Alexandre Douguine est le prophète réactionnaire de l’ultranationalisme russe
La plupart des gens n’ont probablement jamais entendu parler d’Alexandre Douguine ou de la tendance Traditionaliste mondiale à laquelle il appartient. Pourtant, le penseur russe et ses analogues au Brésil, aux États-Unis et ailleurs, semblent exercer une réelle influence sur la droite mondiale depuis une position relativement obscure. Mêlant ultranationalisme et idées anti-modernes, la philosophie de Douguine est discrètement devenue un élément important de la toile de fond intellectuelle du poutinisme et un objet de fascination pour les réactionnaires en Occident.
Qui sont les Traditionalistes et quelles sont leurs idées fondamentales ? Dans quelle mesure la pensée de Douguine joue-t-elle un rôle dans l’invasion actuelle de l’Ukraine par la Russie et comment comprendre son influence sur la politique russe dans son ensemble ? Avec ces questions en tête, Luke Savage de Jacobin s’est entretenu avec Benjamin Teitelbaum, professeur associé à l’Université du Colorado à Boulder et auteur du livre War for Eternity (2020) : The Return of Traditionalism and the Rise of the Populist Right.
Luke Savage – Le nationalisme est évidemment une caractéristique essentielle de la droite contemporaine et nous avons également beaucoup entendu parler, depuis 2016, du « populisme », défini de manière plus nébuleuse, Votre récent livre a beaucoup à dire sur ces choses, mais il s’intéresse à quelque chose d’un peu plus obscur appelé le Traditionalisme. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce terme, qu’est-ce que le Traditionalisme et comment caractériseriez-vous son rôle et son influence au sein de l’extrême droite mondiale ?
Benjamin Teitelbaum – Le Traditionalisme est avant tout une école spirituelle et religieuse plutôt qu’une idéologie politique. Il s’infiltre dans l’extrême droite, mais c’est certainement aussi plus que cela. Il y a ceux qui disent qu’il n’a aucun rapport avec la droite et je ne les crois pas. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il croise la politique, il le fait via la vieille droite non-libérale.
En ce qui concerne la politique, les Traditionalistes croient qu’il existait autrefois une véritable religion – la Tradition avec un T majuscule – qui s’est perdue au fil des âges et dont les vérités et les idées se sont fragmentées en diverses traditions à travers le monde. L’Hindouisme, pense-t-on, est la meilleure de ces traditions en raison de son ancienneté et de sa préservation intégrale. Mais aussi l’Islam ésotérique, le Christianisme et toutes leurs branches. Le Traditionaliste se consacre à l’une de ces branches, le plus souvent en s’engageant dans une sorte de religion comparative pour essayer de reconstruire ce qu’était cette Tradition.
Les deux éléments qui ont compté pour les personnalités qui ont décliné le Traditionalisme en politique sont, premièrement, le temps cyclique : la croyance que le temps n’est pas linéaire et que nous revenons toujours à un passé. Plus précisément que le temps suit une trajectoire ou un mouvement descendant dans lequel, à mesure que le temps avance, les choses empirent, sauf à un moment exceptionnel où l’on assiste au retour d’un âge d’or, après quoi le déclin s’installe à nouveau. L’autre concept clé pour les Traditionalistes est la hiérarchie sociale et une hiérarchie des castes qui ressemble beaucoup à celle de l’Hindouisme, avec une caste de brahmanes au sommet et une caste de shudras ou d’esclaves à la base ; cette hiérarchie comporte un certain nombre de principes qui finissent par avoir de l’importance en politique.
L’un d’eux est l’opposition entre la spiritualité (ou l’immatériel) et le matériel. Les castes supérieures sont parfois, aux yeux de certains Traditionalistes, racialisées. Si historiquement il y a une association entre les Aryens et les Brahmanes, par exemple, cela permet une compréhension plus moderne de l’Aryanisme pour les Traditionalistes où il y a une sorte de groupe racial hyper-blanc opposé aux autres non-Aryens au bas de la hiérarchie. Le sommet est considéré comme masculin, tandis que la base est féminine ; le sommet est qualitatif, tandis que dans cette hiérarchie la base est quantitative. Cela interagit avec le cycle du temps de sorte que lorsque, selon les Traditionalistes, nous vivons dans un âge sombre, nous sommes également dans un âge défini par des poursuites matérialistes où la politique, la culture et la société ne sont pas seulement matérialistes, mais aussi quantitatives dans leurs valeurs.
