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Les élections de mai dernier en Afrique du Sud ont marqué un tournant majeur dans l’histoire politique de la « nation arc-en-ciel ». C’est en effet la première fois que l’ANC (Congrès National Africain), qui a exercé le pouvoir sans interruption depuis la chute du régime de l’apartheid, perd la majorité absolue et se voit obligé de constituer un gouvernement de coalition.

Cette sanction dans les urnes reflète la réalité d’un pays rongé par un niveau inouï d’inégalité, dans lequel l’émancipation politique de la majorité noire s’est accompagnée du maintien de son asservissement socio-économique, moyennant la cooptation de la bourgeoisie noire affairiste qui contrôle les institutions publiques. C’est ce processus qu’éclaire dans cet article Paul Martial, animateur du blog Afriques en Lutte. Il analyse également les tentatives de recomposition des forces de gauche qui ont vu le jour au cours de la dernière période.

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Les résultats des élections générales de 2024 nous renseignent davantage sur l’état d’esprit des populations en Afrique du Sud que sur la politique que mettra en œuvre  le nouveau gouvernement de coalition.

En effet, les conflits entre les différentes tendances l’African National Congress (Congrès National Africain-ANC), au pouvoir depuis la chute de l’apartheid, ont abouti à deux départs anticipés de la présidence de la République sans que l’orientation politique et économique ne change véritablement. Que cela soit sous l’aile droite de l’ANC, symbolisée par le gouvernement Thabo Mbeki de 1997 à 2007, ou sous l’aile gauche, avec le gouvernement de Jacob Zuma de 2009 à 2018, elles n’ont pas entraîné, au-delà de la rhétorique, des changements concrets pour les populations pauvres.

L’échec de l’ANC est lié à sa stratégie politique, mise en place il y a trente ans.

Continuité économique

Si la fin de l’apartheid a libéré la grande majorité de la population de l’oppression raciste et institué une démocratie, au niveau économique rien n’a véritablement changé. On serait tenté de dire que c’est la continuité de la politique économique de l’époque de l’apartheid qui a permis son démantèlement de manière relativement non violente.

En effet au début des années 1990, vont se dérouler des négociations entre l’ANC, le pouvoir politique blanc et les chefs des six grandes entreprises représentant à elles seules 80% de l’économie du pays. L’accord est simple, l’abolition de l’apartheid ne doit se faire qu’en respectant le cadre économique existant.

Cet accord sera renforcé par la mise en place du Black Economic Empowerment (BEE) qui vise à intégrer les dirigeants de l’ANC mais aussi la Centrale syndicale COSATU (Congress of South African Trade Unions) la et du  Parti communiste d’Afrique du Sud (SACP) dans les directoires des grandes entreprises afin de faire émerger une bourgeoisie noire. Cette accumulation primitive du capital pour la couche dirigeante de la coalition tripartite ANC-COSATU-SACP qui dirige le pays donnera naissance à une classe dirigeante noire et « de couleur » (coloured-personnes métisses). Elle sera la meilleure garantie de la pérennité du système économique.

Dans son programme fondateur, la Charte de la liberté de 1955, l’ANC s’était prononcé pour la nationalisation des banques, des mines et des monopoles industriels, la mise en place d’une réforme agraire, la refonte du droit du travail garantissant un salaire minimum, une couverture sociale et un temps de travail légal. Tout au long de son combat contre l’apartheid, la dimension économique prend une place marginale, ce qui a pour avantage d’éviter d’effrayer les dirigeants du monde occidental.

L’économie étant laissée de côté, peu de dirigeants vont s’y intéresser. L’ANC sera marqué par une absence d’expertise et de débat sur ces sujets. Pendant le gouvernement d’union nationale qui gère la transition post-apartheid, l’ANC sera dans l’incapacité de proposer une politique économique cohérente, alors que cette période de transition de 1992 à 1994 correspond au pic de l’hégémonie du néolibéralisme emmené par Thatcher et Reagan.

