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Allan Sekula, Écrits sur la photographie 1974-1986, édition établie et préfacée par Marie Muracciole, avec la participation d’Olivier Lugon.

 

Allan Sekula est récemment décédé, le 10 août 2013 à 62 ans. Photographe, cinéaste documentaire, il était aussi un théoricien de l’art et de la photographie. Nourri par le marxisme, son travail combinait une attention à des thématiques volontiers laissées de côté par les courants modernistes – le travail, l’éducation, le monde des ports et de la mer – avec une ambition critique et réaliste. Ses Écrits sur la photographie, 1974-1986, viennent de paraître aux éditions des Beaux-arts de Paris sous la direction de Marie Muracciole. Nous faisons ici suivre un extrait de la préface de Marie Muracciole par les premières pages d’un essai séminal d’Allan Sekula, « Trafics dans la photographie ».

 

Extrait de la préface, « S’immerger avec une idée en tête », de Marie Muracciole, p. 25-32.

Comment la photographie a-t-elle servi à légitimer et normaliser les relations de pouvoir existantes ? Comment s’est-elle faite la voix de l’autorité, tout en prétendant simultanément constituer une monnaie d’échange entre des interlocuteurs égaux ? Quel refuge et quelles fuites temporaires du domaine de la nécessité la photographie procure-t-elle ? Quelles résistances encourage-t-elle et renforce-telle ? Comment la mémoire historique et sociale est-elle préservée, transformée, restreinte et obturée par les photographies ? Quel avenir promettent-elles, quel avenir oublient-elles ? Au sens le plus large, ces questions concernent les manières dont la photographie construit une économie de l’imaginaire1.

 

Lors de l’entretien réalisé en 19982  avec Allan Sekula, Benjamin Buchloh définit quatre pôles qui nourrissent ses débuts : la théorie marxiste, la sémiologie structuraliste, le réexamen critique de l’héritage de la photographie documentaire, et enfin les usages prescrits par l’art conceptuel à la linguistique et à la photographie3. Buchloh ajoute que l’aspect inconciliable de ces sources rend probablement la réception de l’œuvre plus difficile. Sekula termine sa réponse ainsi : « Mais est-ce que la clé d’une œuvre serait la clarté ou la précision avec laquelle elle fait la démonstration de ses filiations modernistes ?»4. En revendiquant les champs contradictoires qui l’ont mobilisée, Sekula confirme que sa démarche se constitue à partir du réel, non à partir du territoire de l’art, revendication partagée par les artistes qu’il cite dans « Défaire le modernisme », dont Martha Rosler. La praxis de Sekula est une expérimentation articulant la photographie, l’écriture ou la parole en tant que conventions descriptives hétérodoxes, interdépendantes, et parties prenantes d’un contexte historique et social. Cette praxis se construit contre toute conception de l’art fondée sur la cohérence d’un système ou l’homogénéité d’un style.

Découvrant les mythes, les fantasmes et les idéologies qui ont circonscrit le statut de la photographie dans l’art à une forme autonome, Sekula se dit au contraire fasciné par le caractère manipulable et tendancieux du procédé, par son incomplétude paradoxale – la capacité à informer de ce dispositif de duplication du visible est entièrement tributaire d’un contexte qu’il ne rend pas visible5. Enfin, réaffirmant l’inscription de la photographie dans le circuit du sens, Sekula réinvestit volontairement un genre que l’institution a frappé d’obsolescence6, le documentaire comme projet social, grâce à la capacité polysémique de la séquence, de la série, et des articulations texte-image.

En réponse aux tabous du programme esthétique institutionnel de la photographie, Sekula entreprend une relecture de l’histoire de l’art « à contre-courant » en publiant en 1975 « On the Invention of Photographic Meaning » (Sur l’invention du sens dans la photographie) dans le numéro de janvier d’Artforum puis « The Instrumental Image » (L’image instrumentalisée : Steichen s’en va-t-en guerre…) dans celui de décembre. Dans le premier texte il aborde la question du discours tenu par les photographies et par conséquent des conflits d’intérêts qui s’y manifestent7. Il déconstruit la supposée « transparence » du médium qui l’associe à la « vérité », pour souligner l’aspect circonstanciel, historique et idéologique, du sens. Il prolongera ce raisonnement dans « Trafics dans la photographie », en analysant la croyance en un langage universel de l’image, capable de transcender les différences entre cultures : un équivalent universel calqué sur le modèle de la monnaie et qui se prête idéalement à l’impérialisme culturel.

