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Comment faire revivre ce que fut la décennie 1965-1975, ses enjeux dans le monde et en France, sa portée, nos engagements, notre univers militant ? Par l’analyse certes, mais lardée d’une expérience vécue, nécessairement plus personnelle. L’exercice est délicat, avec ce va-et-vient constant entre des considérations générales, la transmission d’une histoire politique parfois singulière (celle de mon courant politique) et ses implications individuelles, quotidiennes. Je mobilise à cette fin mes souvenirs – or, je me méfie de la mémoire et particulièrement de la mienne, que je sais lacunaire. J’en appelle donc à une confrontation des souvenirs (ou des archives) qui pourrait m’amener à corriger ou nuancer certains de mes propos.

 

Quand et où Mai 68 a-t-il commencé ? En bien des lieux, dans bien des milieux, les années précédentes. Nous vivons un « moment global » dans le monde comme en France. L’année 1968 en est le symbole : au Vietnam, offensive du Têt ; aux Etats-Unis, lutte phare des éboueurs de Memphis pour les droits civiques et la dignité, occupation de l’université de Columbia, envolée des manifestations antiguerre ; radicalisation étudiante à Varsovie, Printemps de Prague ; révolte contre le régime de Habib Bourguiba en Tunisie ; mobilisation de la jeunesse au Sénégal pour la démocratie et la décolonisation du système d’éducation ; radicalité civique, étudiante et paysanne contre la construction de l’aéroport international de Narita au Japon ; barricades et grève générale en France ; immense mouvement de protestation au Pakistan ; combat pour les libertés des étudiants mexicains…

L’année de référence du « moment » contestataire varie évidemment suivant les pays : 1967 pour la Martinique, 1970 pour les Philippines, à la fois plus tôt et plus tard en Italie… De fait, la liste des luttes majeures des années 68 est sans fin. Elles ne se reconnaissent pas toujours les unes les autres, elles sont ancrées dans des réalités nationales très diverses, mais elles participent à un « esprit du temps » radical : même les mouvements qui ne le sont pas se disent socialistes. Le Vietnam est l’épicentre d’un bras de fer mondial qui oppose dynamiques révolutionnaires et contre-révolution, ainsi que blocs de l’Ouest et de l’Est (deux champs de confrontation qui interfèrent sans se superposer).

L’escalade militaire US en Indochine est sans précédent, sans équivalent, par l’ampleur des moyens mobilisés. Le Vietnam est bien le point focal du moment global que nous vivons dans le monde[1].

 

En France aussi

En France aussi nous vivons un « moment global ». Le régime de 1958 est issu d’un coup d’Etat « légal » mené durant la guerre d’Algérie sous la pression et la menace d’une armée factieuse. Au pouvoir, le parti gaulliste use pour ses basses œuvres du fameux Service d’action civique (SAC). Après la signature de la paix en 1962, les revanchards de la guerre d’Algérie s’attaquent aux immigrés. La dictature patronale dans les entreprises n’accorde aucune reconnaissance aux salariés. La jeunesse se heurte à une morale conservatrice aux relents catholiques. L’ouverture de l’université aux couches populaires est encore balbutiante, mais le milieu étudiant se transforme déjà. La société entière est répressive, autoritaire. Ne serait-ce que pour respirer, il fallait faire sauter cette chape de plomb. Ce besoin partagé d’être est pour beaucoup dans le « tous ensemble » de Mai, par-delà les exigences propres à chaque secteur.

Dans la gestation du Mai français, il y a notamment un moment moral et un moment social. Le moment social est aujourd’hui bien documenté. Des résistances paysannes à l’agro-industrie s’affirment. Depuis les années 50, le salariat a connu une croissance spectaculaire (75 % de la population) dont, singulièrement, le prolétariat industriel (50%), mais l’ordre patronal ne se desserre pas. De jeunes ruraux sont brusquement soumis à la discipline et aux rythmes de travail de l’entreprise. Avec les ordonnances sur la sécurité sociale, ils subissent une nouvelle attaque, alors qu’un chômage significatif commence à apparaître. Les premières batailles rangées avec les forces de répression, les premières barricades sont bien le fait de la jeunesse – mais de la jeunesse ouvrière[2].