A cela s’ajoute la chute du mur de Berlin, sachant que le camp « socialiste », qu’il soit soviétique ou chinois, est une référence pour les cadres du parti de Mandela. Mais les Chinois déconseillent fortement aux dirigeants de l’ANC de s’aventurer dans une politique économique socialisante, les dissuadant même de procéder aux nationalisations des grandes entreprises et banques du pays :

« À la fin des années 1990, le parti [SACP] considérait le Parti communiste chinois comme un nouveau modèle potentiel, mais le parti chinois lui-même subit une réinvention spectaculaire en tant que parti « communiste » supervisant une économie de marché. Ces dernières années ont vu une série de « missions d’enquête » menées par de hauts dirigeants du SACP en Chine pour « tirer les leçons » du miracle chinois en cours, et de subtils encouragements chinois ont aidé le SACP à adopter des partenariats entre le secteur privé et le secteur public ».[1]

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’adoption d’une politique économique néolibérale correspondant aux standards des institutions financières internationales a été décidée de manière autonome par l’ANC. La Banque Mondiale elle-même au moment de la transition promouvait une politique de répartition de la valeur plus généreuse pour les populations pauvres que celle de l’ANC :

« la Banque mondiale était bien informée de la situation sud-africaine et était prête à tolérer, voire à approuver, une réforme radicale : c’est auprès des consultants de la Banque mondiale que l’ANC a acquis l’idée du transfert racial d’une quantité substantielle de terres (30 % des terres possédées par la population blanche) et un rapport de la Banque mondiale a suggéré qu’un déficit budgétaire de 10 % pourrait être souhaitable dans un premier temps dans le feu du changement ».[2]

Encore faut-il être plus précis quand on parle de l’ANC, car la politique économique n’a pas été largement débattue en son sein et sa gestion était principalement prise en charge par le Trésor autour de l’équipe nommée par Thabo Mbeki. Alec Erwin, ancien dirigeant du COSATU, est nommé au Department of Trade Industry (ministère de du commerce et de l’industrie), Trevor Manuel, lui aussi ancien syndicaliste et dirigeant du Front démocratique uni (UDF), est à la tête du ministère des Finances, enfin Tito Mboweni, organisateur de l’ANC est gouverneur de la Banque de réserve sud-africaine (SARB).

Ces dirigeants, du fait de leur parcours militant, pouvaient être considérés comme à gauche de l’échiquier politique interne de l’ANC. Leur changement rapide et radical d’une option économique que l’on pourrait qualifier de keynésienne vers le néolibéralisme s’explique grandement par la fréquentation des dirigeants des grandes entreprises et des experts économiques des différentes institutions du monde économique. Certes, il y a eu au sein de l’ANC des structures comme le Macro-Economic Research Group (Groupe de recherche macroéconomique-MERG) qui ont travaillé et tenté de proposer en vain une alternative économique au néolibéralisme :

« Le MERG était une voix relativement isolée plaidant pour de réels changements structurels et institutionnels de l’économie, rejetée finalement par l’ANC à la demande du monde des affaires ».[3]

Cette orientation économique prise dès le début et symbolisée par le triptyque Growth, Employment and Redistribution (Croissance, emploi et redistribution-GEAR) ne variera guère. Si plusieurs plans ont été adoptés, ils n’ont guère modifié l’orientation économique. Cette politique va avoir des conséquences néfastes pour la classe ouvrière et plus généralement pour les populations pauvres. Elle empêchera la promotion d’une authentique politique de redistribution des richesses mais aussi la diversification de l’économie.

L’essentiel de l’économie sud-africaine est basé sur l’industrie des mines. Les tentatives de diversification ont échoué. Les changements effectifs ont consisté, d’une part, dans la financiarisation de l’espace économique et, d’autre part, dans la désindustrialisation. Celle-ci a eu des conséquences sur les secteurs du textile, de l’habillement et en partie de l’industrie automobile, faisant chuter la production de voitures de moitié entre 1995 et 2013 (de 600 000 à 300 000 unités par an).

Cette libéralisation de l’économie a permis une fuite des capitaux vers les pays occidentaux qui a été d’ailleurs analysée comme le signe d’une économie florissante autour de l’idée que l’Afrique du Sud était désormais capable d’investir en Europe. Cette fuite des actifs peut être symbolisée par le transfert du siège social du conglomérat minier Anglo American appartenant à la famille Oppenheimer de Johannesburg à Londres.