Dans « L’image instrumentalisée, Steichen s’en va-t-en guerre », Sekula détaille les stratégies opportunistes de l’artiste et futur commissaire de Family of Man, et avec elles, la construction agressive du folklore d’un art dit « populaire » et qui serait plutôt populiste : un art porteur d’une vision globale et uniforme de la société et du monde. La photographie a été ainsi mise au service d’une guerre masquée, une colonisation sociale et culturelle qui ne disait pas son nom. En tout cas en 1975, les galeries de photographie du MoMA portaient encore celui de Steichen, et les positions de Sekula vont bien évidemment hérisser le milieu institutionnel et celui, connexe, du marché.

Dans « La photographie à contre courant », le texte qui ouvre ce livre, Sekula articule très précisément ses écrits théoriques à sa pratique de l’image, et introduit dans ce cadre chacun des textes (y compris l’absence de « Photography Between Labour and Capital » indissociable d’un projet collectif sur les archives d’un studio de photographie8). Il parle de coexistence alternée des activités de théoricien et d’artiste et précise que les œuvres qui constituaient la seconde partie du livre ne sont pas une « solution pratique » aux « problèmes théoriques » développés dans la première9. La situation est en réalité inverse : ces premiers essais explorent au plan théorique des questions posées à la fois par la réalisation des œuvres et par leur inadéquation institutionnelle.

Sekula est engagé et antidoctrinaire10. Sa praxis investit les terrains alors bannis des références dominantes de l’art que sont la culture matérielle, l’histoire sociale, la psychanalyse, et n’exclut de son analyse aucun mode de production du visible, qu’il soit scientifique, militaire, industriel ou artistique.

 

Réception

Les textes écrits entre 1975 et 1986, et qui ont en leur temps informé les théories anglo-saxonnes de l’art et de la photographie, ont joué un rôle précoce dans l’intégration de la pensée théorique européenne aux États-Unis et n’ont pas d’universel dans la réflexion française de leur époque. La nouveauté de cette démarche a en effet bouleversé les approches de la photographie aux États-Unis, où elle a un impact dans l’histoire des médias11, mais aussi chez les artistes et les historiens de l’art. Sally Stein12, Abigail Solomon-Godeau, Benjamin Buchloh en témoignent dès la fin des années 1970. Rosalind Krauss fait paraître Notes sur l’Index en 1977, et elle a alors déjà lu, écouté et invité Allan Sekula à de nombreuses reprises. Dans l’introduction au numéro d’October intitulé Photography, a Special Issue, à l’été 1978, Annette Michelson et elle spécifient dans une note concernant l’état calamiteux du discours théorique et historique en ce domaine que seule « l’œuvre critique d’Allan Sekula offre une exception et une alternative à la censure qui prévaut sur ces aspects problématiques de la photographie »13. Pourtant dans Le Photographique, Pour une théorie des écarts, le livre publié seulement en français où elle réunit en 1990 différents textes sur l’art « à partir » de la photographie, qui a profondément modifié paysage théorique hexagonal et qui aurait pu contribuer à introduire la pensée de Sekula, ce dernier ne figure que dans une note aussi laudatrice que brève14Krauss est publiée en français grâce à Hubert Damisch, passeur important de la théorie américaine en France au travers en particulier de sa participation à October et à la revue Macula15. Mais ce dernier prend en considération le domaine de l’art et non celui, quasi inexistant alors en France, d’une « histoire » attachée à la photographie. Il ne mentionne dans son introduction d’autre antécédent que les textes de Walter Benjamin et de Roland Barthes, confirmant l’absence sur la scène française des textes de l’artiste américain et le silence sur leurs effets16. Ce silence s’est étendu à la majeure partie des auteurs de The Contest of Meaning17. C’est tout un pan de la théorie de la photographie18 qui passe à la trappe. Concernant la réception de Sekula en France, il faudra attendre son séjour à l’atelier Calder à Saché en 1998 pour la parution de « Allan Sekula Réalisme critique », un entretien réalisé par Pascal Beausse19.

