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Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris en 1871, Paris, Editions Libertalia, 2016, 18 euros.

Préface de Louis Janover.

Postface de Maximilien Rubel.

        

« Si le mouvement a été si mal conduit du 18 mars au 28 mai, c’est qu’il a eu pour chefs des hommes qui, sauf de rares exceptions, n’ont jamais rêvé semblable situation ; ils en ont été pour la plupart ahuris ou affolés. […] La Commune avait besoin d’administrateurs ; elle regorgeait de gouvernants. […] La Commune a été violente et faible. Elle devait être radicale et forte. »

 

Il est deux manières de commémorer des événements historiques. L’une consiste à évoquer les morts glorieux, à célébrer pieusement ou tapageusement leur souvenir. L’autre les érige en témoins et juges d’un monde qui n’a pas su réaliser leurs espérances.

Chef du personnel de l’administration de Paris, délégué aux Services publics de la Commune, Jules Andrieu (1838-1884) était un homme paradoxal : fonctionnaire froid et méthodique, épris de justice et de poésie, ami de Varlin et de Verlaine.

Dans ses Notes rédigées en 1871, il relate la façon dont il a veillé à déjouer la « machine de guerre que le gouvernement de Versailles préparait, celle dont l’effet lui paraissait le plus certain, la brusque interruption des services publics ». Il nous introduit au cœur de la besogne anonyme de ceux qui permirent à la Commune de s’écrire au quotidien en assurant la survie matérielle de Paris : acheminement de l’eau, éclairage, organisation des cimetières, entretien des égouts…

Mais Andrieu ne s’en tient pas à cela. Il rédige un « manuel pratique des fautes » de la Commune, véritable réquisitoire, parce que la révolution n’est pas morte et qu’il faut analyser « courageusement » les échecs si l’on veut parvenir un jour aux rêves des communeux : la république sociale, universelle, libre, juste et fraternelle.

Une Commune sans mythe.

 

Chapitre IV. Les barricades des abords de l’Hôtel de Ville

Si le lecteur veut bien se reporter au plan de défense que Rossel avait développé devant la Deuxième Commission exécutive, dans la nuit du 29 au 30 avril, et se rappeler que ce fut sous la promesse de rendre inexpugnables les hauteurs qui commandent Paris qu’il reçut de cette Commission, dont je faisais partie, la délégation provisoire de la guerre, il aura compris du même coup, d’une part, que je dus tenir l’ex-capitaine du génie pour un nouveau capitaine Parole, puisque son premier soin ne fut pas d’armer le Trocadéro, le Panthéon, Montmartre, le Père-Lachaise et les Buttes-Chaumont, d’autre part, que mon devoir était de parer, selon mes ressources, aux conséquences d’un aussi inqualifiable manque de parole. L’attitude correcte et parfaitement digne de Rossel devant le troisième conseil de guerre me force à bien peser mes termes et à ne point charger le seul des hommes de la Commune qui, avec Théophile Ferré et Trinquet, n’a eu recours ni au mensonge ni à la bassesse ; mais ce serait mal comprendre la tâche d’historien que de passer sous silence ou même d’atténuer la conduite plus que faible de l’homme qui, dans le court espace de sa délégation, a trouvé moyen de cumuler et d’enchevêtrer trois fautes capitales : 1°) des allures dictatoriales ; 2°) l’oubli incompréhensible de la part d’un officier spécial très distingué, qui n’a su ni pu fortifier des points stratégiques qu’il avait désignés lui-même ; 3°) une méconnaissance pour ainsi dire absolue des aptitudes guerrières du soldat-citoyen, du garde national parisien, qualités et défauts compris. Or, Rossel s’était proposé à la Deuxième Commission exécutive pour remplacer Cluseret. Il savait parfaitement que notre intention était d’arrêter Cluseret pour n’avoir jamais fourni à la Commune des rapports véridiques et des états de situation exacts. Ce n’était pas seulement la défense de Paris qu’il nous avait promise, il ne prétendait pas seulement être en mesure de refouler les armées de la réaction au-delà de Versailles ; bien plus, il affirmait pouvoir, dans un délai assez court, reprendre l’offensive contre les Prussiens. En tout cas, le Trocadéro, Montmartre, le Père-Lachaise et le Panthéon étaient, selon lui, le quadrilatère entre les côtés duquel il fallait attirer l’armée de Mac-Mahon pour l’y anéantir. Débarrassé de sa pointe de folie, ce plan de défense de Paris qu’il avait développé, comme nous l’avons dit, avec un talent de parole et une vérité d’accent inimitables, restait dans ses parties principales comme le seul moyen, je ne dirai pas de vaincre, mais de faire aux forces de l’ennemi de telles brèches qu’un pacte serait devenu indispensable entre la Commune et M. Thiers. On aurait ainsi sauvegardé des milliers d’existences en même temps que l’honneur du parti, qui se serait épuré dans le grandiose d’une pareille lutte.