L’émergence d’une bourgeoisie noire

Le but pour les capitalistes blancs était évidemment d’intégrer la direction de l’ANC à la bourgeoisie, meilleur moyen d’assurer sa pérennité en dépit de ses actions passées pendant des décennies de défense de l’apartheid. C’est ainsi qu’une frange de l’ANC, à partir des postes de direction occupés dans les grandes industries, a accumulé le capital nécessaire pour rejoindre les rangs des grands capitalistes.

Si on prend l’exemple du président actuel Cyril Ramaphosa, de responsable syndical du NUM (syndicat des mineurs) affilié à la COSATU, il est devenu un des hommes les plus riches du pays, propriétaire de la société New African Investment limited cotée à la bourse de Johannesburg. Dans le portefeuille de celle-ci, on trouve des actions de sociétés comme Mac Donald Afrique du sud. Ramaphosa a occupé la présidence de l’entreprise de télécommunication MTN, et est actionnaire de la société minière Lonmin.

C’est certainement à ce titre qu’en 2012, il a exhorté par email la direction de l’entreprise à ne rien céder aux mineurs en grève qu’il qualifiait d’ « odieux criminels ». La grève s’est terminée dans un bain de sang où 34 grévistes furent assassinés par les forces de sécurité sud-africaines (le « massacre de Marikana »).

Cette bourgeoisie noire liée à l’ANC est fortement présente dans les sociétés de négoce. Grâce à ses relations politiques, les importations de produits commandés par les administrations et des entreprises publiques sont obligées de transiter par les relais qu’elle contrôle. A cela s’ajoute la qualité du travail d’intermédiaire qui est rarement au rendez-vous. Ainsi les produits importés ne correspondent pas à la commande initiale, plongeant les administrations et les entreprises publiques dans des problèmes insolubles.

Ces problèmes de qualification se retrouvent au niveau des directions des entreprises ou des ministères. Comme le soulignait en 2011 Gwen Mahlangu-Nkabinde, à l’époque ministre des Travaux publics : « des contrats sont attribués à des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils sont censés faire ». Souvent la solution est de faire appel à des consultants qui élaborent les projets que les hauts cadres sont censés mettre en œuvre, ce qui multiplie par deux des coûts salariaux particulièrement élevés et qui favorise des visions en silo dans les entreprises ou les administrations.

Ainsi la société d’électricité ESKOM est devenue le symbole de ce qui ne fonctionne pas en Afrique du Sud, en cumulant les problèmes de compétence et de corruption avec un coût estimé par l’ancien PDG André de Ruyter à 55 millions de dollars par mois. Mais c’est aussi l’orientation économique qui est en cause. Du fait de la politique néolibérale, le développement des infrastructures nécessaires à sa croissance économique a été entravé au profit de la financiarisation :

« Le fait que l’Afrique du Sud ait adhéré à la libéralisation économique a contribué à la déstabilisation de la relation ancienne entre les firmes minières, qui étaient liées par des contrats à long terme avec Eskom moyennant des tarifs électriques très avantageux, et l’opérateur public ».[4]

Une situation sociale et économique toujours dégradée

Les conséquences de cette politique sont d’abord un niveau de chômage particulièrement élevé. Il est en moyenne de 32% touchant six fois plus les populations noires par rapport aux blancs. Pour les jeunes de 15-24 ans, il s’élève à 59.4%. La majorité de la population arrive à survivre avec les aides sociales qui sont partagées au sein de la famille.

Le recul de 36 places dans l’indice de développement humain entre 1990 et 2021 documenté par le PNUD reflète un très fort appauvrissement de la population. Les townships sont très densément peuplées avec des infrastructures limitées. Ainsi à Motsoaledi, dans la ville de Soweto, il y a 48 points d’eau pour 40 000 habitants. 