Pour les étudiants français, l’accès à Photography Against the Grain était doublement barré : le livre était introuvable et la lecture des textes exigeait un niveau d’anglais élevé. Les relire aujourd’hui conduit à effectuer quelques réglages : l’association entre la recherche descriptive, l’élagage théorique, et la forme expérimentale de l’œuvre résonne dans le ton spéculatif assez intense des essais. Ces réglages contredisent la scission qui a persisté dans la réception du travail de Sekula, reposant sur la tradition qui porte au déficit de l’artiste les qualités du théoricien. Schize très répandue dans l’art et reposant sur deux folklores qui se contaminent : l’un qui hiérarchise pratique et théorie20, l’autre fondé sur la croyance que les artistes ne sauraient aborder la théorie sans perdre leur puissance créatrice. Hormis quelques autobiographies, les écrits d’artistes politiquement engagés sur la photographie sont alors rares21. L’artiste conceptuel britannique Victor Burgin publie en 1976 Two Essays on Art, Photography and Semiotics22 et inscrit la photographie, le texte, et l’image mobile dans ses protocoles critiques. En 1982, Burgin invite « Sur l’invention du sens dans la photographie » dans son anthologie Thinking Photography23. L’importance de ses écrits sur la scène théorique, et son rôle dans l’enseignement, ont certainement fini par contrarier la réception de son œuvre dans son propre pays. Le parallèle avec Jeff Wall, qui lui aussi pratique la photographie après l’art conceptuel et qui se revendique du marxisme à ses débuts, est bien moins pertinent puisque ce dernier écrit sur l’art, avec pour objectif d’y constituer une généalogie pour la photographie24. Sekula travaille d’emblée hors de la « tradition » dont il conteste l’idéologie, et ouvre radicalement le champ du photographique en refusant de hiérarchiser inventions vernaculaires et recherches artistiques. À ses yeux l’art véhicule autant de conformisme que le photoreportage journalistique : « Ce qui passe pour la conscience morale de la photographie contemporaine n’est qu’une réitération du paradoxe crétois, avec toutefois un aspect hiérarchique : “Tous les photographes sont des menteurs. Je suis un artiste qui utilise des photographies. Par conséquent je suis plus malin que cette crétine de photographe qui s’imagine qu’elle dit la vérité” »25. La sensibilité ontologique de la photographie fait d’elle un symptôme et un activateur à la fois de l’impureté des médiums et des catégories. Duchamp l’a mise en œuvre comme facteur d’érosion de la distinction entre ce que l’art admet du réel et ce qu’il en exclut, et de toute séparation définitive entre reportage et fiction26. Elle est un outil idéal pour travailler la limite entre l’art et ce qui n’en est pas. Le projet documentaire de « réalisme critique » de Sekula engage une discussion sur l’hégémonie du visible, où la photographie est convoquée pour son impureté même. Il écarte l’alternative entre la question de la représentation et celle de l’action, et refuse de scinder l’esthétique et le politique27.

 

Matérialisme historique

Le chantier ouvert par Sekula dans la théorie et l’histoire de la photographie visait en premier lieu la doxa moderniste régnante, celle d’une photographie « pure » qui revendiquait simultanément son autonomie par rapport aux autres médiums, en particulier au langage, une forme d’étanchéité à tout contexte social et politique, et une capacité à capitaliser la totalité du monde visible sur un plan d’équivalence. L’urgence, pour le tout jeune artiste, est de dégager le médium de la paralysie formaliste et des empreintes idéologiques dont il était chargé aux États-Unis par une historicisation de la photographie autoritaire et exclusive, teintée de nationalisme et fondée sur une lecture très orientée des grands photographes américains : Alfred Stieglitz, Lewis Hine, Walker Evans, etc. Les documents photographiques conceptuels en avaient pris le contrepied sans la déconstruire, avec pour toute alternative la conception populiste du médium à laquelle Steichen avait donné ses lettres de noblesse et que le Pop art avait simultanément démystifiée et ré-esthétisée.