Nous allons donc avoir des systèmes gouvernementaux qui sont à l’opposé des théocraties. Il s’agira plutôt de systèmes axés sur les quantités de corps, qui seraient la démocratie, le communisme, etc. De plus, et c’est essentiel, lorsque vous passez d’un âge d’or à un âge sombre, la hiérarchie elle-même se désintègre et tout le monde tombe au niveau le plus bas. Implicitement, dans ce concept, il y a la notion que, lorsque nous sommes dans l’âge sombre, il n’y a pas de limites, il n’y a pas de frontières, nous ne souffrirons pas que quiconque ait une essence, un destin, une identité ou une place distincts.
Quelle que soit la manière dont vous pouvez imaginer étendre le concept de limites et de frontières, un Traditionaliste ira dans ce sens : il peut s’agir de frontières raciales, de frontières entre hommes et femmes, de frontières nationales, de frontières épistémologiques, la notion selon laquelle, au lieu d’une seule d’entre elles liée à la science des Lumières et que le monde entier doit se plier à cette seule communauté.
Pour les Traditionalistes, le moyen de s’en sortir est, tout d’abord, de traverser un âge sombre et de voir les institutions modernes qui ont permis cette nouvelle interconnexion ou cette absence de frontières s’effondrer (la destruction, en d’autres termes). Mais à sa place, ils veulent voir un nouveau monde sans frontières où les hommes et les femmes sont différents les uns des autres, où les différents groupes culturels, ethniques et raciaux sont séparés les uns des autres, où les frontières nationales réapparaissent, où les fédérations et les empires se désintègrent s’ils sont vraiment des colonisateurs, où il existe différentes conceptions de la vérité qui sont autorisées à coexister sans se mélanger et s’influencer mutuellement. C’est là le véritable objectif.
En ce qui concerne l’influence du Traditionalisme sur le populisme et le nationalisme aujourd’hui, cette influence n’est pas due au fait qu’il est populaire. Il n’y a pas de masse de personnes, encore moins d’électeurs ou de partisans, en faveur de ces mouvements qui s’enfuient au milieu de la nuit dans des tariqas soufies pour subvertir les épistémologies des Lumières ou autres. L’influence traditionaliste provient plutôt d’une petite poignée d’individus très bien placés.
Ces individus sur lesquels je me concentre dans mon livre sont au nombre de trois : Steve Bannon, le Brésilien Olavo de Carvalho (décédé récemment) et Alexandre Douguine en Russie. Aucun d’entre eux n’est lui-même un homme politique. Aucun d’entre eux n’évangélise avec son Traditionalisme ou ne semble le défendre publiquement. Mais ils ont tous une histoire avec lui. Olavo Carvalho a été officiellement initié à une secte traditionaliste par un homme nommé Frithjof Schuon (Carvalho porte un nom musulman soufi, ce qui est très étrange étant donné qu’il est devenu si influent dans le gouvernement de Bolsonaro).
Alexandre Douguine a appris l’italien afin de traduire les œuvres des penseurs Traditionalistes d’extrême droite. Il veut donner à des écoles le nom de penseurs Traditionalistes et s’exprime avec leurs termes. Bannon se qualifie lui-même de Traditionaliste, avec des degrés divers de qualification. Mais cela a été son intérêt constant pendant une grande partie de sa vie. Il semble être un véritable dilettante à d’autres égards, passant d’une personne à l’autre, d’un emploi à l’autre, d’une quête à l’autre, mais il s’intéresse à la spiritualité alternative en général et à la spiritualité alternative antimoderne (et au Traditionalisme en particulier) depuis très longtemps. C’est cohérent.
Ce sont donc les trois figures clés, mais certains Traditionalistes ont également été conseillers au sein du parti Jobbik en Hongrie. Il y a quelque chose à dire sur son influence sur les partis populistes en France, en Autriche et, dans une moindre mesure, en Scandinavie également. Certains individus s’y sont retrouvés, mais aucun d’entre eux n’a eu autant de succès, ou n’a été aussi proche du pouvoir que Bannon, Carvalho et Douguine.
Luke Savage – Passons à Douguine, que certains considèrent comme le philosophe maison du poutinisme, analogue, à certains égards du moins, au rôle que Steve Bannon a fugitivement joué dans le projet Trumpien. Il a eu une trajectoire bizarre et éclectique qui l’a vu essayer d’organiser un « parti national bolchevique », représenter la Russie à divers postes diplomatiques et politiques et aussi combattre en Géorgie. Avant d’aborder les idées ou l’influence de Douguine, que pouvez-vous nous dire sur sa vie et sa trajectoire générale ?