Le moment moral est moins souvent évoqué. L’armée française a non seulement conduit deux sales guerres coloniales (Vietnam et Algérie), mais elle a massivement torturé durant la bataille d’Alger. Ce recours systématique à la torture est un mode de gouvernement par la terreur. L’état-major français est alors reconnu sur le plan international pour son expertise en la matière, il va transmettre son savoir-faire en Amérique latine et aux Etats-Unis. Pour ma génération militante, la brisure morale avec les partis de gouvernement de droite comme de gauche qui ont couvert ou encouragé cette politique meurtrière est radicale. Quant à l’armée, elle n’est pas épurée. Au fil des décennies, elle conforte bien des régimes dictatoriaux en Afrique, allant jusqu’à protéger les responsables du génocide des Tutsi au Rwanda (1994).

 

Une génération militante

Retour sur Mai. Il y a l’avant, le pendant, l’après. Chaque séquence joue un rôle dans la formation de notre génération militante.

L’avant

Quelques années d’âge ou d’expérience font alors une différence. La résistance à la guerre d’Algérie sert de matrice à des alliances qui se nouent : membres « autonomisés » du PCF, chrétiens de gauche, certains courants trotskistes ou tiers-mondistes… Je ne m’engage pour ma part qu’en 1965, sans l’expérience de mes ainé(e)s, mais nous préparons Mai de concert. La nouvelle extrême gauche suit avec attention la reprise d’importantes luttes ouvrières, mais rares sont les courants qui pensent que, dans ce contexte, le mouvement étudiant peut jouer un rôle d’étincelle. La Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), à laquelle j’appartiens, en est. Des mois durant, nous tentons de la provoquer, sans succès. Elle jaillit finalement quand nous ne l’espérons plus, le 3 mai, alors que nous pensons à préparer en catastrophe les partielles. Nous n’avons prévu ni la radicalité de la dynamique spontanée de Mai ni évidemment l’ampleur de la grève générale – mais, avec d’autres, nous étions tendus vers cet événement, ce qui explique que nous en sommes dès son émergence. Nous n’avons pas eu à le « rejoindre », comme les principaux courants maoïstes (sans parler des Lambertistes, qui s’y refusent…).

Le pendant et ses mille façons de vivre Mai

Les acteurs de l’extrême gauche, quant à eux, ne peuvent échapper à la question lancinante : que faire demain ? La mobilisation est très spontanée, mais de multiples initiatives sont prises qui pèsent positivement ou négativement sur le cours du combat. Impossible de se contenter de goûter le bonheur de l’instant, des échanges, des débats ! Nous sommes dans l’événement et nous portons en même temps sur lui un regard « surplombant » pour analyser le moment, ses possibles. Cela gâche un peu le plaisir, mais quel extraordinaire apprentissage d’une pensée politique concrète ! Vivre une telle expérience dans la phase initiale d’un engagement militant est une chance rare.

L’après

Ce n’est pas seulement le lent reflux de la grève, les élections de juin. La répression fait plusieurs morts dans des entreprises phares. Les organisations d’extrême gauche sont dissoutes, le Quartier latin est quadrillé par la police, toute manifestation de rue est interdite à Paris, le ministre de l’Intérieur, Marcellin, est paranoïaque.

En Allemagne, le dirigeant étudiant Rudi Dutschke, après une campagne hystérique de la presse conservatrice, est victime d’une tentative d’assassinat – il survit, mais meurt de ses suites en 1979. Au Mexique, dix jours avant les Jeux olympiques d’été, les étudiants sont massacrés sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco (200 ou 300 tués ?). Aux USA, Martin Luther King et Robert Kennedy sont abattus coup sur coup. Les chars du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. En Chine, Mao ordonne à l’armée d’écraser toute contestation. Notons qu’un an auparavant, le 21 avril 1967, l’armée avait pris le pouvoir en Grèce, instaurant la Dictacture des Colonels.