Lecteur de Walter Benjamin, Sekula entreprend sous son égide une histoire matérialiste de la photographie28. Contre l’histoire figée dans « l’image “éternelle” du passé » il cherche « une expérience unique de la rencontre avec ce passé » et pour cela il analyse rétroactivement tout à la fois les étapes de la fabrication de modèles devenus dominants et le refoulé qui les a autorisés. Ces modèles ont en commun d’évacuer la dimension sociale de la réalité dont la photographie est ontologiquement l’empreinte visuelle, et promeuvent de surcroît la validité d’une lecture immédiate des images, les tenant pour des informations pures, excluant le recours aux mots. « Steichen s’en va-t-en-guerre » fait la démonstration radicale de l’efficacité de l’empreinte laissée par

différentes opérations stratégiques d’annulation du sens, si acrobatiques soient elles. Mais la démarche de Sekula est critique et non morale, il ne condamne en aucun cas le médium, et la déconstruction de l’épopée racontée par Stieglitz sur le Steerage dans « Sur l’invention du sens… » ne contredit pas son admiration pour l’image en question29. Sekula ne pratique pas l’anathème, il investit le territoire miné de l’hyper visibilité et en fait apparaître certains effets de réel qui sont des effets de pouvoir – comme dans Aerospace Folktales, lorsqu’il photographie les portraits de famille accrochés au mur selon un motif de grille, une arborescence géométrique qui donne aux clichés un caractère bureaucratique très moderniste, signalant la porosité de l’espace domestique à des structures sociales autoritaires. La société est un territoire de conflits. Sekula utilise la photographie parce qu’elle est contaminée par ces mêmes conflits et parce qu’elle se prête aux manipulations de tout ordre. L’appareillage de réajustements critiques contenu dans ces premiers textes examine cette économie de l’imaginaire à laquelle contribue la photographie associée à toute mise en ordre, par exemple dans ses tâches d’inventaire ou d’archivages artistiques ou non, en instituant sans le dire un certain équilibre entre ce qui est rendu visible et ce qui ne l’est pas. « Je me souviens d’avoir été particulièrement ennuyé par la position qu’avait prise l’exposition de la George Eastman House à Rochester en 1975, New Topographics, même si j’aimais l’œuvre de la plupart des photographes qui y participaient. On y voyait un paysage modifié par les hommes, de manière parfois absurde, mais aucune vraie présence humaine ou sociale. En 1976, je plaisantais en disant que c’était l’école de la “bombe à neutron” de la photographie : on tue les gens mais on protège l’immobilier »30.

 

 

***

 

Trafics dans la photographie

1981

 

Extrait p. 181-187

 

  1. Introduction : entre esthétique et science

 

Dans ce texte je vais tenter d’élaborer une conception active et critique des conventions en vigueur dans le domaine de la représentation, en particulier concernant la photographie31. Le discours qui environne cette dernière véhicule paradoxalement à la fois la notion de discipline et celle de liberté, la notion de vérité rigoureuse et celle de plaisir déchaîné. Faire taire les tensions inévitables nées de ces contradictions relève d’un vrai tour de passe-passe. Quelques acrobaties et une certaine pensée politique sont nécessaires. Nous sommes en effet invités à slalomer entre vérités et plaisirs photographiques, avec une conscience très réduite de la nature de la piste et des muscles que nous mobilisons pour glisser sans effort apparent.

Par discours, j’entends le jeu puissant de croyances tacites et de conventions formelles qui place les membres de la société dans des positions réceptives et engagées face à la fonction sémiotique de la photographie. Ce discours – limité et déterminé par les forces culturelles, politiques et économiques plus vastes auxquelles il contribue – légitime autant qu’il dirige les différents circuits du commerce de la photographie. Il gère paisiblement nos capacités à produire et à consommer l’imagerie photographique. Il les restreint, le plus souvent sous couvert d’une liberté sémiotique apparemment illimitée et d’un jugement esthétique intemporel, surtout dans les variantes les plus célèbres et les plus séduisantes de cette imagerie. Contenu dans les textes académiques et « populaires », dans les livres, dans les journaux, les magazines, dans les dispositifs institutionnels et commerciaux, dans le design de l’équipement photographique, dans l’enseignement, dans les rituels sociaux quotidiens, et – à travers les effets de ces contextes – dans les photographies elles-mêmes, ce discours produit une force à la fois matérielle et symbolique et lie inextricablement le langage au pouvoir. Par dessus tout, le fait d’isoler momentanément cette pratique et cette idéologie de la représentation, historiquement spécifiques, ne doit pas nous faire oublier que d’autres idéologies discursives s’y concrétisent – y trouvant à la fois vérité et satisfaction. Il s’agit de la « famille », de la « sexualité », de la « consommation » et de la « production », du « gouvernement », de la « technologie », de la « nature », de la « communication », de l’« histoire », et ainsi de suite. Un aspect majeur de l’association de la photographie et du pouvoir réside là-dedans. Par ailleurs, comme dans toute culture qui naît d’un système d’oppression, les discours les plus puissants dans la vie quotidienne sont ceux qui émanent du pouvoir et incarnent une autorité institutionnelle. Pour nous aujourd’hui ces voix affirmatives et toutes puissantes s’expriment d’abord en faveur du Capital, et accessoirement en faveur de l’État. Cet essai veut explorer concrètement les incohérences et les faiblesses de ce réseau de liens entre langage et pouvoir.