C’était du moins la pensée qui me fit écouter Rossel, en qui je n’ai jamais vu qu’un soldat c’est-à-dire une personnalité peu sympathique, et qui me fit, dans cette nuit inoubliable, lui donner ma voix […]. Dans le duel de Paris contre Versailles, l’acharnement n’a pas été du côté de Paris et la loyauté du côté de Versailles. Au moment où Rossel prenait en main la délégation de la Guerre, cette dernière voie de salut pouvait encore être tentée. Il conçut le plan, il désigna le moyen, qui était le quadrilatère, et, bien loin de conduire à sa fin l’entreprise, il ne la commença même pas. En vérité, ce serait incompréhensible si on ne savait d’ailleurs que Rossel consuma ridiculement ses forces à ne croire qu’en lui, à se défier de tous, et de la Commune et du Comité central, à jouer sans leur commander « feu ! » avec les pelotons d’exécution, à s’étourdir du bruit de sa parole et à se figurer qu’il était un Romain parce qu’il savait écrire une lettre au colonel Laperche. Le malheureux, digne de ces temps de roseaux peints en fer et de bronze de pain d’épice, devait finir par rédiger l’ironique dépêche de la prise du fort d’Issy, sans se demander si l’ironie était alors de mise et si le coup de fouet qu’il espérait donner à la Garde nationale épuisée et fourbue n’aurait pas d’autre résultat que de faire tomber à plat son courage poussif. Il devait finir, copiste d’un passé qu’il était impuissant à faire revivre, par demander, dans une très belle déclamation, une cellule à la Commune sans se douter que quelques heures après, prisonnier sur parole, apprenant qu’on ne voulait pas l’entendre et désespérant dès lors de regagner par un dernier discours (toujours des mots !) son prestige perdu, il allait céder à je ne sais quelles suggestions de son louche ami, le jeune Gérardin, et, pour éviter une incarcération peu douloureuse après tout, donner occasion, par une fuite honteuse, à toutes les calomnies de ses ennemis. De cet abaissement où l’avaient conduit son absence de civisme et son amour de la pose, Rossel, surpris par les agents de Versailles dans la retraite où n’avaient pu le trouver les agents de Rigault, s’est relevé devant le troisième conseil de guerre. Tant mieux pour lui et pour nous ! Mais je puis m’empêcher de conserver une certaine rancœur contre celui qui promit tant et qui tint si peu.

Je sais toutes les entraves que lui mirent et le Comité central et Félix Pyat, son calomnieux adversaire. Mais pourquoi ce jeune homme, digne d’une meilleure destinée, n’abandonna-t-il point Félix Pyat à ses intrigues et le Comité central à son impuissance ? Pourquoi, prodigue comme il l’était de déclarations, ne fit-il pas la seule qui était nécessaire ? Pourquoi ne répéta-t-il point à toute la population de Paris ce qu’il avait dit à la Deuxième Commission exécutive ? Pourquoi n’a-t-il pas appelé à lui tous les bras et toutes les pioches nécessaires à la fortification de ces quatre ou cinq points stratégiques ? Lorsque tant d’hommes puissants et logiques meurent sans que se présente à eux l’occasion de révéler leur génie, pourquoi, lui qui pensait bien, qui parlait mieux, a-t-il manqué à l’occasion ? Et quelle occasion plus grande. Préparer quatre ou cinq forteresses d’où la Révolution acculée, mais encore menaçante, pouvait, tenant Paris sous la gueule de ses canons, imposer une paix désirée par tous les hommes de cœur à l’armée victorieuse mais mutilée de M. Thiers ? Si la guerre de Sécession des fédéraux et des confédérés des États-Unis a pu finir par une réconciliation sans représailles, c’est que, des deux côtés, elle a été conduite par des hommes qui parlaient peu et qui savaient penser la lutte jusqu’à ses dernières extrémités. Voilà ce que Rossel s’est contenté de penser et de dire ; voilà la tâche qu’il s’était imposée et à laquelle il a failli.

 