La mémoire collective a retenu des années qui suivent Mai l’extraordinaire bouillonnement idéologique, la seconde vague féministe, la formation de mouvements homosexuels, l’envol de l’écologie politique, de nouveaux syndicalismes, l’investissement des travailleurs immigrés dans l’activité revendicative[3], l’antimilitarisme, le Larzac, la fondation de la Confédération paysanne. Tous les aspects de la société capitaliste sont passés au crible de la critique, du système carcéral à la psychiatrie, du sens de la production au rôle de l’école – avec parfois des théorisations aléatoires, voire carrément dangereuses. De nouveaux domaines sont abordés par la gauche radicale, telle que la psychanalyse.

Autre face de cette médaille, cependant, des organisations comme la mienne sont sous contraintes. Reconstitués, nous subissons une seconde dissolution. Nous pouvons être emprisonnés (cela m’est arrivé trois fois). Les responsables connus sont interdits de séjour dans de nombreux pays, il nous faut passer discrètement les frontières. Nos camarades d’outre Pyrénées sont sous la botte franquiste, nous devons préserver leur sécurité quand nous les contactons. Bien des activités exigent une certaine clandestinité. Nous impulsons la création de comités de soldats au sein de l’armée de conscription (le service militaire est encore obligatoire)[4]. Des réseaux militants aident les soldats US basés en Allemagne, quand ils désertent, à rejoindre le Canada…

Et puis, l’avenir est incertain : jusqu’où ira l’escalade répressive de l’État ?

 

La question de la violence

Pour certains analystes, le choix de la violence aurait découlé, pour des organisations comme la mienne, d’un postulat général sur la nature profondément violente de la société et de l’Etat capitalistes. Notre jugement sur l’ordre dominant était fondé et le reste aujourd’hui tout autant qu’hier, mais nous n’avons jamais déduit une orientation ou un choix tactique de prémisses aussi abstraits – à preuve, plusieurs décennies durant, notre militantisme a été totalement non violent.

Nous n’avons pas « choisi » la violence politique. Elle préexiste à notre engagement. Pour mes aîné(e)s la guerre d’Algérie, une armée factieuse, les SAC… Pour moi, les fascistes… Il est vrai que le Front national ne représente alors rien sur le plan électoral ; mais sur le terrain, les organisations fascistes (à commencer par Occident, qui devient en 68 Ordre nouveau) sont très actives.

Quand je deviens étudiant et militant en 1965, les affrontements avec les fascistes sont au cœur de Paris monnaie courante dans les facultés, devant les restaurants universitaires, sur les marchés, la nuit contre les équipes de collages… Il y a les zones rouges, blanches et contestées. J’entre à Assas en Sciences économiques (un drôle de choix, vu que les maths ne sont pas vraiment mon fort) ou je fais du syndicalisme à l’AGEDSEP (Unef). Assas, cependant, est une zone contestée : le Droit est dominé par l’extrême droite, les Sciences économiques par la gauche, ce qui donne lieu à des affrontements récurrents sur le parvis, que nous allons au final perdre. Ciblé par Occident, je ne peux plus mettre les pieds dans la faculté ni même m’en approcher sans être pourchassé – je finis par émigrer à l’Institut de Géographie, puis à la Sorbonne où je rencontre mes nouveaux profs avec qui j’ai longtemps milité en solidarité avec le Vietnam.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, en ces temps violents, nous avons joué au final un rôle essentiellement modérateur avant, pendant et après Mai. Tout d’abord, parce que nous voulons éviter de blesser gravement quiconque. Ensuite parce que nous pensons politique : les initiatives (pas forcément violente, d’ailleurs) du service d’ordre qui sortent de la routine doivent être justifiées en réunion préparatoire (motifs et objectifs), le bilan tiré collectivement après. Enfin, parce que nous misons plus sur le collectif, sur la cohésion collective dans les affrontements (alors que les fascos misent plus sur l’entraînement individuel aux arts martiaux).