La photographie est hantée par deux fantômes bavards : celui de la science bourgeoise et celui de l’art bourgeois. Le premier de ces fantômes continue à parler de la vérité des apparences, d’un monde réduit à un ensemble de faits positifs et à une constellation d’objets à connaître et à posséder. Au second incombe la mission historique de faire pardonner et de compenser les atrocités commises par la main servile – et très spectrale – de la science. Il nous propose un sujet reconstruit en la personne radieuse de l’artiste. Des commentaires affirmatifs sur la photographie se sont engagés dès 1839 dans un pas de deux, comique et interminable, entre le déterminisme technologique et la notion d’auteur, entre la foi dans les pouvoirs objectifs de la machine et la croyance aux capacités subjectives et imaginatives de l’artiste. En persistant à défendre la coexistence harmonieuse des vérités optiques et des plaisirs visuels, en attelant un scientisme positiviste à une métaphysique romantique, le discours photographique a tenté de défaire, aux plans philosophiques comme institutionnels, la séparation des pratiques scientifiques et artistiques qui caractérise la société bourgeoise depuis la fin du xviiie siècle. Les défenseurs de la photographie ont à la fois confirmé et contesté le clivage kantien de l’épistémologie et de l’esthétique ; certains argumentent en faveur de la vérité, d’autres en faveur du plaisir, et la plupart pour les deux, tenant le plus souvent un double discours. (Une troisième voix subsiste, habituellement assimilée à une position social-démocrate, et disserte sporadiquement sur la dimension éthique du sens dans la photographie, tentative de fusionner les sphères distinctes des faits et des valeurs et de greffer une moralité essentiellement réformiste sur l’empirisme). Ce tour de passe-passe philosophique témoigne d’une crise constante au cœur même de la culture bourgeoise, une crise qui prend ses racines dans l’émergence de la science et de la technologie comme forces productives apparemment autonomes. La culture bourgeoise a dû compter avec les menaces et les promesses de la machine, à laquelle elle continue de résister tout en se l’annexant32. L’image photographique, fragmentaire et mécanique, est centrale pour cette crise et cette ambivalence ; l’annexion est la nature du travail et de la créativité sous le régime capitaliste. Par dessus tout, la force idéologique de la photographie dans l’art de la société moderne repose sans doute sur le fait qu’elle semble réconcilier des énergies créatives humaines avec un processus de mécanisation mené scientifiquement : malgré la division moderne industrielle du travail et l’industrialisation du travail culturel, malgré l’obsolescence historique, la marginalisation et la dégradation des modes de représentation artisanaux et manuels, la catégorie à laquelle appartient l’artiste continuerait à vivre dans l’exercice d’une domination purement mentale et imaginaire de l’appareil photographique33.

Mais durant la seconde moitié du xixe siècle, une tension fondamentale s’est développée entre les usages de la photographie qui comblaient une conception bourgeoise du soi et ceux qui cherchaient à établir et à délimiter leterritoire del’autre. Autrement dit, toute œuvre d’art photographique dissimule son revers dans les archives de la police. Dans la mesure où la société bourgeoise repose sur la défense systématique des relations de propriété, et où les bases légales du moi sont établies par les droits de propriété, tout portrait reconnu d’un « homme de génie » par un « homme de génie » trouve sa contrepartie dans une photo d’identité judiciaire. Les deux entreprises sont motivées par la même foi inquiète en la catégorie de l’individu. Tout paysage romantique trouve de même un écho funeste dans la photographie aérienne d’un terrain bombardé. Et dans la mesure où la sexualité moderne a été inventée et canalisée par la médecine officielle, toute photographie érotisée du corps dissimule une relation avec une description anatomique clinique.

