Algérie : d’une crise de régime à une crise politique
Hocine Belalloufi vit et travaille à Alger. Journaliste, ancien coordinateur de la rédaction de l’Alger républicain de 2003 à 2008 et militant de gauche, il est également l’auteur de deux ouvrages La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution ? (Apic et Lazhari-Labter, Alger, 2012) et Grand Moyen Orient : guerres ou paix ? (Lazhari-Labter, Alger, 2008).
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La crise politique qui secoue l’Algérie aujourd’hui n’est pas tombée du ciel. Elle s’inscrit dans la continuité d’une crise antérieure, celle du régime, qu’elle approfondit et qu’elle est venue couronner. Tout indique que le régime politique actuel est finissant. La promesse de Bouteflika d’une Conférence nationale inclusive ouverte à toutes les forces, une fois réélu à un nouveau mandat de cinq ans, prouve que le pouvoir lui-même a pris conscience que son régime ne correspond plus aux intérêts des forces sociales dominantes, qu’il ne peut plus être maintenu en l’état et qu’il doit changer. Mais il tente une dernière manœuvre dans l’espoir de conserver la main sur l’inéluctable processus de changement. Comme ce fut déjà le cas par le passé, en particulier après octobre 1988.
Le temps du changement est arrivé. Mais plusieurs questions se posent. La première est de savoir si ce changement adviendra ou si le pays retombera sous la coupe d’une dictature ? La deuxième question est de savoir comment ce changement adviendra. Dans le sang et les larmes ou sans trop de soubresauts et de dégâts ? Par le biais d’un coup de force au sein du pouvoir ou par le biais de la mobilisation populaire ? Ou des deux à la fois ? Sur quoi peut déboucher ce changement ? C’est toutes ces questions qu’il nous faut tenter d’éclaircir, en mettant au centre de l’attention la lutte que se livrent les différentes forces sociales sur la scène politique, sans avoir la prétention d’apporter des réponses définitives tant la situation politique est mouvante.
I – AUX ORIGINES DE LA CRISE
Retour sur la crise du régime
Déjà ancienne, la crise du régime se manifeste par une crise de représentation concrétisée en premier lieu par une désaffection populaire massive sur le plan électoral. Selon les chiffres officiels de participation qui sont systématiquement gonflés, il n’y avait que 50,7% de votants à la dernière élection présidentielle de 2014 contre 74,56% à celle de 2009. Entre les deux élections, le candidat Abdelaziz Bouteflika a perdu 4,5 millions de voix. Pourtant, la coalition présidentielle (Front de libération national-FLN, Rassemblement national démocratique-RND, Mouvement populaire algérien-MPA et Tadjamoue Amal Al Djazair-TAJ) et ses satellites patronaux (Forum des chefs d’entreprise-FCE) et salariés (Union générale des travailleurs algériens-UGTA), le gouvernement et l’administration monopolisent, en particulier grâce aux télés publiques et privées, une vie politique atone dans laquelle toute opposition est marginalisée. En dehors de la clientèle du régime, la majorité des Algériens ne votent pas. Plusieurs millions d’entre eux, les jeunes en particulier, ne sont pas inscrits sur les listes électorales.
Les principales institutions « élues » ne reflètent pas les résultats électoraux. La présidence du Conseil de la nation (Sénat) et le poste de Premier ministre sont détenus respectivement par Abdelkader Bensalah et Ahmed Ouyahia, deux dirigeants d’un parti minoritaire, le RND. Les sénatoriales de décembre 2018 furent le théâtre d’une fraude massive entre partis « alliés » de la « majorité présidentielle » au profit du FLN dont Abdelaziz Bouteflika est le président d’honneur.
Le putsch contre le président de l’Assemblée populaire nationale (APN), Said Bouhadja, en octobre 2018 a confirmé l’absence de crédibilité institutionnelle. L’homme fut éjecté illégalement de son poste et de son bureau par des sbires de son propre parti (FLN) et ceux des formations de la « coalition présidentielle ». Le Premier ministre Ahmed Ouyahia enfila à l’occasion les bottes de Bismarck pour affirmer : « La force prime la Constitution ».
Mais la crise a fini par rattraper le principal parti du pouvoir, le FLN. Et c’est dans la plus grande opacité qu’en novembre 2018, le Secrétaire général et la direction putschiste furent destitués, non par un vote des « dirigeants », mais par une décision venue de la présidence de la République. Le parti se trouve depuis en pleine « réorganisation » et ce, à la veille des élections d’avril prochain.
La désaffection n’épargne pas les partis d’opposition qui peinent à convaincre et mobiliser, toutes tendances confondues et qui vivent des crises organiques récurrentes. Idem pour les syndicats patronaux et de travailleurs.
La majorité des Algériens ne croit plus à la possibilité d’une alternance politique dans le cadre du régime actuel. Les islamistes radicaux qui avaient conquis le cœur de nombreux citoyen.e.s dans les années 1980-1990 ne sont plus crédibles politiquement, mais aucune autre force n’a réussi à occuper l’espace ainsi libéré.
