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Aujourd’hui ont lieu les élections législatives en Albanie. La candidature d’Elton Debreshi – mineur d’une ville périphérique du nord du pays – peut être considérée comme une forme d’intrusion dans la sphère politique. Trente ans après l’effondrement de l’ancien régime, le paysage politique albanais est polarisé par deux partis qui servent fidèlement les intérêts d’une poignée d’oligarques et entretiennent des liens avec le crime organisé.

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Le parti au pouvoir – Parti Socialiste (PS) – a traditionnellement fondé sa base électorale sur une caste de professionnels héritée du régime précèdent (enseignants,  ex-militaires, etc.), tandis que le Parti Démocrate (PD), de centre-droit, s’est nourri de la colère des familles persécutées durant cette même période. À la veille des élections du 25 avril, il semblerait que ces deux partis soient totalement indiscernables idéologiquement et se fondent ainsi dans le désert néolibéral du capitalisme tardif. C’est sur ce terrain qu’ils ont opéré pendant toutes ces années : privatisations massives de l’industrie,  des services sociaux et des ressources naturelles, baisse des impôts et « injection de liquidités » dans les mains des entreprises privées par le biais des désormais célèbres partenariats publics-privés (PPP).

Le système électoral albanais est particulièrement anti-démocratique, en particulier en ce qui concerne les candidatures indépendantes. Outre les quotas très élevés pour l’entrée au parlement, le seuil de 1% des voix que les partis doivent recueillir à l’échelle nationale s’applique aussi aux candidats indépendants d’une région. Les listes électorales sont décrétées par les chefs de partis, ce qui fait que les candidats sont dépendants de leurs supérieurs plutôt que du peuple qui les a élus.

C’est peut être la première fois dans l’histoire du pluralisme politique albanais qu’une candidature au Parlement émane d’une revendication concrète, celle de la reconnaissance juridique du Statut des Mineurs (une loi spéciale décrétée par le Parlement pour garantir de meilleures conditions de travail aux métiers exposé à plus de risques et de maladies professionnelles : mineurs, ouvriers dans l’extraction du pétrole, métallurgistes, etc.).  Cet appel porté par plusieurs générations de mineurs de Bulqiza est une condition préalable pour rendre sa dignité (méritée) à ce métier : meilleurs salaires et meilleurs conditions de retraite,  une couverture médicale gratuite, l’assurance-vie en cas d’accidents graves au travail et en cas de décès, etc.

La candidature d’Elton Debreshi aux prochaines élections législatives n’émane pas d’une décision personnelle. Elle peut être considérée comme l’étape suivante d’un combat de longue haleine mené par les travailleurs des mines de Bulqiza pour faire entendre leurs voix. Elton est fils et petit-fils de mineur. A l’âge de 14 ans, il a dû quitter l’école pour gagner sa vie dans la mine. Il a été élu chef du Nouveau Syndicat Indépendant des Mineurs de Bulqiza (SMBB) et licencié dès que le syndicat a été officiellement reconnu par la cour constitutionnelle.  C’est pourquoi le Statut des Mineurs est l’un des piliers du programme de Debreshi et la raison principale de sa candidature. Comme il l’a déclaré lui-même au début de sa campagne électorale, si le Statut des Mineurs est approuvé avant le 25 avril, jour des élections, il serait prêt à retirer sa candidature.

A Bulqiza, les conditions de travail des ouvriers mineurs sont misérables. Les décès dus aux chutes de pierres souterraines ou des explosions de gazes toxiques sont habituelles, provoquant la mort de 48 mineurs au cours des cinq dernières années. N’importe quel travailleur qui ose lever la voix est immédiatement licencié, en raison de l’absence quasi-totale d’organisations syndicales (en 2015, le Premier ministre albanais Edi Rama invitait les entrepreneurs italiens d’investir en Albanie, car les syndicats n’y existent pas), et du travail main dans la main de l’Etat avec les propriétaires des mines de chrome.

Cependant, cette situation ne concerne pas uniquement le secteur minier. Des centaines de milliers de travailleurs font face à des difficultés du même ordre. Les ouvriers en construction sont les victimes les plus fréquentes d’accidents au travail dus au non-respect des mesures de sécurité dans les chantiers. L’industrie textile, en plein expansion ces derniers années, employant une main d’œuvre majoritairement féminine, paye des salaires inférieurs au salaire minimum (lors d’une réunion avec le propriétaire d’une fabrique de textile le mois dernier, Edi Rama l’a conseillé d’embaucher des travailleuses bangladaises et de s’en débarrasser « avant qu’elles apprennent l’albanais et commencent à parler de politique, de liberté et de démocratie« ).

Dans ce contexte difficile, nulle transformation substantielle ne peut être espérée sans la construction préalable de liens de solidarité solides entre les travailleurs de différents secteurs. C’est pourquoi l’un des piliers du programme de Debreshi est celui de la défense du droit syndical dans les entreprises publiques et privées, accompagné par l’augmentation du salaire minimum, la sécurité de l’emploi, la suppression des écarts de rémunération entre les ouvriers et les ouvrières, etc.