Nous devons garder nos locaux 24 heures sur 24, 365 jours par ans pour éviter qu’ils ne soient attaqués par l’extrême droite. Dans les affrontements de rue avec Occident, notre « armement » s’avère parfois très inférieur à celui de nos adversaires : de légers manches de pioches, par exemple, alors que les fascistes arborent coups de poings américains, nunchaku… et parfois lourdes barres de fer (ce qui me vaut un jour une embarrure, une fracture de la voute crânienne). On haussera un peu nos moyens d’autodéfense avec pour devise : « A vivre sans péril, on évite bien des ennuis ».

Bien entendu, pendant les événements de mai, pavés et cocktails Molotov sont massivement utilisés. Pour autant, nous – et les autres acteurs de Mai – ne voulons pas favoriser une escalade de la violence. Durant l’une des manifestations monstres, par exemple, notre service d’ordre « protège » une armurerie qui se trouve sur le parcours du cortège (et que personne ne pense d’ailleurs à fracturer).

Malgré l’ampleur des confrontations, il n’y a aucun mort avant le 24 mai. Ce jour-là, à Lyon, le commissaire de police René Lacroix est blessé par un camion lancé en roue libre ; il décède à l’hôpital. Deux jeunes manifestants sont inculpés d’homicide volontaire et passent deux ans en prison avant d’être jugés. La justice les acquitte et ils sont libérés. Selon des témoignages, ils n’avaient pas visés Lacroix ; le commissaire aurait eu une crise cardiaque qui n’aurait pas été la conséquence directe de ses blessures[5].

Tous les autres sont plus ou moins directement liés à l’action des forces de répression. Le 24 mai encore, Philippe Matérion meurt à Paris, atteint par un éclat de grenade. Le 10 juin, le lycéen maoïste Gilles Tautin se noie dans la Seine où il s’est jeté pour échapper à une charge de police, lors d’affrontements très violents autour de l’usine Renault de Flins. Le lendemain, les ouvriers Henri Blanchet et Pierre Beylot sont tués à Peugeot-Sochaux. En juin toujours, à Arras, Marc Lanvin, un colleur d’affiches du PCF, est abattu par des membres des Comités de Défense de la République (CDR, gaulliste).

La tension reste vive et de violents affrontements se poursuivent durant la période qui suit Mai-Juin, par exemple devant les usines Citroën gardées par de véritables milices patronales. Cette période se clôt en deux temps. Le 25 février 1972, Pierre Overney, militant maoïste un temps « établi » dans l’usine de Renault Billancourt, est abattu à l’arme à feu par Jean Antoine Tramoni, agent de sécurité de l’entreprise. Il s’agit d’un assassinat et Tramoni sera condamné. Le choc est immense ; la Gauche prolétarienne (l’organisation maoïste à laquelle Overney appartenait) décide de se dissoudre. Le 21 juin 1973, nous organisons une manifestation de protestation contre un meeting d’Ordre nouveau au cœur de Paris, vécut comme une provocation alors que des immigrés tombent victimes de groupes fascistes. Il s’en suit une bataille rangée avec la police. Face à la répression qui suit, nous recevons un soutien politique très large de la part de forces de gauche, mais nous réalisons (tardivement) que la période a changé et que la poursuite de ce type d’affrontements nous empêche de nous consacrer pleinement à d’autres tâches, plus importantes.