Avec la naissance des sciences sociales modernes, on assiste à l’organisation d’un flux régulé de relations de pouvoir symbolique et matériel entre le sujet pleinement humain et un objet qui le serait beaucoup moins, selon des vecteurs de race, de sexe et de classe sociale. L’appropriation socio-scientifique de la photographie a conduit à un genre que j’appellerai le réalisme instrumental : des projets figuratifs voués à de nouvelles techniques d’évaluation et de contrôle sociaux, et à la nomination, la catégorisation et l’isolation systématiques d’une altérité supposée déterminée par la biologie et que le « langage » du corps manifesterait. Les premières photographies anthropologiques, criminologiques et psychiatriques, tout comme la photographie d’étude du mouvement utilisée plus tard dans l’analyse scientifique et dans la gestion des processus de travail, constituent des tentatives ambitieuses de relier l’empirisme optique au concept statistique et abstrait de vérité. Il s’agit de passer de la spécificité du corps aux lois abstraites et mathématiques de la nature humaine. C’est ainsi que la photographie s’attelle à la locomotive du positivisme.

Mais tournons-nous un instant vers le culte symboliste de la métaphore, tellement central dans la rhétorique de la photographie d’avant-garde émergente aux États-Unis dans le premier quart du xxe siècle. Dans sa tentative d’établir un jeu métaphorique flottant ou une équivalence des signifiés, cette photographie influencée par le symbolisme s’est fondamentalement constituée du désir d’occuper une petite zone d’autonomie créative à l’intérieur d’un médium corrompu et instrumentalisé, un médium qui n’avait cessé de démontrer sa complicité avec les forces de l’industrialisation. Ainsi le libre jeu des associations métaphoriques s’opposait-il implicitement à la métonymie servile du réalisme instrumental et du réalisme sentimental de la photographie de famille de la fin du xixe siècle. L’abstraction figure peut-être le but ultime du symbolisme, mais ici revêtue d’un costume métaphysique et spiritualiste plus que d’un habit positiviste. La science moderne et l’art moderniste ont pareillement fini par vénérer des cathédrales flottantes de relations formelles, abstraites, mathématiques reposant sur des « lois ». La question fondamentale à poser est peut-être celle-ci : la représentation photographique traditionnelle, qu’elle soit symboliste ou réaliste dans sa rhétorique formelle dominante, peut-elle ou non transcender la logique envahissante de la forme marchandise, l’abstraction des échanges qui hante la culture du capitalisme ? Le symbolisme prend son origine dans le refus radical de tout sens instrumental, mais il semble avoir été absorbé par la culture de masse et enrôlé dans le spectacle qui donne une chair imaginaire au régime abstrait de l’échange des marchandises.

Aucune théorie de la photographie ne peut occulter la concordance masquée de ces extrêmes de la pratique photographique, sans tomber dans une simple promotion culturelle, la musique de fond intellectuelle qui accueille la photographie dans le supermarché d’une haute culture bureaucratique. Cette musique est devenue, dans la période capitaliste récente, de plus en plus indistincte de la culture de masse dans sa dépendance structurelle aux formes de la publicité et du vedettariat. Une théorie critique de la photographie doit, en dernier ressort, impliquer la pratique pour montrer la voie d’une pratique culturelle radicale réinventée. Il reste nécessaire de découvrir et d’inventer d’autres grands défis à l’ordre du monopole capitaliste, les résistances qui unissent la culture et la politique. La révolte symbolique reste insuffisante, comme toute conception purement instrumentale de la politique. Cet essai est une tentative de formuler des questions que je considère comme préliminaires, mais indispensables, en ce sens.