Bulqiza et Klos, des villes situées dans la région de Dibra sont très riches en chrome – matière principale d’exportation et pilier de l’économie nationale notamment pendant les années 1980. Aujourd’hui, l’exportation du chrome y atteint le chiffre d’environ 100 millions euros par an. Pourtant, Dibra demeure l’une des régions les plus pauvres de l’Albanie pillé par une oligarchie et abandonnée par le gouvernement. L’une des plus grandes mines d’extraction de chrome est gérée par Samir Mane, l’homme le plus riche de l’Albanie, propriétaire de plusieurs enseignes commerciales et ressorts de luxe, regroupés sous le nom de « Balfin Group ».

La plus rentable des entreprises de ce groupe est Albchrome, unique exportateur du minéral de chrome en Albanie. Suite à la baisse du prix de chrome sur les marchés mondiaux, le gouvernement albanais a jugé opportun de supprimer la rente minière que les entreprises privées versaient à l’Etat. Cette décision n’a même pas été prise sous condition de la garantie des emplois et des salaires des ouvriers, dont la majorité n’a pas rémunéré pendant plusieurs mois.

La région de Dibra est dépourvue de services de première nécessité tels que les infrastructures routières reliant les zones rurales avec les centres urbaines. Bien qu’elle dispose d’innombrables ressources en eau, ces dernières ont été captées par les centrales hydroélectriques privées, provoquant des difficultés d’accès à l’eau potable et à l’eau d’irrigation dans plusieurs villes et villages. Pour la population qui gagnait sa vie grâce à l’activité agricole et l’élevage, l’absence d’eau d’irrigation et l’impossibilité de vendre leurs produits dans le marché local a été fatal et a provoqué le dépeuplement drastique de la région.

L’ensemble de ces problématiques est abordé dans le programme de Debreshi. La garantie d’un salaire minimum est  le seul moyen d’assurer une vie digne à la population en lui permettant de subvenir à ses besoins les plus élémentaires. En attendant, ce sont les politiciens locaux qui profitent de cette condition d’extrême pauvreté en distribuant des produits alimentaires au moment des campagnes électorales, en échange des votes. Ensuite, l’absence frappante de structures scolaires et du personnel éducatif, de services de santé et d’autres services sociaux est la raison pour laquelle Debreshi propose d’augmenter les impôts pour les gestionnaires privés de l’extraction de chrome, afin de permettre aux municipalités de réinvestir cet argent pour l’amélioration des services sociaux et la qualité de vie des habitants.

La candidature indépendante de ce travailleur des mines ne peut être comprise en dehors du contexte politique et des luttes sociales qui ont eu lieu en Albanie ces dernières années. Le processus de désindustrialisation commencé après la chute du régime hodjaiste s’est poursuivi pendant trois décennies et a poussé une grande partie de la population à l’exile. Sur les 339 000 ouvriers employés dans secteur industriel en 1990, 79 000 étaient encore actifs en 2004, et seulement 10% de l’ensemble de la force de travail était employé dans ce secteur en 2016.

Ces dernières années, l’industrie textile et de la chaussure s’est développé rapidement sous la forme d’entreprises de sous-traitance pour de célèbres créateurs de mode italiens. Il arrive couramment que les patrons de ces entreprises obligent leurs employées à restituer une partie de leur salaire officiel avant de franchir la porte de l’usine. Enfin, un autre phénomène récent est celui de l’émergence d’un nouveau sujet politique composé d’étudiant·es-travailleurs·ses et de travailleurs·ses surqualifié·es employé·es dans les centres d’appels. Car pour beaucoup d’étudiant·es, il ne reste d’autre choix – pendant ou à la fin des études – que de travailler dans les centres d’appel où les seules compétences requises sont la maitrise d’une langue étrangère et le culot pour arnaquer les gens par téléphone.

En 2012, la proposition d’une réforme néolibérale dans l’enseignement supérieur visant à augmenter les frais de scolarité et l’endettement étudiant, a provoqué une vague de manifestations inédites menées par Lëvizja Për Universitetin (Le mouvement pour l’Université) qui ont atteint leur apogée au moment du mouvement étudiant de décembre 2018. L’événement a été porteur d’espoir pour l’ensemble de la population, qui y voyait le soulèvement d’une nouvelle génération contre la clique qui a appauvri le pays. Bien que le changement radical tant espéré n’ait pas eu lieu, des résultats ont été obtenus, la moitié du cabinet ministériel a été destitué.