Il est parfois dit que nous avons, après Mai-Juin, fait le « choix » de la lutte armée. Avec quelles armes ? Ou de la violence, mais laquelle ? Nous pensons alors que les luttes de classes vont s’intensifier et que l’action de l’Etat va devenir de plus en plus répressive. Nous n’avons pas tort sur ce dernier point. Nous tentons certes de nous préparer à cette montée en puissance de la répression, mais – point essentiel – nous ne voulons toujours pas être à l’origine d’une escalade de la violence. Si elle a lieu, ce sera le fait du gouvernement. Il constitue, par exemple, une brigade de police motorisée, les « voltigeurs », pour intervenir plus rapidement contre les manifestations : un policier conduit la moto, un autre assis sur le siège arrière frappe à la volée à l’aide d’une longue matraque. Un choix répressif irresponsable, car, dans de telles conditions, la force du coup porté ne peut pas être contrôlée. Ainsi, le 6 décembre 1986, lors des manifestations lycéennes contre la loi Devaquet, Malik Oussekine est tué alors qu’il sort d’un club de jazz. La brigade des voltigeurs est (enfin !) dissoute.

Pour notre part, à l’encontre de toute logique « militariste », nous avons pris la décision de faire élire par les cellules de l’organisation les membres du service d’ordre et de l’ouvrir aux militantes. Il me semble que dans les années 70, nous sommes la première organisation d’extrême gauche à agir ainsi. Nous misons une fois encore sur la cohésion collective – et le contrôle démocratique. A une époque où la question des quotas et de la parité n’est pas abordée, la décision de féminiser le SO est intéressante. En ce qui me concerne, je m’investis dans les activités de la Quatrième Internationale pour de nombreuses années et mon expérience française se réduit rapidement comme peau de chagrin.

Nous avons tardé à entrer de plain-pied dans l’après-après Mai. L’important cependant est de comprendre pourquoi il n’y a pas en France de développements analogues à ce qui a pu se passer en Italie (les Brigades rouges) ou en Allemagne (la Fraction Armée rouge). L’une des raisons majeures, est qu’aucun des mouvements concernés ne voulait s’engager dans une « guerre privée » avec l’Etat ou, plus généralement, la société bourgeoisie (Action directe ne s’est constitué qu’une décennie après Mai).

Nous avons de même évité les dérives sectaires à la japonaise, quand deux des plus grandes organisations d’extrême gauche sont entrées en guerre fratricide (les uchigeba) à coup, notamment de pics à glace : les Kakumaru (Marxistes révolutionnaires) et Chukaku (Noyau central) – nos camarades de la section japonaise de la Quatrième Internationale ont refusé de s’engager dans cette aventure, rompant tous liens avec les belligérants (ce qui n’a pas empêché qu’ils soient eux aussi attaqués).

 

Les femmes, actrices des années 68

Il est particulièrement irritant de lire ou d’entendre dire que les femmes ne font alors que l’intendance. Elles sont des militantes à part entière, même si leurs activités ne sont pas reconnues et pas prises en compte à leur juste valeur, même si leurs interventions ne sont pas écoutées avec la même attention que celles des cadres masculins – et oui, question intendance, elles font effectivement bien plus que leur quota. A l’image de ce qui se passe dans la société, elles doivent en quelque sorte assumer dans notre monde une double journée de travail !

Ce cliché est répété de la France au Japon[6], toujours faux. A posteriori, il contribue à invisibiliser l’engagement effectif des militantes et le travail qu’elles ont précocement accompli : pourquoi rechercher ce qui n’est pas censé exister ?

Or, elles agissent dans tous les milieux en lutte, dans les comités étudiants et lycéens, dans les entreprises, dans les quartiers et les localités, dans les coordinations…

Il y a quelques femmes dans des directions d’organisation (dont la nôtre), mais elles sont rares : des exceptions dues à des trajectoires particulières qui confirment la règle. Aucune ne fait partie des « figures » publiques de Mai 68. Aucune non plus ne participe aux négociations de Grenelle entre syndicat et gouvernement.

Il doit être difficile aujourd’hui de réaliser à quel point nous revenions de loin en France, où les femmes restent sous la tutelle de leurs maris. Mes souvenirs les plus lointains remontent à une époque où une femme conduisant une voiture était chose rare et objet de sarcasme (« Une femme au volant, tous aux abris ») ; puis c’est devenu banal. Comme est devenu banal que ce soit la femme qui conduise quand un couple occupe les sièges avant, ou qu’elle soit responsable d’un métro, d’un train… Où en étions-nous dans cette longue marche en 68 ? Avant la conquête féminine des poids lourds ?