Benjamin Teitelbaum – C’est une biographie complètement folle. Surtout sa vie adulte. Chaque fois que vous dites « Oh, il est extrêmement influent. C’est le cerveau de Vladimir Poutine », il fait quelque chose qui a l’air assez nul, de sorte qu’on a l’impression qu’il a juste séduit les médias pour qu’ils le valorisent. Mais ensuite, si vous dites « Oh, ce type est une farce. C’est un imposteur, ignorons-le », il apparaît dans un contexte diplomatique extrêmement tendu et il semble qu’il soit un agent politique russe clé qui a été sous-estimé. Il a toujours rebondi sur ses pieds. Il a fait preuve d’un bon instinct tout au long de sa carrière, ce qui a été la clé de son succès : il sait quand il faut accroître ou réduire son ésotérisme. Il est très intéressé par la magie et l’ésotérisme étranges et effrayants. Mais il fait aussi preuve d’une realpolitik plus sèche et calculatrice.
Il a écrit un livre, par exemple, sur ce qu’il considérait comme le rôle de la Russie dans le monde après la chute de l’Union soviétique, intitulé Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie. C’est encore, à mon avis, le noyau de son influence aujourd’hui. Il a été enseigné à une génération de chefs militaires et à l’élite militaire en Russie après la chute de l’URSS et il n’y a presque pas de trucs farfelus sur les cycles temporels ou sur le Traditionalisme. Il ne s’agit que du droit divin de la Russie à s’imposer et à étendre sa sphère d’influence, de la manière dont elle peut le faire, de la manière dont elle peut ré-imaginer le monde et de la raison pour laquelle elle doit rejeter la carte politique telle qu’elle a été dessinée par l’Occident depuis les années 1990.
Il présente également un grand nombre de suggestions pratiques sur la manière dont la Russie peut subvertir la démocratie en Occident et ces suggestions incluent la fomentation de toutes sortes de séparatisme ethnique, de confiance anti-gouvernementale et de critique des médias. Il va même jusqu’à diffuser des messages contradictoires destinés à semer la discorde dans le corps politique étatsunien. Il crée des partis politiques qui peuvent être plus radicaux que le gouvernement russe. Lorsque la Russie a envahi la Géorgie et l’Ukraine, il a été invité à l’antenne des chaînes de médias d’État afin de le laisser discourir sur l’action russe.
Cela a été très clair. Charles Clover, un journaliste du Financial Times, en a fait une excellente analyse : il semblait évident que Poutine écoutait Douguine parler, car lorsque Poutine apparaissait par la suite, il rabâchait du Douguine, le laissant presque lui apprendre comment caractériser la guerre et le rôle de la Russie dans le monde. Mais malgré tout cela, il n’a pratiquement pas eu de rôle officiel significatif dans le gouvernement russe. C’est ce qui le rend si difficile à caractériser.
Luke Savage – Son influence semble en effet un peu difficile à cerner. D’une part, toute l’entreprise du Traditionalisme est perçue comme quelque chose de marginal et d’abscons, même dans les milieux déjà obscurs de l’extrême droite. D’autre part, Douguine a occupé des postes au sein de l’État russe et est devenu un objet de fascination pour certaines sectes de l’extrême droite occidentale.
Dans quelle mesure diriez-vous que le Traditionalisme de Douguine façonne la politique russe, sa politique en général et également sa politique étrangère ? Ou bien se contente-t-il de synthétiser, d’articuler et de formaliser des idées et des tendances qui étaient déjà présentes ?
Benjamin Teitelbaum – Je pense qu’il est impossible de répondre à cette question de manière définitive. Le mieux que je puisse faire, c’est que lorsque j’entends quelqu’un d’autre donner une réponse affirmative qui va trop loin dans une direction, je peux trouver des raisons pour lesquelles il a tort. Il est certain que son influence sur la narration compte : promouvoir une Russie plus agressive compte, tout comme donner un sens à la guerre, de sorte qu’il ne s’agisse pas seulement d’une guerre entre deux États mais d’une guerre entre deux idéologies différentes. C’est là que Douguine est utile et influent : lorsqu’il y a une opposition perçue non seulement entre l’Est et l’Ouest ou entre les valeurs libérales et les valeurs conservatrices, mais aussi entre la modernité et la tradition ou le matérialisme et la spiritualité.
Si la Russie se caractérise ou s’est déjà caractérisée comme un phare de l’immatériel et du spirituel dans le monde (ce que l’on entend de temps en temps de la part de Poutine et nous en avons entendu une version au début de son discours sur l’Ukraine juste avant l’invasion), c’est le territoire de Douguine. C’est dans les cadres les plus profondément messianiques et eschatologiques de cette guerre que l’on peut voir l’influence de Douguine.