L’Afrique du Sud est présentée, à juste titre, comme un des pays les plus inégalitaires au monde. 10% de la population possède plus de 80% des richesses. 75% des familles noires vivent en dessous du seuil de pauvreté. Un rapport de l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch alerte plus particulièrement sur la situation des personnes âgées : 

« Human Rights Watch a constaté que le ministère du Développement social (Department of Social Development) n’a pas alloué suffisamment de ressources aux services de soins et de soutien communautaires et à domicile, ni aux organisations à but non lucratif chargées de fournir de tels services. En outre, les objectifs actuels du gouvernement en matière de prestation de services continuent de laisser des centaines de milliers de personnes âgées sans accès à ces ressources ».

Une corruption endémique

La corruption a été une question centrale dans les élections et est l’un des principaux reproches formulés à l’encontre de l’ANC. Sous la présidence de Jacob Zuma, la corruption a connu une croissance exponentielle et particulièrement inquiétante. Le rapport du juge Zondo – près de 5 000 pages, fruit de quatre années de travail-, dévoile le système mis en place par la fratrie Gupta, hommes d’affaires peu scrupuleux, pour piller les entreprises nationales grâce à des systèmes de commandes publiques frauduleuses. Pour assurer la longévité de leur système, les Gupta ont méthodiquement écarté les fonctionnaires honnêtes pour les remplacer par d’autres, sans scrupules et peu efficaces.

Ces procédés n’ont pu se faire qu’avec la complicité de Zuma présenté par le rapport comme une marionnette aux mains de ces prédateurs économiques. A leur apogée, leur pouvoir était tel qu’ils ont pu faire remplacer le ministre de l’économie par un homme à leur service, ce qui déclencha une tempête politique obligeant Zuma à procéder de nouveau  à un remaniement ministériel. Lorsque Zuma était à la vice-présidence, il fut impliqué dans un détournement de fonds lié à un contrat d’achat d’armement avec la société française Thalès. Une autre affaire a éclaté pendant sa présidence avec les travaux de sa maison dans sa région natale pris en charge par le budget de la nation.

Mais Zuma n’est pas un élément isolé dans l’ANC. Cette organisation s’est toujours refusée à lutter contre la corruption qui frappe ses dirigeants parce que précisément ce sont ses dirigeants. Même impliqués dans les affaires que la presse met sur la place publique, les hauts cadres de l’ANC restent à leur poste. Le dernier exemple en date, celui de Nosiviwe Mapisa-Nqakula, est révélateur. Elle a touché de 2016 à 2019 des pots de vin à l’époque où elle occupait le poste de ministre de la défense. Malgré une alerte émise en 2021, elle deviendra présidente de l’Assemblée nationale avant d’être arrêtée, quelques jours avant les élections.

Quelques enseignements des résultats des élections de 2024

Les premières élections libres en Afrique du Sud, en 1994, donnaient 62% des voix à l’ANC. Ce parti renforcera sa position aux élections suivantes, celles de 2004 avec 69% des voix ; en 2014, il obtient de nouveau 62%. Le premier avertissement aura lieu lors des élections municipales de 2016 où le parti de Mandela ne recueille que 54% des voix, enregistrant une perte de 8% par rapport à 2011.

Les autres principaux partis connaissent une relative stabilité. Au dernier scrutin, l’opposition de droite Democratic Alliance (DA) progresse d’un point à 21.81%, tout comme pour les populistes de gauche, les Economic Freedom Fighters (Combattants de la Liberté Economique – EFF) avec 9,52%. Ainsi ni l’opposition de droite ni celle de gauche ne bénéficie de la chute de popularité de l’ANC. La grande surprise de ce scrutin est le succès remporté par le parti de Jacob Zuma Umkhonto we Sizwe (MK) (le nom de la branche militaire de l’ANC sous l’apartheid) avec 14,58%, le plaçant en troisième position.

Rappelons que Jacob Zuma a été le président de la république après avoir réussi à destituer Thabo Mbeki sur la base d’une ligne politique plus à gauche dans l’ANC. Une fois président, difficile pourtant de trouver dans son action des mesures significatives en faveur des plus pauvres. On retiendra son nom seulement pour les affaires de corruption mentionnées plus haut.