Dans mes souvenirs lointains, une femme se devait d’être assise le buste droit, les genoux serrés, la jupe descendant vers les mollets (porter le pantalon était inconvenable). Or, 1967 est l’année de la mini-jupe – et de la pilule, mais il reste interdit de faire de la publicité pour la contraception et les décrets d’application de la loi Neuwirth ne sont publiés qu’en 1972.

Pourquoi cette montée en puissance de la visibilité des femmes dans la société ne s’est pas exprimée d’emblée au sein du soulèvement social de 68 comme un allant de soi ? Pourquoi l’héritage des engagements féminins dans bon nombre de combats antérieurs ne nous a pas mieux préparés ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la gestation d’un nouveau mouvement de libération des femmes, la seconde vague féministe des années 70 (qui, du coup, nous a sérieusement secoués) ?

Bien entendu, dans le champ « organisé », les obstacles à la visibilité des femmes sont encore nombreux : le poids dans le mouvement syndical du conservatisme catholique (CFDT) ou stalinien (CGT), le « virilisme » guerrier de la nouvelle extrême gauche, les modes d’action prévalant, le machisme ambiant, le peu d’attention porté par les (jeunes) hommes aux inégalités de genre dans le mouvement de libération sexuelle, l’absence de structures représentatives élues par la base qui auraient permis aux militantes d’être reconnues[7]

Le poids et la nature du Parti communiste français ont certainement joué un rôle majeur en ce domaine comme en d’autres. C’est à la fois l’un des PC les plus staliniens d’Europe occidentale et l’un des plus influents dans le monde ouvrier. Or, même s’il défend des droits sociaux des salariées, il est agressivement antiféministe. Les militantes qui ont à l’époque initié un travail femme dans les syndicats témoignent abondamment du mur politico-culturel auquel elles se sont heurtées[8].

A l’arrière-plan aussi, tout le paysage institutionnel du régime gaulliste a probablement rendu plus difficile en France que dans d’autres pays la jonction entre le « sociétal » et le politique. La fameuse chape de plomb.

 

Un moment internationaliste

L’une des « évidences » les plus surprenantes assénées par certains commentateurs est qu’il n’y avait « rien de commun » entre ce qui se passait à l’Ouest, dans les pays de l’Est et au Sud. Il s’agit là d’un regard rétrospectif sur les années 68à la fois anachronique et idéologiquement réactionnaire.

Dans le jargon de l’époque, nous parlons de la convergence des trois secteurs de la révolution mondiale : la révolution « prolétarienne » dans les pays capitalistes développés, la révolution « permanente » dans le tiers-monde et la révolution « politique » dans le bloc soviétique. Il ne s’agit pas seulement d’une analyse théorique, elle reflète une multitude d’engagements concrets.

La solidarité internationale envers le lutte de libération au Vietnam a pris mille formes, depuis l’envoi de trousses médicales jusqu’aux mobilisations massives[9].
. Cette solidarité internationale et le développement du mouvement antiguerre aux Etats-Unis ont été effectivement (et pas seulement dans notre imaginaire) des facteurs de victoire.

Les va-et-vient militants ont été multiples entre les deux rives de la Méditerranée, entre l’Europe et l’Amérique latine, y compris l’accueil de militant(e)s chiliens, argentins, brésiliens… pourchassés par les dictatures militaires des années 60-70. Le sentiment de fraternité était très grand et nous avons ressenti l’assassinat du Che comme la mort de l’un des nôtres (la JCR a organisé en 1967 un meeting en son hommage).

Pour ma part, je suis parti à la rencontre des mouvements asiatiques en 1974 (après la chute de la dictature thaïlandaise). Je n’ai jamais cessé depuis.

