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Cédric Durand, Le capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, 224 pages, 17 €.

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Épilogue

« Le marché est un Léviathan déguisé en mouton », nous dit le théoricien Fredric Jameson. « Son rôle n’est pas de favoriser et perpétuer la liberté, mais au contraire de la réprimer » (1991, p. 273). L’idéologie de marché revêt les atours de la liberté, mais elle interdit aux êtres humains de prendre collectivement et consciemment leur destin économique en main, arguant que de telles tentatives ne peuvent conduire qu’à des tragédies. C’est une chance de pouvoir s’en remettre au Dieu caché de la main invisible, le marché d’Adam Smith qui fait des vices privés des vertus publiques et rend censément harmonieuse la confrontation des intérêts (Perrot, 1992).

Ce mythe conduit à abdiquer la liberté d’organiser l’avenir par la délibération et son corollaire, la possibilité de réviser cette planification au fur et à mesure du déploiement de l’inattendu. Avec le projet néolibéral de libre marché, les sociétés abandonnent la maîtrise du temps aux mécanismes impersonnels de la finance ; celle-ci gagne alors un pouvoir disciplinaire auquel doivent se soumettre les agents économiques publics et privés. De ce dispositif découlent la cupidité des banquiers et des investisseurs et l’instabilité macroéconomique. Mais ce qui en constitue le coeur, c’est le capital fictif : une accumulation de droits de tirage sur la richesse à produire qui prend la forme de l’endettement privé et public, de la capitalisation boursière et de divers produits financiers.

7 ans après la plus grande crise financière que le monde ait connu, le voile de l’euphorie est tombé. Voici venu le temps des mécomptes. Celui où la magie des promesses n’opère plus. Près de trois décennies durant, la financiarisation a accordé un sursis à ce que Wolfgang Streeck appelle le« capitalisme démocratique »(2012, 2014). Grâce à l’endettement et aux cours boursiers élevés, les exigences de profit des firmes et les aspirations à la consommation et aux services publics des populations purent être en partie satisfaites, en dépit d’une nette décélération économique par rapport à la période d’après-guerre. Ceux qui acceptèrent les engagements pris (les actionnaires, les riches épargnants, les investisseurs institutionnels) sont enchantés car leur richesse financière, qu’ils pensent toujours convertible en monnaie, et donc en biens et services, s’est considérablement accrue. Dans certains pays, le premier rôle fut dévolu à la dette publique, dans d’autres ce sont les prêts à la consommation et l’accès à la propriété qui jouèrent les vedettes. Certains, en particulier l’Allemagne, parvinrent à endiguer la progression des formes élémentaires du capital fictif dans leur économie domestique en accumulant les excédents commerciaux. Néanmoins, même dans ce cas, la contrepartie des excédents des uns, ce sont les déficits des autres, donc, pour l’essentiel, l’acceptation de titres financiers émis à l’étranger. Or l’ouragan de 2008 l’a montré sans équivoque, nul n’échappe à l’emprise du capital fictif.

La crise survient lorsque le doute s’installe, quand le labeur qui sous-tend la fortune ne suit plus l’emballement des bits. On l’a vu, l’autonomie de la finance n’est que relative. Elle peut certes tolérer des fluctuations éloignées des rendements de l’économie réelle, mais elle ne peut durablement s’arracher à l’exigence d’extraire des profits du travail et de la terre. Le capital financier pourrait n’être qu’un tigre de papier. Et pourtant il mord !

Le pouvoir acquis par le capital fictif s’incarne dans la liquidité des marchés financiers. Les titres représentent une préemption sur la production future, mais offrent aussi à leurs détenteurs la possibilité de se convertir à tout instant en monnaie véritable. Collectivement, cette liquidité n’est qu’illusion, puisque la liquidation immédiate de toutes les promesses est impossible. C’est cependant une fiction puissante. Depuis 2008, la priorité absolue donnée par les autorités publiques à la stabilité financière exprime leur détermination à valider la prétention à la liquidité du capital fictif. Or, celle-ci ne tient que par la perpétuation du respect des engagements pris. Autrement dit, les profits financiers présents soutiennent la valeur du capital fictif accumulé ; c’est seulement parce que les promesses passées sont tenues que celles faites aujourd’hui peuvent être acceptées. Garantir cette continuité des profits financiers : telle a été la grande mission des gouvernements et des autorités monétaires à chaque soubresaut financier depuis les années 1980 et, a fortiori, ces dernières années.

Cette exigence prend un caractère dramatique et qualitativement nouveau car elle s’inscrit dans un contexte d’atonie productive. Depuis près d’un demi-siècle, la croissance économique ralentit dans les pays riches. L’augmentation des paiements et des revenus financiers des firmes non financières signale une aversion pour l’investissement domestique qui nourrit ces lourdes tendances stagnationnistes. Et rien ne garantit que la sophistication technologique accélérée engendrera une nouvelle phase d’expansion économique. Comme les promesses financières pèsent de plus en plus lourd, nos sociétés suivent une trajectoire politiquement et économiquement explosive.