Un an plus tard, en novembre 2019, l’Union Syndicale des mineurs de Bulqiza (SMBB) a été créé. Trois jours après sa création, son représentant Elton Debreshi et trois autres syndicalistes ont été licenciés. Une manifestation d’une semaine a été entamée dans le silence le plus absolu des médias dominants sous l’influence du milliardaire Samir Mane. Une censure sans précédent depuis la chute du régime dictatorial en Albanie. En octobre 2020, ce sont les travailleurs des raffineries de pétrole de Ballsh qui ont commencé une grève de la faim, après avoir fondé un nouveau syndicat indépendant et organisé de nombreuses manifestations. 44 jours de grève ardue ont permis d’obtenir gain de cause et de satisfaire en partie les revendications des travailleurs et travailleuses.

Le 8 décembre 2020, en pleine pandémie, la mort d’un jeune de la banlieue de Tirana, tué par la police pendant les heures de couvre-feu a provoqué plusieurs jours de manifestations violentes dans les rues de la capitale. Le 13 janvier 2021, le combat mené par « Solidariteti »(Solidarité) – syndicat indépendant des employés dans les centres d’appels – contre l’entreprise multinationale Teleperformanca a été victorieux. L’entreprise exigeait l’installation des caméras de surveillance à domicile, pour contrôler les employés aux heures de télétravail pendant la période de crise sanitaire, une atteinte ouverte à l’intimité de la vie privée des employés.

De ce point de vue, la candidature de Debreshi au Parlement albanais ressemble à ce boulet de canon qui arrive au but après avoir parcouru un long chemin. Pour nous militants d’Organizata Politike, notre implication dans la campagne d’Elton est notre première expérience dans le paysage politique électoral. La politique telle que nous la concevons passe par le militantisme enraciné dans les lieux de travail et dans les lieux de vie en communauté. Pour cela, notre approche consiste à nous adresser à la population non pas en tant qu’électorat mais en tant que potentiels militants engagés dans les luttes futures. Pendant ces trente ans de pluralisme politique en Albanie, le rôle de l’électeur s’est transformé, ressemblant à celui d’un consommateur passif assis devant sa télé à qui on demande de « choisir » laquelle des trois canettes de « sodas » correspond le mieux à son goût. Ce qui est certain c’est que quel que soit son choix, le taux de sucre dans son sang va exploser. Notre objectif est de secouer ce consommateur passif, le faire bouger de son canapé confortable pour descendre dans la rue.

Au cours de ces dix courtes années de notre existence – qui commence le 21 janvier 2011 quand 4 manifestants pacifiques ont été tués par la police nationale –, nous avons essayé d’être présents dans toutes les mobilisations étudiantes et les luttes des travailleurs. D’abord, nous avons aidé au lancement du mouvement étudiant – Lëvizja Për Universitetin – s’opposant à la réforme néolibérale de l’enseignement supérieur. Ensuite, nous avons soutenu l’auto-organisation des travailleurs de différents secteurs à travers la création de nouveaux syndicats indépendants. Nous avons aidé Elton et ses camarades mineurs à fonder L’Union Syndicale des Mineurs de Bulqiza (SMBB),  nous avons soutenu la création du syndicat pour les centres d’appels Solidairté, et la création de l’Union Syndicale des Travailleurs des Raffineries de Pétrole (SNB).

Hantés par les ombres du passé dictatorial albanais, cela n’a pas été toujours une tâche facile d’assumer notre appartenance idéologique à la gauche radicale. C’est « grâce » à  la brutalité de la vie quotidienne sous le capitalisme tardif que nous avons  réussi à  transformer la perception déformée et bipartite que les gens avaient du politique et proposer des identités politiques nouvelles tels que l’étudiant-engagé ou l’ouvrier syndicaliste. Nous prônons une société ou l’imposition des plus riches permettra de garantir des services publics de qualité pour tou.te.s. Il est urgent de renforcer nos institutions publics et notre système de démocratie et pour ce faire il n’y a pas d’autre chemin que celui qui passe par la création de nouveaux syndicats forts et indépendants.

C’est pourquoi Elton Debreshi n’est pas un candidat comme les autres ; il n’est pas seulement le candidat émergeant de la lutte organisée des mineurs. Elton est le visage et la voix de toutes les couches marginalisées de notre société, piétinées pendant trente ans par des politiciens corrompus et des oligarques mafieux. La candidature d’Elton dans le paysage politique albanais est un évènement exceptionnel pour une autre raison: aucun ouvrier n’a jamais osé rêver aussi hardiment, personne n’a osé tenir tête à l’homme le plus puissant de l’Albanie – l’oligarque Samir Mane – en défiant, parallèlement l’establishment politique. Si Elton réussi à franchir la porte d’entrée du Parlement albanais, d’autres suivront.

La solidarité internationale joue un rôle majeur dans cette campagne électorale en ce qu’elle permet au peuple albanais de comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement du combat spécifique des mineurs, mais d’une cause commune dont la portée s’étend sur tous les continents et fait appel à la solidarité de tous les travailleurs, militants, syndicalistes, partis politiques et individus qui se battent pour une société plus juste.

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Traduit par Stela Muçi. 

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