Il y a en France une forte tradition de solidarité internationale anti-impérialiste, malheureusement discontinue. Au lendemain de Mai 68, les Comité Vietnam national (CVN) et les Comités Vietnam de base (CVD) disparaissent, l’extrême gauche se donnant d’autres priorités, et il faut relancer à contre-courant le Front solidarité Indochine (FSI), l’escalade US se poursuivant…

En Yougoslavie, un courant marxiste autonome publie l’influente revue Praxis. Elle organise à Korcula une série de conférences ouverte à la « nouvelle gauche » internationale (je m’y suis rendu un été et j’avais la collection complète de la revue sur mes étagères).

La Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais écrite en 1965 par Jacek Kuron et Karol Modzelevski est publiée en français (d’abord dans la revue Quatrième Internationale, puis par les Edition Maspero), ainsi que dans de nombreuses autres langues : anglais, allemand, italien, japonais… Des actions de solidarité sont menées pour exiger leur libération quand ils sont à nouveau arrêtés en 1968.

Le Socialisme emprisonné est publié en 1980 en français aux Editions La Brèche. Son auteur, Petr Uhl, Tchécoslovaque, marxiste antistalinien, ultérieurement engagé dans la Charte 77 et le Comité de Défense des personnes injustement emprisonnées » (VONS), a fait au total 8 ans de prison.

Nous partageons alors des espoirs communs. Nous nous reconnaissons les uns les autres. Nous combattons de concert – et nous sommes en quelque sorte solidairement battus dans le cours des années 80. Le prix exorbitant de cette défaite fut le véritable envol de la mondialisation capitaliste après 1989.

 

Le grand tournant

Ce n’est que dans la seconde moitié des années 70 que la situation change en Europe avec en Grèce la fin du régime des Colonels (1974) ; au Portugal l’épuisement de la Révolution des œillets ; en Espagne le contrôle de la transition post-Franco qui débouche sur la Constitution de 1978. Les échéances s’éloignent et nous devons apprendre à militer dans la durée – un sacré changement !

Nous ne le réalisons pas encore, mais notre génération est en passe d’être sévèrement défaite. Une défaite très brutale infligée en Grande-Bretagne par Thatcher. Une défaite cotonneuse, mais non moins réelle, en France sous Mitterrand. Le reflux mondial est annoncé par les guerres sino-indochinoises (qui commencent en 1979) et l’alliance Washington-Pékin, alors que le règne sanglant des Khmers rouges a un impact profondément démoralisant à l’échelle internationale.

L’ordre néolibéral n’est pas enfanté par Mai 68 comme certains l’ont affirmé, il est le prix exorbitant de cette défaite. Nous pensions l’épanouissement des libertés individuelles en synergie avec le développement des droits et des libertés collectives. L’ordre néolibéral en appelle aux libertés individuelles pour justifier la destruction des droits collectifs. C’est une inversion de « valeur » et non une continuité.

Pourtant, l’héritage de notre génération militante se fait encore sentir au cours des années 90. Elle a joué un rôle direct dans la naissance desdits nouveaux mouvements sociaux : Droit au logement, organisations de chômeurs, Union syndicale Solidaires… Pas mal d’entre nous ont maintenu leurs engagements, sous de multiples formes. Nous sommes entrés dans une période historique différente et l’attente de la nouvelle crise a été si longue que nos organisations politiques ont disparu ou se sont dévitalisées ; mais peut-être qu’au final, les fidélités ont été plus nombreuses que les retournements de veste.

 

Une histoire passée ?

L’eau a passé sous les ponts en cinquante ans. Finis les citadelles ouvrières, bastions d’une grève générale à l’ancienne. La mondialisation a changé bien des donnes. D’autres modalités de convergences des luttes ont été expérimentées au cours des années 2000. La réflexion sur le « sujet révolutionnaire » s’est considérablement enrichie. On peut beaucoup apprendre d’une multitude de (micro)initiatives spécifiques. Le cadre territorial – y compris la grève territoriale – occupe à mon sens une importance stratégique nouvelle (ou renouvelée).