 

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références

références
1 « Photography Between Labor and Capital », 1973, in Mining Photographs and Other Pictures, 1948-1968: A Selection from the Negative Archives of Shedden Studio, Glace Bay, The Nova Scotia series, Cape Breton, 1983
2 « Conversation between Allan Sekula and Benjamin Buchloh », op. cit.
3 Idem
4 Idem
5 « La photographie constitue un énoncé “incomplet”, un message dont la lisibilité repose sur une matrice externe de conditions et de présupposés. C’est-à-dire que la signification d’un message photographique est nécessairement déterminée par un contexte ». In « Sur l’invention du sens dans la photographie » (p. 67).
6 En particulier par le directeur de la photographie au MoMA, John Szarkowski, qui dans l’exposition New Documents en 1967 revendique un retour à l’implication personnelle, applaudissant la volonté de photographes comme Garry Winogrand Diane Arbus ou Lee Friedlander « non de réformer la vie [comme le voulait l’orientation sociale des photographes documentaires des années 1930] mais de la connaître ».
7 « Tous les messages sont des manifestations d’intérêt. Et aucun modèle critique ne peut ignorer que les intérêts sont en lutte dans le monde réel ». In « Sur l’invention du sens dans la photographie » (p. 67).
8 Mining Photographs and Other Pictures, op. cit.
9 « La photographie à contre courant », p. 51. Par ailleurs « Défaire le modernisme » se conclut sur cette citation de Marx : « La solution des contradictions théoriques n’est possible que d’une manière pratique, par l’énergie pratique des hommes ». Karl Marx et Friedrich Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, Maspero, Paris, 1976, p. 189, in « Défaire le modernisme » (p. 143).
10 Le titre de l’œuvre de Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems (1974-75), que Sekula commente dans « Défaire le modernisme », expose particulièrement ce principe, fondamental pour cette génération d’artistes post-conceptuels politisés, de distanciation formelle et idéologique.
11 Voir par exemple John Tagg, The Burden of Representation, non traduit en France et rarement cité, University of Massachussetts, 1988, qui s’appuie sur les travaux de Foucault et d’Althusser pour analyser l’impact de la photographie sur la théorie des médias.
12 Sally Stein, dont Sekula mentionne à plusieurs reprises l’influence dans les textes de ce livre, partage sa vie depuis 1979.
13 Photography, a Special Issue, October n° 5, Summer 1978, Introduction, p. 4.
14 Le Photographique, pour une théorie des écarts, Macula, Paris, 1990, p. 56, note 27 in « Existe-t-il un objet de pensée que désignerait l’expression Histoire de la photographie ? ».
15 Son texte « Five Notes for a Phenomenology of the Photographic Image » figure dans le numéro d’October, op. cit.
16 Un silence qui s’étend à La Nouvelle Histoire de la Photographie de Michel Frizot où Allan Sekula ne figure ni dans l’index, ni dans la bibliographie. La tendance générale est de faire de Notes sur l’index, la première opposition au modernisme dans la théorie photographique. Voir par exemple : Katia Schneller « Sur les traces de Rosalind Krauss, La réception française de la notion d’index. 1977-1990 », in Études Photographiques n° 21, décembre 2007.
17 Voir à ce propos l’introduction de « Le corps et l’archive », p. 223.
18 En France, la photographie a donné lieu entre 1982 à 1985 à une approche surtout patrimoniale dans la revue Photographies dirigée par Jean-François Chevrier, et une approche théorique, essentiellement préoccupée d’une politique d’auteurs dans les Cahiers de la photographie (1981-1990), fondés par Gilles Mora, Claude Nori et Bernard Plossu.
19 Art Press 240, novembre 1998, op. cit.
20 Voir à ce propos le texte « School is a Factory », Dismal Science, op. cit.
21 L’autre domaine où se constitue une importante théorie critique de l’image serait le cinéma documentaire ou expérimental, avec en particulier les échanges constants entre production théorique et production artistique chez Harun Farocki dès l’époque de la revue Filmkritic à Berlin.
22 Londres, Robert Self Publications.