Entamé il y a exactement vingt ans, le règne de Bouteflika a été ponctué par une impressionnante et incessante série de scandales : trafics de cocaïnes, affaires de corruption sur le foncier, les grands chantiers publics (autoroute Est-Ouest) et la passation de marchés avec des multinationales étrangères (multiples affaires Sonatrach-ENI-Saipem), affaire Khalifa de dilapidation des deniers publics au profit d’une société montée par un golden-boy, privatisations au dinar symbolique… La liste des scandales serait trop longue à égrener, mais tous ont en commun de concerner des membres de la nomenklatura (ministres, responsables de la police et de l’armée…) et/ou leurs enfants et de la nouvelle classe bourgeoise affairiste.
Beaucoup d’Algériens considèrent la corruption comme une simple dérive par rapport à une norme abstraite, religieuse ou laïque, qui commande de ne pas voler. Le phénomène est ainsi saisi dans sa dimension purement morale. Cette vision moraliste spontanée est consolidée par le discours conscient des ultralibéraux d’opposition qui nous content la fable d’un capitalisme sans corruption où chacun aura ce qu’il mérite. Un bon capitalisme qui existerait ailleurs, mais pas en Algérie. Il suffit de suivre l’actualité mondiale pour se rendre compte que la corruption n’épargne aucune contrée (USA, UE, Japon, Corée du Sud, Brésil…) et que certains Etats « respectables » sont même spécialisés dans le recyclage des sommes qui en sont issues : la Suisse, le Luxembourg, Monaco, Panama et autres îles pas si vierges que ça… Car la corruption n’est pas une déviance. Elle représente au contraire une nécessité objective pour les possédants, condamnés à se battre à perpétuité les uns contre les autres pour préserver leurs parts de marché, en acquérir de nouvelles, garnir leurs carnets de commandes, évincer leurs concurrents et échapper au fisc qui prend leur argent pour construire des routes, des écoles, des hôpitaux… Elle constitue un système ou fait partie, plus exactement, du système capitaliste.
En Algérie, la corruption a joué un rôle historique particulier au cours des quarante dernières années. Elle a contribué, aux côtés des lois de démantèlement du secteur public, à déposséder le peuple algérien de ce qui lui appartenait formellement par le biais de la propriété juridique publique : entreprises, foncier agricole et urbain, biens mobiliers et immobiliers… Elle a contribué à la mise en coupe réglée du commerce extérieur pour substituer un monopole privé à l’ancien monopole public. Il ne s’agit donc pas d’un accident de parcours, encore moins d’une erreur ou d’une déviance, mais d’un processus nécessaire pour permettre à une minorité illégitime d’accumuler du capital pendant que la majorité de la population subissait un processus de prolétarisation lui enjoignant de vendre sa force de travail pour vivre. Cette dimension de la corruption n’a pas échappé à la population, qui a bien saisi le rapport qu’elle instaurait entre pouvoir et richesse.
On a ainsi assisté à une concentration des pouvoirs et à une montée concomitante de l’autoritarisme. L’Exécutif a été considérablement renforcé au cours des différents mandats de Bouteflika. Le caractère hyper-présidentiel de la constitution taillée à sa mesure et l’apparition d’un culte de la personnalité outrancier et grotesque ne découlent pas seulement de la mégalomanie légendaire du personnage. Ils expriment plus sûrement la nécessité objective de concentrer les pouvoirs autour d’une personne pour unifier les différentes factions et imposer des politiques antipopulaires ou qui ne font pas forcément consensus au sein même du pouvoir. Cela fut, à titre d’exemple le cas sur la question amazighe, avec la reconnaissance de la langue berbère comme langue officielle et l’instauration d’une Académie nationale de la langue amazighe…, que Bouteflika a tranchée, sous la pression des masses, alors même qu’il n’existe pas de consensus au sein du pouvoir sur cette question. Idem sur certaines questions économiques et sociales : privatisations, subventions des prix de produits de consommation, prix du gaz et de l’électricité, de l’eau… Le revers de la médaille réside cependant dans le fait que cette hyper-concentration des pouvoirs a rendu et rendra délicate la formation d’un consensus interne sur le nom d’un successeur.
Le refus de toute négociation réelle voire de simple consultation avec les partis d’opposition, les syndicats et autres associations, l’absence d’espaces et d’instances de médiation pour gérer pacifiquement et légalement les contradictions dans la société et même au sein du pouvoir, les atteintes répétées aux libertés démocratiques et syndicales (entraves aux droits de grève, de manifestation, de réunion, d’association…), la répression contre tous les contestataires, la partialité outrancière des télés publiques et privées (créées illégalement par des relais du pouvoir) et les menaces à peine voilée du vice-ministre de la Défense et du ministre de l’Intérieur ne peuvent manquer de provoquer, et provoquent effectivement, des mobilisations populaires. Les véritables fomentateurs de révolutions ne sont pas les révolutionnaires mais les régimes autoritaires.