Luke Savage – Douguine a rencontré Steve Bannon à Rome en 2018 et un schisme assez prévisible est apparu lors de cette rencontre : le premier estimait que le libéralisme occidental (et, par extension, les États-Unis) est le grand ennemi et le second trouvant plutôt cela en Chine. Que pouvez-vous nous dire de cette réunion ? Qu’y a-t-il de significatif à ce que ces différents Traditionalistes aient des récits similaires mais des ennemis si différents ? Il semble que cela pourrait limiter leur capacité à forger un projet commun.
Benjamin Teitelbaum – Vous le caractérisez parfaitement. C’est l’un des problèmes du Traditionalisme. Je vous en ai donné un bref aperçu, mais même si vous m’aviez donné deux heures pour parler, je ne serais pas beaucoup plus spécifique que ce que j’ai dit. Malgré tout, leurs grandes catégories ont très peu de contenu et je pense que cela a empêché les Traditionalistes de progresser en tant qu’acteurs politiques. En fait, ils ont eu tendance à être ces conseillers solitaires qui n’ont pas accès au pouvoir officiel, ne peuvent pas détenir de pouvoir politique et ne peuvent pas très bien se coordonner avec d’autres personnes. Mais, dans ce cas, nous avons vu deux Traditionalistes, Douguine et Bannon, tenter de se coordonner l’un avec l’autre et tenter de tirer parti d’un système de valeurs communes. Ils n’y sont finalement pas parvenus parce que, comme vous le dites, ils ne sont pas d’accord sur les acteurs.
Pour Douguine, la source de la modernité est les États-Unis. Pour Bannon, c’est la Chine. Il pense que la Chine est le véritable moteur de la mondialisation, du cosmopolitisme, du sans-frontiérisme et qu’il y a cette petite couche supérieure aux États-Unis qui interagit avec elle. Donc, pour lui, l’Américanisme pourrait plutôt être trouvé dans une sorte d’essence Américaine plus archaïque, voire prérévolutionnaire, qui pourrait coexister avec la Russie et peut-être collaborer avec elle au niveau international.
Douguine n’était pas intéressé. Il a été très amusé par cet effort et a vu comme un développement positif le fait que les choses étaient vraiment en train de changer dans le monde et au cœur des États-Unis à un moment où il semblait qu’Hillary Clinton était sur le point de prendre le pouvoir (dans son esprit, elle est essentiellement un avatar de l’obscurité ultime), puis tout d’un coup, de nulle part, il y a un Traditionaliste comme Trump qui fait avancer les choses.
Il se moque un peu du contenu de leur discussion car il pense que d’autres forces, plus importantes, sont en jeu et que Bannon n’est qu’un outil pour elles. Pour Bannon, la réunion a été frustrante. Elle l’est encore plus aujourd’hui, car ce qu’il voulait vraiment, c’était un réalignement. Il voulait une Russie qui fasse partie de l’Occident et s’aligne sur le Brésil, qu’il considérait comme un îlot de tradition européenne et d’essence culturelle, tout le plan étant de s’unir pour isoler la Chine.
Non seulement il n’a pas convaincu Douguine d’aller faire de la propagande en faveur de ce réalignement, mais tout cela s’est complètement effondré. C’est la pagaille aujourd’hui. L’histoire que j’ai à raconter est donc en grande partie une histoire d’échec. Il s’agit de tentatives ratées de coordination en coulisses et elle est basée sur des idées beaucoup plus obscures et aliénantes que ce que la plupart des gens réalisent ou associent aux mouvements populistes de droite. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que des dégâts réels ne sont pas en train de se produire en cours de route.
Luke Savage – L’invasion de l’Ukraine par la Russie, dont les motivations sont diverses mais dont l’impulsion ultranationaliste est évidente, ressemble de plus en plus à un échec, voire à un désastre, pour Vladimir Poutine, tant en termes d’objectifs militaires contrariés que sur le plan économique.
La réponse à cette question est peut-être évidente mais, en supposant que cette impression se confirme dans les semaines et les mois à venir, pensez-vous que le résultat affaiblira ou renforcera les idées et les thèmes ultranationalistes associés à Douguine ? À quoi ressemble l’avenir du Traditionalisme en Russie et au-delà ?
Benjamin Teitelbaum – Il y a beaucoup de questions. J’ai aussi l’impression que nous assistons à un échec militaire, voire à une catastrophe. Les Traditionalistes n’aiment évidemment pas cela. En revanche, ils aiment les sanctions. Douguine est très enthousiaste à leur sujet : McDonald’s a disparu, toutes ces entreprises occidentales ont disparu. Il y a une gestion croissante de la sphère informationnelle, ce qu’il adore. La Russie s’est détachée de la finance occidentale, de la perturbation du système capitaliste mondial et des flux d’argent et de marchandises. Les Traditionalistes comme Douguine aiment toutes ces choses. Si c’est le résultat final d’une campagne militaire ratée, je pense qu’il continuera à penser que cette campagne est l’une des meilleures choses que la Russie ait jamais faites, même s’il veut avoir l’Ukraine et aimerait toujours la voir plier sous la volonté de la Russie et s’éloigner de l’Occident.