La matière première du capital fictif, ce sont les profits financiers. Puisque la finance ne produit rien en elle-même, ses fruits doivent être prélevés ailleurs. Nous avons identifié trois logiques socioéconomiques sous-jacentes à l’accumulation du capital fictif. Si la logique de restructuration productive associée à l’innovation était suffisamment dynamique, les profits financiers pourraient être soutenus sans infliger de dommages trop importants à la société. Mais, plus le temps passe, plus il apparaît clairement que ce n’est pas le cas. La stabilité financière dépend alors de deux autres ressorts nettement moins reluisants : la dépossession et le parasitisme.

La dépossession prend en particulier la forme des profits politiques associés aux bénéfices que le capital financier tire des interventions publiques. Ces bénéfices sont directs dans le cas des aides au secteur financier, des garanties publiques apportées aux banques et des politiques monétaires non conventionnelles qui viennent soutenir la valeur des titres. Leur contenu social est opaque : il s’agit, d’une part, d’une charge effective ou latente pour les finances publiques et, d’autre part, d’un élargissement de la puissance monétaire attribuée au secteur financier. Les bénéfices indirects sont plus immédiatement saisissables. Les mesures d’austérité qui dégradent le service public et empiètent sur les droits sociaux visent à garantir la continuité des flux d’intérêts versés par les administrations, tandis que les réformes structurelles ont pour objectif de soutenir la profitabilité des firmes – donc leur capacité à verser des dividendes, des intérêts et à générer des plus-values boursières – en diminuant le prix du travail et en ouvrant de nouveaux espaces à leurs opérations. Les réponses apportées par les gouvernements à la crise expriment précisément la logique de dépossession exigée par la finance souveraine. Pour des millions de personnes, cette dépossession est une catastrophe. Elle ne connaît d’autres limites que celle, politique, de son acceptabilité et ne pourra être mise en échec que par une combativité sociale et une capacité d’initiative des masses populaires qui ont malheureusement été insuffisantes jusqu’à présent.

La logique du parasitisme procède de la persistance d’une norme financière de rentabilité minimale. Elle agit comme un filtre sur les projets productifs en éliminant ceux qui, bien que rentables, ne le sont pas suffisamment. Cette sélection contribue à la faiblesse de la croissance et à la déprime de l’emploi. Mais elle n’existe que dans la mesure où certains circuits de valorisation du capital offrent des rendements plus importants. Les formes d’échange inégal entre les vieux pays capitalistes et les économies de la périphérie sont ici cruciales : l’insertion de l’ancien monde communiste dans l’économie mondiale et l’abandon des stratégies développementistes ont contribué à nourrir le capital fictif accumulé sur les marchés financiers des pays du centre, grâce à la diminution du prix des intrants importés ou aux dividendes rapatriés de l’étranger. Ce bonus impérial est le résultat d’une conjoncture historique très singulière : trois décennies au cours desquelles les multinationales ont pu tirer profit d’une offre de travail quasi infinie, exercer un pouvoir de marché oligopolistique à l’encontre des firmes du Sud et s’appuyer sur le rôle international du dollar et, dans une moindre mesure, de l’Euro 1. Ces privilèges du centre vont-ils se perpétuer ? Ou l’activation de la dynamique capitaliste à la périphérie conduira-t-elle inexorablement à leur érosion ? Ces questions, qui débordent le cadre de cet ouvrage, ne lui sont toutefois pas étrangères. En effet, puisque le capital fictif accumulé au centre dépend en partie des profits périphériques, sa soutenabilité a aussi une dimension géopolitique. À l’époque de l’hégémonie d’Amsterdam puis de Londres, le jeu des puissances sur la scène internationale était indissociable du rayonnement financier ; aujourd’hui, de la même façon, la prééminence militaire des États-Unis favorise le rôle international du dollar (Prem, 1997) et des institutions de Wall Street.

Dans les pays à hauts revenus, le capital fictif a cessé de dynamiser l’accumulation et devient un poids mort qui leste l’ensemble du processus de reproduction sociale. La régulation des projections financières devient chaotique. Elle procède par chocs financiers et macroéconomiques qui appellent de puissantes interventions politiques. L’insuffisance des gains du processus moléculaire de l’accumulation productive fait ainsi reposer sur le souverain la résolution d’un conflit de répartition interne et externe de plus en plus aigu. Ce retour du politique est paradoxal. L’hégémonie de la finance, forme la plus fétichisée de la richesse, ne tient que par le soutien inconditionnel des autorités publiques. Abandonné à lui-même, le capital fictif s’effondrerait, mais il entraînerait l’ensemble de nos économies dans sa chute. En vérité, la finance est un maître chanteur. L’hégémonie financière se pare des atours libéraux du marché, mais elle capture la vieille souveraineté étatique pour mieux presser à son profit les corps sociaux. Est-ce toujours du capitalisme ? L’agonie de ce système, mille fois annoncée, pourrait bien avoir déjà commencé, presque par mégarde. On ne voit pas poindre, hélas, les lendemains qui chantent de l’émancipation ; comme les ploutocrates ne peuvent se satisfaire de la stagnation, ils procèdent désormais par écrasement. Le capital volait aux peuples leurs espérances, la chape de plomb du capital fictif les prive de ce qu’ils croyaient acquis.

 

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références

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1 Sur le rôle du dollar dans le développement de la finance internationale et, en retour, le rôle de celle-ci dans le renforcement de la prééminence du dollar, voir Gerald Epstein, 2014. Concernant l’importance de l’Euro comme projet de monnaie mondiale pour les banques et les multinationales européennes, voir Costas Lapavitsas, 2013.