C’est un des paradoxes de cette élection. La volonté d’en finir avec la corruption d’un côté, et de l’autre les bons scores électoraux d’un parti qui créé à peine plus de cinq mois a à sa tête, un politicien soudoyé.

Jacob Zuma surfe sur son image d’homme du peuple en conflit avec l’intelligentsia et l’élite sud-africaine. Son programme est vague, il emprunte des mesures sociales aux EFF et, en parallèle, il adopte des positions conservatrices en matière sociétale pour gagner les faveurs de chefs coutumiers. Il flatte le nationalisme en évoquant le fondateur de la nation zoulou, le roi Shaka, et débauche ainsi les électeurs traditionnels de l’Inkatha Freedom Party traditionnellement enracinés dans la région du KwaZulu-Natal.

La corruption en Afrique du Sud n’est pas perceptible directement par les populations les plus pauvres comme dans certains autres pays africains où des policiers, ou d’autres fonctionnaires, vont exiger de l’argent, sous n’importe quel prétexte, pour effectuer des formalités administratives dévolues à leur fonction. Comme la corruption se situe dans les sphères supérieures, ses conséquences sur la vie de tous les jours, pourtant bien réelles, ne permettent pas d’établir clairement le lien avec l’action d’un politicien particulier.

Cela explique que Jacob Zuma peut bénéficier d’une telle popularité alors qu’il est responsable des détériorations des services publics qui impactent grandement les populations les plus pauvres. Les riches peuvent toujours pallier au manque d’électricité en utilisant des groupes électrogènes et se soigner et envoyer leurs enfants dans des institutions privées.

La constitution d’une alliance gouvernementale

L’ANC appelle à une large coalition gouvernementale. Cyril Ramaphosa lors de la proclamation des résultats déclarait :

« Ce que cette élection a montré clairement, c’est que le peuple sud-africain attend de ses dirigeants qu’ils travaillent ensemble pour répondre à leurs besoins ». Il précise clairement son objectif : « Ils attendent des partis pour lesquels ils ont voté qu’ils trouvent un terrain d’entente, qu’ils surmontent leurs divergences, qu’ils agissent et travaillent ensemble pour le bien de tous. »

Un jeu se livre entre DA et EFF, chacun diabolisant l’autre au niveau des discours. La réalité était différente à l’issue des élections municipales de 2021. EFF n’a pas hésité à apporter ses voix à DA pour « punir l’ANC » et DA ne les a pas refusées dans certaines municipalités comme Johannesburg, Ekurhuleni, Mogale City, Thabazimbi et bien d’autres. La question des alliances porte aussi sur la personnalité de Ramaphosa. Certainsμ comme Umkhonto we Sizwe, le parti de Zuma, souhaitent le voir démissionner alors que pour l’ANC, au moins officiellement, cela n’était pas négociable.

Un gouvernement d’unité nationale s’est donc formé regroupant 273 sièges sur les 400 de l’Assemblée nationale, soit 68%. Il est composé de ANC (159 sièges) de DA (87 sièges) de l’IFP (17 sièges), de PA (9 sièges) et enfin du parti GOOD avec 1 siège. C’était le choix des dirigeants d’entreprises. Désormais, ils pousseront pour que ce nouveau gouvernement continue et accentue son offensive anti-ouvrière avec notamment l’exigence de déréglementer le marché du travail et démanteler toutes les lois sociales.

La difficile émergence d’une gauche démocratique et radicale

La construction d’une force à la gauche de l’ANC et du SACP a été ponctuée par deux tentatives marquantes.

La première est l’apparition des EFF regroupant une partie de l’organisation de jeunesse de l’ANC ANC Youth League conduite par Julius Malema. Ce parti est fondé juste après la grève de Marikana en août 2012, qui a connu la répression anti-ouvrière la plus féroce depuis la chute de l’apartheid.

Du fait de sa genèse, un bloc qui s’est détaché de l’ANC, les EFF ont gardé tous les travers et les défauts de leur organisation d’origine. Leur dirigeant, Julius Malema, outre ses démêlés avec le fisc, est impliqué dans une affaire de corruption liée aux marchés publics dans la région de Limpopo. Les EFF adoptent une pratique militante peu démocratique dans leurs rapports aux différents acteurs des luttes. Les travers bureaucratiques tant en interne qu’à l’extérieur et leur ligne ethno-nationaliste ne permettent pas à cette organisation d’offrir une traduction politique aux multiples luttes qui se mènent dans le pays.

