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Agone 56, « Porte-parole, militants et mobilisations », Paris, Agone, 2015, 200 pages, 20  € 

 

Editorial : que portent les porte-parole ?

La confiscation des protestations populaires et le détournement des luttes par les appareils militants sont des risques inhérents aux mobilisations collectives. La réflexion sur les dangers de la bureaucratisation est aussi vieille que le mouvement ouvrier lui-même, elle a accompagné la structuration du syndicalisme puis l’émergence des partis de masse au début du 20e siècle. L’enjeu de la dénaturation des mouvements sociaux dans les processus d’organisation et de représentation des intérêts des classes populaires reste d’une actualité brulante à l’issue des insurrections récentes du printemps arabe. Repenser les formes et les effets de la bureaucratisation des organisations militantes apparaît d’autant plus nécessaire que l’on ne se trouve plus dans une période marquée par une forte combativité ouvrière et par les pesanteurs d’une culture organisationnelle de tradition communiste contre lesquelles s’est construite, dans le contexte français, la dénonciation des « appareils » militants1.

Pour aborder ces questions, nous avons choisi comme point de départ l’analyse de Frances Fox Piven et Richard A. Cloward, auteurs d’une critique radicale des bureaucraties militantes dans Poor People’s movements. Why they succeed, how they fail (Pantheon Books, New York, 1977). Militants de la gauche américaine, ces universitaires ont montré de quelles manières les leaders des mobilisations populaires, en devenant des professionnels de la lutte, sont progressivement conduits à modérer la radicalité des protestations des plus démunis contre l’ordre social. L’institutionnalisation des mobilisations se réalise au prix d’une domestication de leur charge révolutionnaire. Leur étude, devenue « un classique » pourtant jusqu’ici non traduite en français, s’inscrit dans une réflexion initiée notamment par le sociologue italien Robert Michels, qui a théorisé la « tendance à l’oligarchie » des organisations militantesdans Les partis politiques (Flammarion, 1914 [1911]). Pour cet observateur du parti social-démocrate allemand au début du 20e siècle, un temps proche des idées du syndicalisme révolutionnaire, les partis révolutionnaires tendent à se muer en organes d’opposition parlementaire du fait de l’intérêt de leurs dirigeants à conserver des positions de pouvoir.

Engagés dans les combats américains des années 1960 et 1970 pour les droits sociaux, Frances Fox Piven et Richard A. Cloward ne s’opposent pas par principe à toute organisation. Pour eux, l’enjeu est plutôt de saisir les conditions qui rendent possible l’émergence d’actions contestataires « à la base » qui, tout en étant coordonnées, n’excluent pas les classes populaires de la direction de la mobilisation. Si ce dossier vise à comprendre les risques de confiscation des protestations par leurs dirigeants, il s’agit également de contrer le dénigrement de l’ensemble des militants au motif qu’ils seraient nécessairement et uniquement intéressés par les positions de pouvoir. Il faut pour cela éviter un double écueil : traiter de manière indifférenciée l’ensemble des porte-parole militants d’une part, et souligner les tensions nées de la bureaucratisation des organisations2 sans tenir compte des contraintes de l’action collective d’autre part.

Pour prendre le cas du syndicalisme, sur lequel revient ce dossier, l’épisode Lepaon montre bien que, sans être des nantis comme peut le laisser entendre une certaine presse, les dirigeants syndicaux confédéraux forment une élite militante qui, par leurs activités institutionnelles de porte-parole, accèdent à des conditions de vie et à des milieux sociaux qui ne sont manifestement pas ceux des classes populaires. Il serait pour autant trop facile d’en conclure qu’ils trahissent du fait même de cette position les intérêts de ceux qu’ils sont censés défendre. Ou de prétendre que la situation des militants d’entreprise implique qu’ils échappent, parce qu’ils sont plus proches du « terrain » de la lutte, à ce type de contradiction3. De fait, ils peuvent aussi être déchargés de leurs heures de travail et bénéficier de ressources institutionnelles pour le fonctionnement de leur organisation. Pour autant, tous les militants d’entreprise n’ont pas le même profil que les cadres des directions confédérales. Le dévoiement de l’action militante apparaît d’autant plus probable que les porte-parole s’éloignent de ceux qu’ils représentent par leur profil social, leur travail quotidien et leur condition de vie. N’ayant ni leur statut social, ni leurs compétences, les salariés s’en remettent aux cadres des appareils qui tendent alors à s’isoler. La distance qui s’est renforcée ces trente dernières années entre les dirigeants syndicaux et les travailleurs exprime cet éloignement social que l’on observe dans les styles de vie et le type de fréquentations4.

Si elle est souvent vue comme un facteur de domestication du syndicalisme, son institutionnalisation donne cependant aussi les moyens à ses représentants d’agir sur leur lieu de travail et d’établir un rapport de force en faveur des salariés de leur entreprise. Il est d’autant plus important de le rappeler que le patronat et les conservateurs ont tout intérêt à l’absence d’organisation des classes populaires, la fragilisation et l’éclatement du monde syndical jouant en leur faveur. En outre, ils ne se privent pas d’alimenter eux-mêmes la dénonciation des appareils et des « corps intermédiaires ». Or, face au pouvoir de ces élites qui peuvent compter sur l’accès à de très nombreuses ressources économiques et médiatiques, les cadres organisés de l’action collective restent essentiels pour investir ou combattre les institutions dominantes qui décident de la destinée du plus grand nombre sans leur accord. En outre, s’il faut être vigilant par rapport aux risques de bureaucratisation des protestations, les mobilisations sociales ne surgissent jamais de nulle part : elles prennent forme dans des conditions rendues favorables par un travail de mobilisation et de politisation. Il est ainsi étonnant de voir comment des révolutionnaires de comités invisibles, à la rhétorique lyrique et anti-militante, s’approprient de façon abstraite des insurrections qui, comme celle dites du printemps arabe, n’ont rien de spontanée mais se construisent dans le temps au sein de réseaux plus ou moins formels d’entraide et de résistance5.