23 Thinking Photography, édité par Victor Burgin, The Macmillian Press LTD, 1982. Le livre réunissait outre « On the Invention of Photographic Meaning » d’Allan Sekula, « The Author as Producer » de Walter Benjamin, « Critique of the Image » d’Umberto Ecco, « Photographic practice and art theory », « Looking at Photographs », et « Photography, Phantasy, Function » de Victor Burgin, « The Currency of the Photograph » de John Tagg, et « Making Strange, the Shattered Mirror » de Simon Watney.
24 En 1977, Jeff Wall abandonne l’art conceptuel pour une forme photographique qui associe l’ère des médias et la peinture d’histoire, et à laquelle ses textes offrent une généalogie ancrée dans l’histoire du collage et du photomontage des avant gardes historiques – position à la fois hétérodoxe et potentiellement satisfaisante pour l’orthodoxie car elle ne menace nullement l’intégrité de l’art. Son texte sur les écrits d’artiste, « Une écriture en miroir particulièrement réflexive », dans lequel il est surtout question des écrits de Dan Graham, ne mentionne dans les écrits théoriques d’artistes que Patrick Ireland (alias Brian O’Doherty), Tom Lawson, Peter Plagens, et Collier Shorr. Essais et entretiens, 1984-2001, éditions des Beaux arts de Paris, 2001, p. 329. Sur le parallèle qui a été fait entre Wall et Sekula voir H. Van Gelder « A Matter of Cleaning up: Treating History in the Work of Allan Sekula and Jeff Wall », History of Photography, 31, Spring 2007, p. 68-80 et H. Van Gelder «The Theorization of Photography Today: Two Models » in J. Elkins (ed) Photography Theory, New York, Londres : Routledge, 2007, p. 299-304.
25 Entretien Pascal Beausse, art Press, op. cit.
26 Sur Marcel Duchamp et la photographie, voir en particulier Catherine Perret, Les porteurs d’ombre, mimésis et modernité, Éditions Belin, Paris, 2002.
27 Allan Sekula s’est intéressé aux théories de Jacques Rancière dès les premières traductions de ses livres (La nuit des prolétaires en 1989, Le maître ignorant en 1991, La Mésentente en 1998), dont il mentionne l’importance en particulier dans la conversation avec Benjamin Buchloh, op. cit. p. 36.
28 Sur le rôle joué par la lecture des textes de Walter Benjamin voir l’introduction de « La photographie à contre courant » (p. 51).
29 Voir également l’analyse détaillée de cette image dans « La mutinerie fantôme », in Fish Story, Catalogue du Musée des Beaux-Arts et de la dentelle de Calais (p. 56-59).
30 Allan Sekula, « California Stories », texte de présentation de l’exposition chez Christopher Grimes, Los Angeles, 2011.
31 Une version antérieure et plus brève de cet essai est parue dans le Australian Photography Conference Papers, Melbourne, 1980. Merci aux éditeurs de Working Papers on Photography, Euan McGillivray et Matthew Nickson.
32 En 1790, Kant séparait le savoir et le plaisir d’une manière qui anticipait pleinement le statut bâtard de la photographie : « Si l’art correspond à la connaissance d’un objet possible et se borne à accomplir les actes nécessaires afin de le réaliser, il s’agit d’un art mécanique; mais s’il a pour fin immédiate le sentiment de plaisir, il s’appelle un art esthétique ». Kant, « Analytique du sublime » in Critique du Jugement, trad. Alain Renaut, éd. Aubier, Paris, 1995, p. 291. Un certain nombre de textes semblent concerner la question du photographe comme simple « appendice de la machine ». Le droit saisi par la photographie, Éléments pour une théorie marxiste du droit, éd. Maspero, « Théorie – Série Analyses », 1973 ; rééd. Christian Bourgeois, Paris, 1980 ; la 3e édition, Flammarion, coll. Champs, Paris, 2001 de Bernard Edelman, est d’une importance particulière. Labor and Monopoly Capital, New York, 1974 de Harry Braverman, est moins directement lié, mais intéressant, tout comme Intellectual and Manual Labor, Londres, 1978, de Alfred Sohn-Rethel, ainsi qu’un essai de Raymond Williams, « The Romantic Artist » dans Culture and Society, New York, 1958, p. 30-48.
33 Je remercie Sally Stein pour nos discussions sur la relation entre le management scientifique et le développement de la culture visuelle mécanisée dans les débuts du XXe siècle, et particulièrement pour m’avoir transmis un essai non publié écrit en 1980 sur ce sujet, « The Graphic Ordering of Desire : Modernization of The Ladies’ Home Journal, 1914-1939 ». Ses critiques et son soutien ont été très importants. Mes remerciements également à Bruce Kaiper pour la lucidité de son essai, « The Human Object and its Capitalist Image », Left Curve n° 5, 1976, p. 40-60, et pour de nombreuses conversations sur ce sujet