Tous ceux qui le suivent, y compris moi, avaient prévu dès l’annonce des sanctions qu’elles lui feraient plaisir. Hier encore, par exemple, au milieu des nouvelles sur la gestion d’Internet, il a dit : « Oh, c’est fantastique. C’est génial. » Je pense qu’il est probablement dans une position plus forte maintenant. Je ne pense pas que vous verrez, et c’est une critique des sanctions, tout le monde se retourner contre Poutine pour cette raison. Dans de nombreux cas, vous les verrez probablement se rallier par défi et embrasser une nouvelle identité. Ce sera le seul moyen pour eux de conserver une certaine dignité face à des conditions économiques difficiles. Donc cela va renforcer Douguine. Cela renforcera cette cause : créer cette île, une île de Russie. Que va-t-il se passer avec les Traditionalistes à l’avenir ? C’est finalement très lié aux individus, car ce n’est pas un mouvement de masse.
Donc, pour répondre à cette question, il faut considérer ce qui va se passer avec ces figures particulières. Olavo de Carvalho, qui était celui qui avait probablement l’influence la plus incontestable parce qu’il était le gourou de Bolsonaro, personne ne doutait vraiment qu’il y avait une faction du cabinet présidentiel qui était entièrement Olaviste. Il est mort et sa faction a été affaiblie et donc se divise. On ne sait pas vraiment ce qui va se passer ni s’il sera remplacé dans le contexte politique brésilien par un autre Traditionaliste, peut-être simplement par un ultraconservateur (mais ce n’est pas tout à fait la même chose). En ce qui concerne Douguine, j’ai le sentiment qu’il pourrait être conforté par le résultat de a guerre en Ukraine, même si c’est une défaite militaire.
C’était à la mode en 2018-2019, lorsque j’écrivais mon livre, de dire que Bannon n’était plus pertinent, mais plus personne ne dit cela ; ce discours, aux États-Unis du moins, s’est simplement estompé. Il n’est pas un leader politique. Il ne sera plus le conseiller principal d’un président. Mais sa plateforme et son podcast se sont lentement développés pour devenir le média le plus important du mouvement MAGA [Make America Great Again]. C’est le centre d’échanges pour les candidat·es qui font avancer le Trumpisme et l’agenda MAGA. Si cela échoue, il trouvera autre chose. Il ne va pas nulle part.
Mais voici l’autre chose à garder à l’esprit concernant le Traditionalisme. Ces figures, Douguine, Bannon, Olavo et Tibor Imre Baranyi en Hongrie, ont toutes plus ou moins surgi indépendamment les unes des autres au même moment, du moins dans un sens historique global. Nous ne parlons ici que de quelques décennies, mais personne avant eux ne leur ressemble. Sans vouloir paraître moi-même trop effrayant ou participer aux étranges eschatologies de Douguine, je me demande si le fait que les revendications du populisme soient également assez insipides et mal définies n’en dit pas long sur le populisme… et lorsque vous avez un tel vide en termes de messages et d’idéologie, je pense que vous allez obtenir une véritable section transversale de marginaux.
Dominic Cummings en Grande-Bretagne, même s’il n’était pas un Traditionaliste, voulait vraiment sonder les limites de la pensée anti-libérale et anti-moderne. Je pense que cela va continuer à se produire. Pour les vrais idéologues radicaux qui veulent une alternative spectaculaire au statu quo, le populisme de droite va leur fournir un espace. Je ne serais pas surpris si nous ne voyions pas davantage de ces figures à l’avenir. Pas en grand nombre, mais peut-être à des postes de pouvoir et d’influence.
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Benjamin Teitelbaum est professeur associé à l’Université du Colorado Boulder et l’auteur de Lions of the North: Sounds of the New Nordic Radical Nationalism et de War for Eternity (2020) : The Return of Traditionalism and the Rise of the Populist Right.
Luke Savage écrit et blogue sur la politique, le travail, la philosophie et la culture politique. Ses articles ont été publiés dans Jacobin Magazine, Canadaland, Maisonneuve, The Tyee, Now Magazine, Current Affairs et sur CBC Radio. Il co-anime le podcast Michael and Us.
Publié initialement par Jacobin. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.