Ce dossier vise ainsi à revenir sur la complexité des processus de bureaucratisation de l’action militante et de ses effets, tels qu’ils s’observent dans des univers militants très variés. Pour cela, le choix a été fait de privilégier des terrains d’enquête qui permettent de réinvestir la question de la domestication et de la bureaucratisation de l’action protestataire, sans en rester à une mise en cause univoque des directions partisanes et syndicales. Plutôt que l’étude des partis politiques6 et des dirigeants nationaux des mouvements sociaux, c’est donc l’étude des pratiques et des dilemmes de responsables militants locaux, issus d’horizons très divers (syndicaliste CGT, délégués de chaine, responsable associatif, responsable d’un Medef local, permanente syndicalistes femmes) qui a été privilégiée.

Ce numéro se penche d’abord sur les ambivalences du rôle de porte-parole de mouvements sociaux. Baptiste Giraud analyse la trajectoire d’un délégué syndical CGT d’une grande entreprise de champagne et montre comment celui-ci intériorise, petit à petit, les contraintes liées aux mutations économiques (financiarisation de l’entreprise, concurrence internationale accrue) et en vient à « freiner » le recours à la grève. Il n’en reste pas moins, du fait de son expérience pratique de l’action collective et de son expertise sur l’entreprise, le leader reconnu et légitime des ouvriers de son syndicat. Mais cette ambivalence peut aussi consister à « protéger » l’organisation : dans son enquête sur une association sportive populaire, Cyrille Rougier rend compte des ressources et savoir-faire de son principale animateur pour « mettre à distance » les élus politiques locaux et, se faisant, préserver un entre soi populaire au sein de l’association. Ensuite, en déplaçant la focale des trajectoires individuelles aux organisations, ce numéro interroge la capacité de ces dernières à promouvoir des militants issus des fractions les plus dominées des classes populaires à leur tête. Les politiques organisationnelles peuvent constituer des leviers puissants pour lutter contre la domination interne aux mouvements sociaux. Vincent Gay et Fanny Gallot questionnent ainsi les potentialités subversives mais aussi les limites de ce type de dispositifs à travers l’expérience des ouvriers immigrés devenus « délégués de chaine » chez Talbot-Citroën (années 1980) pour l’un, et des politiques de formation et de promotion des femmes dans les instances syndicales pour l’autre. Mais, dans bien des cas, les mobilisations populaires restent largement dominés, voire appropriées et canalisées par des agents extérieurs aux classes populaires. Magali Nonjon et Alice Mazeaud rendent compte de ces processus à travers le cas des professionnels de la « démocratie participative ». La demande de « participation citoyenne » a été en effet dévoyée en un véritable « business » avec ses entreprises et ses consultants qui s’attachent à créer la demande de « démocratie participative » pour pouvoir mieux ensuite vendre, clés en main, les principaux dispositifs institutionnels qui donnent à voir « la participation des citoyens ». Ces processus de confiscation de la parole des classes populaires peuvent enfin résulter des stratégies de brouillage des clivages de classes et d’appropriations de causes potentiellement populaires – plans sociaux d’usine par exemple – par les classes dominantes, telles que dans le mouvement des « Bonnets rouges » analysé par Marie-Louise Tromel.

En filigrane, ce dossier pose la question de l’autonomie du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux vis-à-vis des classes dominantes. A partir du moment où ses représentants sont de plus en plus distants socialement et professionnellement de la masse des travailleurs, où la capacité à donner une place aux différentes strates des classes populaires est faible et où la transmission des savoir et savoir-faire militants se fait difficilement, les capacités de contrôle des acteurs mobilisés sur les porte-parole s’amenuisent.

 

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références

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1 Lire Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 1968, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007 ; Serge Mallet, Le pouvoir ouvrier, Denoël-Gonthier, 1971 ; Sophie Béroud et René Mouriaux, « Approches de la bureaucratie syndicale dans les États capitalistes », Critique Communiste, 2001, n° 162, p. 99-113.
2 L’ « usurpation » est inscrite dans les processus de délégation explique Pierre Bourdieu (« La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, vol. 52, n° 52-53, p. 49-55). Voire sur ce sujet l’enquête exemplaire de Sylvain Maresca : Les dirigeants paysans, Minuit, 1983.
3 Sur la manière dont les militants d’entreprise vivent ces contradictions, lire Julian Mischi, « Gérer la distance à la base. Les permanents CGT d’un atelier SNCF », Sociétés contemporaines, n° 84, 2011, 53-77.
4 Cf. Cécile Guillaume et Sophie Pochic, « La professionnalisation de l’activité syndicale : talon d’Achille de la politique de la syndicalisation à la CFDT ? », Politix, 2009, vol. 85, n°1, p. 31-56. Sur le monde associatif, lire Denis Bernardeau-Moreau et Matthieu Hély, « Transformations et inerties du bénévolat associatif sur la période 1982-2002 », sociologies pratiques, 2007, n° 15, p. 9-23.
5 Pour la Tunisie, et notamment le rôle des syndicalistes, lire par exemple Amin Allal, « Trajectoires « révolutionnaires » en Tunisie », Revue française de science politique, 2012, vol. 62, n° 5, p. 821-841.
6 Lire le récent dossier du Monde Diplomatique de janvier 2015 « Prendre Parti ? »