[…] À l’une des dernières réunions de la minorité chez Theisz, le délégué des Postes, Lefrançais, nous fit part de l’abandon presque absolu des murs d’enceinte de Paris qui faisaient face à l’ennemi et du délabrement de certaines portes (porte Maillot, porte d’Auteuil) qui était tel que lui, Lefrançais, avait pu les franchir aussi bien sans être empêché par leurs défenseurs absents que sans être arrêté dans la campagne par les gendarmes de Versailles dont les avant-postes s’étaient on ne sait pourquoi éloignés depuis quelques jours. Les rapports d’Yves Le Roux confirmaient en tous points l’appréciation de Lefrançais. L’armée de Versailles n’est entrée que le 21 mai, mais, avec ou sans l’appui des Ducatel connus ou inconnus, depuis au moins dix jours, elle pouvait pénétrer dans Paris. Pourquoi Thiers, pourquoi Mac-Mahon, si fougueux depuis Sedan, ont-ils retardé la revanche bizarre qu’il était de leur politique de prendre sur les Prussiens en franchissant les murs que ceux-ci n’avaient pu ou voulu emporter d’assaut ? C’est que Thiers, machiavélique, avait fait entendre raison au bouillant maréchal ; un coup de force contre Paris aurait, dès le 10 mai, fait entrer par des brèches déjà commencées par les Prussiens les bandes régulières de Versailles. Mais ce coup de force aurait eu des contrecoups d’une incalculable efficacité comme l’armement du quadrilatère, comme le viol de cette coquette surannée, la Banque de France, qui s’était tirée jusque-là à si bon compte des obsessions trop parlementaires de ses adorateurs, comme la mise à l’ombre dans des endroits très inflammables de tous les titres de propriété et de toutes les valeurs immobilières éparses dans les études de notaires ou concentrées dans les grandes compagnies : Crédit foncier, Comptoir d’escompte, etc. Les Parisiens ne savent point de sang-froid, dès le soir même de leurs jours de colère, préparer et combiner ces mesures conservatrices des hommes, si ce n’est des choses qui, mettant un gage entre les mains des vaincus, sauvent, quand elles sont prises à temps, et les choses et les hommes. M. Thiers savait cela, mais, par contre, il n’ignorait pas non plus que les Parisiens, pourvu qu’ils aient quelques heures devant eux, vont si vite en besogne qu’ils rattrapent quelquefois les mois et les jours perdus. Dès le commencement de mai, circulaient dans le public, arrivaient jusqu’aux délégations des projets assez semblables les uns aux autres et qui portaient tous sur ce point que les quelques otages vivants pris par la Commune étant des garanties évidemment insuffisantes, il fallait se ménager des gages plus sérieux. Tout le Paris combattant qui avait eu des parents ou des amis fusillés dans des guet-apens tendus par les ex-sergents de ville, à qui, de temps à autre, revenaient des commandants et autres officiers avec la tête soit complètement charbonnée, soit tout simplement roussie par des obus à pétrole du maréchal Mac-Mahon – qui, depuis, sur sa fameuse épée de Sedan, devait jurer par Bonaparte que jamais, au grand jamais, Versailles n’a recouru à ce moyen dédaigné des Prussiens –, tous ces soldats de la Commune qui sentaient qu’il n’y aurait point de quartier ni pour eux ni pour les femmes, cantinières ou non, ni pour leurs enfants, qu’ils fissent ou ne fissent point partie des pupilles de la Commune, bref, toute la Garde nationale de Paris savait dès les premiers jours de mai que M. Thiers, athée pratique, se souciait bien moins de la vie de l’archevêque de Paris que de l’existence d’un bon ex-garde-chiourme capable de rendre de véritables services, c’est-à-dire de lever la crosse devant des gardes nationaux débonnaires et de la leur briser sur la tête par un moulinet digne de Lacour. Le couronnement du plan de M. Thiers qui, il y a vingt-trois ans, l’avait soumis à Louis-Philippe – mais celui-ci n’avait pas été assez Bonaparte pour y souscrire – n’était donc pas de prendre Paris, mais après avoir entretenu par une feinte retraite les illusions de ses défenseurs, de le surprendre au moment même où nombre de ses émissaires à lui, Adolphe Thiers, faufilés un peu partout et surtout aux meilleurs postes, dans l’armée de la Commune, crieraient victoire avec un ensemble renforcé par tous les niais sincères de la troupe. […]

 

À mon retour à l’Hôtel de Ville, les barricades dont nous avions fixé l’emplacement dans la nuit s’élevaient déjà de terre. Ce n’étaient point des pavés plus ou moins régulièrement entassés, mais bien des constructions de terre empilée dans des tonneaux, avec créneaux et matelas de gazon, le tout d’une épaisseur telle que le double passage ménagé pour desservir l’intérieur de la barricade tournait autour d’un véritable bastion qui barrait le milieu de la rue, tandis que les deux ailes de la barricade s’étayaient à l’avancée contre de solides maisons entièrement bâties de pierres de taille. Les femmes et les enfants nous prêtaient le concours le plus actif. Les femmes, dans cette agonie de la Commune, devaient montrer un dévouement qui a étonné d’abord nos adversaires. Mais cette surprise n’a pas duré longtemps ; le journalisme qui se faisait gloire de servir d’état-major à Mac-Mahon trouva bien vite un moyen de calomnier ce dévouement et de faire d’héroïnes un objet de la haine générale. Mettant à profit une faute des derniers défenseurs de la Commune, qui incendiaient, ce qui n’est pas stratégique, au lieu de faire sauter, ce qui rentre dans toutes les règles, messieurs du Figaro, du Gaulois et de Paris-Journal inventèrent les pétroleuses.

 

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