Leurs habitus machistes voire militaristes sont aussi un obstacle à la prise en compte des luttes féministes et LGBT+. Malgré leur référence à Fanon et à Thomas Sankara, dans leur praxis politique ils en sont très éloignés, refusant tout processus d’auto-organisation des luttes et de leur contrôle démocratique par les acteurs eux-mêmes. Par contre, si on doit leur reconnaître une qualité, c’est celle de ne pas céder aux vagues xénophobes qui se manifestent avec de plus en plus d’intensité, fruits d’un désespoir social parmi les populations les plus pauvres.

La seconde tentative est celle lancée par le syndicat de la métallurgie NUMSA. Elle précède une recomposition syndicale où plusieurs grandes fédérations syndicales vont quitter la COSATU pour fonder une nouvelle confédération la South African Federation of Trade Unions (SAFTU) sur une base d’indépendance des syndicats vis-à-vis du pouvoir géré conjointement par l’« alliance tripartite » (ANC, COSATU, SACP). L’idée de la création d’un parti capable de traduire dans le champ politique les revendications et les aspirations des travailleu.r.ses va voir le jour.

Cependant, la manière dont ce parti a été lancé a été problématique. Comme ce fut, d’une certaine manière, le cas avec les EFF, ce parti n’a pas su se réinventer. Une large part de l’encadrement de cette nouvelle organisation était liée au SACP. Ces cadres n’ont pas rompu avec leur pratique politique d’antan et ont imprimé très rapidement un fonctionnement bureaucratique. L’idéologie de cette organisation reprenait celle du SACP avec une logique campiste au niveau international.

De plus, le rythme et la façon de procéder pour le lancement de ce parti ont été contestés par beaucoup. Si l’ambition était au départ de réunir l’ensemble des militant.es syndicalistes associatifs et politiques intéressés par la construction d’un authentique parti de gauche, iels n’ont pas eu leur mot à dire sur le processus de lancement et de construction de cette nouvelle organisation. Celui-ci s’est fait non seulement dans la précipitation, sans tenir compte des rythmes de maturation nécessaires, mais il aussi de manière antidémocratique, avec des influences financières extérieures absolument pas maitrisées par l’ensemble des parties prenantes.

Le résultat est que, lors de sa première apparition électorale, en 2019, ce nouveau parti, le Socialist Revolutionary Workers Party (SRWP), pourtant porté par le syndicat NUSMA fort de 300 000 membres adhérents, n’a récolté que 24 000 voix. Après cette défaite électorale cette organisation s’étiole rapidement.

Les efforts continus pour construire une alternative de gauche en Afrique du Sud commencent toutefois à porter leurs fruits. En effet, plusieurs secteurs militants se sont réunis pour travailler ensemble. Le résultat est le lancement d’une structure, Zabalaza for Socialism (ZASO), avec comme objectif premier de faire émerger un pôle ouvert pour un socialisme démocratique féministe et internationaliste. Cette construction ne va pas évidemment sans débat et c’est tant mieux. Les divergences portent entre autres sur les étapes dans la construction et sur la nécessité de plus et mieux s’ancrer dans le mouvement ouvrier et les organisations de masse.

La tâche est cependant ardue dans une situation économique des plus difficiles qui affaiblit les capacités de défense des travailleurs et provoque un recul de la conscience politique dans le pays.

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Illustration : Flickr.

Notes


[1] William Mervin Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC, Londres, Zed Books, p. 349.

[2] William Freund, « Swimming against the tide: The Macro-Economic Research Group in the South African transition 1991–94 », Review of African Political Economy, Vol. 40, n° 138, 2013, p.527.

[3] Ibid., p.519

[4] Sylvy Jaglin et Alain Dubresson, « Eskom. Électricité et pouvoir en Afrique du Sud », Annales de géographie, n° 715, 2017/3, p. 361.

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