travaillé récemment sur la question soulignant les suicides très nombreux et médiatisés en 2015, aux États-Unis particulièrement (la liste suivante n’est pas : exhaustive) : Alan Cusso à Barcelone (1998-2015) ; Blake Brockington (1996-2015); Cameron Langrell (2000-2015); Eylul Cansin (1992-2015); Kyler Prescott (2000-2015); Leelah Alcorn (1997-2014); Melonie Rose (1995-2015); Taylor Alesana (1998-2015); Zander Mahaffey (1999-2015). Ces suicides ont en commun l’institution scolaire, l’attitude d’une partie du corps professoral ou encore les brimades d’autres élèves que l’on ne parvient plus à nommer des camarades.

Dans le monde de Sasha, c’est l’institution médicale qui doit tant bien que mal rassurer l’institution scolaire, pour admettre la réalité du vécu de la petite fille. Cette dernière comme sa famille assiste à un passage d’autorités entre institutions, sans avoir beaucoup de pouvoirs, sinon celui de se révolter et se voire obligée de devoir changer d’école. Apparemment compréhensive et à l’écoute, la pédopsychiatre est prudente dans le choix de ses formulations, notamment quand elle explique que c’est l’expression « dysphorie de genre » qui est actuellement d’usage pour expliquer la situation de Sasha, ou encore quand elle parle très justement d’acte de transphobie pour qualifier l’attitude de la nouvelle professeure de danse. Elle est parfaite dans son rôle d’autorité médicale, professionnelle, humaine et ouverte aux choses de son temps. Elle rompt avec les ancien.ne.s, tenant.e.s d’approches psychiatriques, plus ou moins lourdes, partagées sur les plateaux de télévision durant les années 1980, 1990 et 2000. Les appels à la tolérance ne suffisaient pas à défaire la charge pathologique des monstrations.

Le film documentaire Petite Fille ne se prêtait pas à la critique des protocoles hospitaliers, des conditions de certains accompagnements, des violences institutionnelles dans leurs complexités et encroisements, l’école n’étant que l’un des lieux d’exercice de la transphobie. La Sofect – Société Française d’Etudes et de prise en Charge de la Transidentité – et sa nouvelle déclinaison méritent par ailleurs, un intérêt particulier à travers les récits, griefs et revendications des associations trans trop souvent réduites à des regroupements de « méchant.e.s et ingrat.e.s militant.e.s trans ».

Le problème n’est pas dans le film de Lifshitz, dans son écriture ou sa réalisation. Il ne l’est pas plus dans la prise de parole de sa mère, les silences de Sasha, que dans le rôle de la pédopsychiatre qui fait le job. Le problème est ailleurs. Quand est-ce qu’une réalisatrice, qu’un réalisateur, s’intéresseront, dans le genre documentaire, aux luttes des associations, à la parole des personnes trans politisées, féministes, hors des normes de l’hétérosexualité prescrites, hors de l’ordre des genres, etc. ?

Émotions et empathies sont nécessaires pour comprendre les expériences de vie trans, mais aux yeux des concerné.e.s ce n’est, légitimement, plus suffisant, car pendant ce temps on ne pense pas et on ne discute pas les conditions vie des personnes trans. Plus grave, on n’écoute pas les concerné.e.s dès qu’elles paraissent [trop ?] subversifs et subversives, dérogeant à la règle de la bonne transidentité : sage, anonyme, rassurante, souffrante, hétérosexuelle « à l’arrivée » et ne contestant ni les relations hommes-femmes ni le sexisme oppositionnel.

Comme on peut le souligner avec la référence au film documentaire L’Ordre des Mots de Cynthia Arra et Mélissa Arra (2007), jamais télédiffusé, on pourrait être fière de nos transgénérations engagées et non se penser au « point zéro » et sans héritages, en tant que personne trans plus ou moins désireuse d’appartenir à cette société telle qu’elle se présente à nous. On pourrait se donner les moyens d’être alertes aux signaux envoyés par les activistes et non jouer à l’autruche pour ne pas nous sentir bousculé.e.s dans nos certitudes en tant que personnes cisgenres.

À l’image du film Une femme fantastique (Una mujer fantástica, 2017) de Sebastián Lelio, « osons » le retournement du prisme. Au lieu d’interroger à sens unique ce que les personnes trans font au genre et aux institutions, interrogeons-nous sur ce que les sociétés font vivre aux personnes trans. Qui d’entre-nous n’aurait pas souhaité une telle famille ? Comment ne pas s’identifier à Sasha au vu de nos vécus ? Mais cela ne doit pas effacer la transphobie institutionnelle, que l’on rencontre trop fréquemment. L’empathie certes, mais pas au prix d’une dépolitisation de nos conditions.

 

Notes

[1] Je ne parlerai pas pour les personnes non-binaires et inters, entre autres, le sujet étant ici celui d’une jeune personne trans.

[2]  Petite fille, de Sébastien Lifshitz, AGAT Films & Cie, 83 minutes, France, 2020.

[3] Terme latin signifiant « du même côté » et désignant génériquement les personnes « non-trans » pour lesquelles le sexe coïncide avec le genre.

[4] Julia Serano insiste sur le fait qu’elle n’est pas à l’origine de la terminologie : cisgenre, cissexisme, cissexuelle, en renvoyant aux écrits de Carl Buijs (1995) et d’Emi Koyama (2002).

[5] Personnes trans*, trans’, transgenres, transsexes ou transsexuel.le.s, suivant les souhaits d’autodénomination des personnes depuis un demi-siècle, et dont le point commun réside bien dans le « changement de genre » réduit à l’expression « changement de sexe ».

[6] Bauer et al., 2009, p. 356, traduction propre.

[7] Eliot Sévricourt, « Sasha et le Cisgaze », Blog Mediapart, 10.12.2020.

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