On ne peut reproduire Mai, c’est entendu.

Nul besoin non plus de réveiller le virilisme et le machisme d’antan.

Ne cherchez pas un prêt-à-porter dans nos théorisations de l’époque. Elles sont évidemment datées. Elles doivent, comme toujours, être lues « en contexte » et être confrontées à une pratique complexe. Surtout, nos conceptions ont au fil des décennies évolué, c’est le plus important[10].

D’aucuns cependant renvoient 68 à un passé révolu, car les temps étaient alors « politiques » (c’est vrai), à la différence d’aujourd’hui. La dépolitisation du monde n’est-elle pas une victoire de l’ordre néolibéral ? Ne doit-on pas encore plus encore qu’hier changer le système, à l’heure d’une crise sociale et écologique généralisée ? Peut-on vraiment s’attaquer au système sans pensée politique (ce qui ne signifie pas électoral ou électoralisme), sans réflexion stratégique ? J’ai peur que le dénigrement du politique ne couvre simplement un renoncement, notamment de la part de celles et ceux qui peuvent se le permettre vu leur statut social, ou une désorientation due à la défaite de notre génération.

Notre engagement militant était total et fut souvent jugé ringard par la génération politique des années 80. A certaines conditions pourtant, ce type d’engagement nous a permis de ne pas arrêter d’apprendre, de ne pas arrêter d’agir – et de rester (un peu) utile. A franchement parler, c’est plutôt le mode de militantisme français des années 80 qui me paraît décalé par rapport aux réalités sociales présentes, marquées par la montée des précarités et des discriminations, une succession sans fin de crises humanitaires, des obscurantismes de tous types, la dictature du capital…

Les années 68 ne sont peut-être pas aussi ringardes qu’on le dit.

 

Notes

[1] Pierre Rousset ESSF (article 43035), L’année 68 débute au Vietnam – L’offensive du Têt, la solidarité internationale, la radicalité

[2] Ludivine Bantigny, ESSF (article 44392), “Rien n’est plus collectif que Mai 68” – « Les premières barricades ont été érigées à Caen, à Quimper ou à Redon »

[3] Daniel Gordon et Selim Nadi, ESSF (article 44286), Le Mai 68 des immigrés en France et ses suites – Une histoire qui mérite d’être connue ; Benjamin Stora, ESSF (article 44373), Comment les immigrés ont eux aussi incarné « Mai 68 » – Avant, pendant, après 1968

[4] Robert Pelletier, ESSF (article 32863), France 1974 – mobilisation antimilitariste au sein des casernes. Un témoignage : de l’Appel des Cent à la manifestation et au procès de Draguignan

[5] Voir Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, p. 164.

[6] Pour prendre un exemple, les militantes de la Ligue communiste révolutionnaire-QI (LCR-Section japonaise de la Quatrième Internationale) publient de 1970 à 1990 une revue mensuelle : Fujin Tsushin (Correspondance des Femmes). Elle devient périodique de l’Alliance socialiste des Femmes que ces camarades animent. Cette activité est évidemment le produit d’un engagement qui remonte plusieurs années auparavant.

[7] Josette Trat, ESSF (article 10209), Mai 68 est les mouvements femmes des années 1970 en France

[8] Durant ces années-là, le PCF dénonçait aussi les « gauchistes », les accusant d’être des agents du ministre de l’Intérieur, voire des fascistes, ce qui m’a valu de me faire casser un bras par des gros-bras du PC et de la CGT devant un centre de tri postal où je distribuais des tracs.

[9] Pierre Rousset, ESSF (article 10123), La solidarité envers les luttes indochinoises dans la « France de 68 » : les années 1960-1970

[10] Voir comment Daniel Bensaïd revisite en 2008 une contribution sur le parti écrite en 1968 avec Sami Naïr, ESSF (article 10230), A propos de la question de l’organisation : Lénine et Rosa Luxemburg

 

Paru initialement sur le site Europe Solidaire Sans Frontière.

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