Les règlements de compte internes et les décisions contradictoires qui se multiplient confirment que l’homogénéité du pouvoir se fissure. L’inamovible patron des services de sécurité, le général Mohamed Mediène dit « Toufik », avait été limogé une année après la réélection de Bouteflika à un quatrième mandat en 2014 et le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) qu’il dirigeait restructuré. En 2018, l’arraisonnement d’un navire contenant 701 kg de cocaïne a débouché sur le limogeage d’Abdelghani Hamel, le chef de la Direction générale de la sûreté nationale-DGSN. Son successeur n’a tenu que quelques mois, plusieurs mesures dont des remaniements qu’il avait opérés au sein des services de police ayant été gelées par le ministre de l’Intérieur. De hauts gradés de l’Armée nationale populaire (ANP) ont été interdits de sortie du territoire national et leurs comptes bancaires gelés avant qu’ils ne soient mis aux arrêts. Leur libération inexpliquée est intervenue quelques temps après. Sept anciens cadres de la police accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat suite à des manifestations de policiers contre leurs difficiles conditions de travail en 2014 ont été acquittés le 26 février 2019.
L’un des principaux signes de la crise du régime réside dans son incapacité à achever le processus des réformes économiques structurelles débutées il y a 40 années. Le cap est mis sur le libéralisme depuis 1980, mais l’Etat continue de diriger l’économie. Les richesses énergétiques (hydrocarbures) et minières restent dans le domaine public au grand dam des ultralibéraux du pouvoir et de l’opposition, des puissances impérialistes (G7) et de leurs institutions financières (FMI, Banque mondiale…). De grosses entreprises publiques qui avaient été privatisées (Sider El Hadjar au profit d’ArcelorMittal, Asmidal devenue Fertial après que le groupe espagnol Grupo Villar Mir soit devenu actionnaire majoritaire…) sont revenus dans le giron de l’Etat. La tentative de Ali Haddad, chef du principal syndicat patronal (Forum des chefs d’entreprises-FCE), de racheter avec la complicité du Premier ministre Ouyahia les parts du groupe espagnol a été déjouée grâce à la mobilisation des travailleurs du complexe. Bouteflika a contraint l’Exécutif à exercer le droit de préemption de l’Etat qui est redevenu majoritaire dans cette entreprise. La loi de bradage des hydrocarbures adoptée en 2005 ne fut pas promulguée par le Président et sera finalement amendée une année après. La loi sur les investissements qui stipule que les entreprises algériennes s’associant avec des partenaires étrangers doivent détenir la majorité des parts (51/49) est maintenue depuis dix années. Les importations sont en forte baisse du fait de mesures gouvernementales (contingentement, interdictions, lourdes taxes…). Le gouvernement continue par ailleurs de construire des logements sociaux, de subventionner les prix, de maintenir la santé et l’école publiques gratuites, de refuser l’endettement extérieur…
Cette contradiction entre, d’une part, le cap clairement fixé et assumé sur l’horizon libéral et, d’autre part, les pauses, revirements et reculs permanents, attise depuis de nombreuses années les tensions au sein du régime et empêche le gouvernement de passer en force. Elle alimente également une opposition démocrate ultralibérale ainsi qu’un mécontentement populaire croissant. Le chômage touche 11,7% de la population active et culmine à 28,3% chez les jeunes (16 à 24 ans). Les diplômés ne trouvent pas de débouchés alors que 43% des salariés ne sont pas déclarés à la Sécurité sociale. Le pouvoir d’achat des travailleurs, chômeurs, paysans sans terres et paysans pauvres, petits artisans et commerçants… chute sous le triple effet de la hausse des prix, de la dépréciation du dinar et d’une stagnation des salaires et des pensions. La réduction de l’engagement de l’Etat dans l’Education et la Santé sanctionne lourdement les classes déshéritées. Le pouvoir remet en cause ce qui reste de l’Etat social.
Cette politique favorise en revanche les classes dominantes (capitalistes algériens et étrangers, propriétaires terriens, importateurs, gros commerçants, hautes professions libérales…) qui profitent de l’illégitime dépossession du peuple algérien (privatisation, « partenariat » public-privé…), et de l’aide généreuse que le pouvoir leur accorde. Les multinationales qui se vantent d’exporter des engrais ou du ciment (Fertial, Lafarge…) le font grâce au gaz subventionné par l’Etat. Le ciment est exporté à moitié prix et Sonelgaz connaît un déficit de 23 milliards de dollars !
Face à la légitime résistance des masses, la seule réponse est la répression : recours à la Justice pour entraver le droit de grève, transformation du Code du Travail en Code du Capital, arrestations arbitraires de fonctionnaires, de bloggeurs et de journalistes, interdiction des manifestations et interpellation de militants, tabassage des supporteurs de football… Les patrons du privé et du public s’attaquent directement aux syndicalistes : Sonelgaz, Air Algérie, Liberté, Cevital… Le pouvoir défend de plus en plus clairement les intérêts des classes dominantes compradores qui constituent le véritable Cheval de Troie de l’impérialisme.
L’un des derniers signes, et non des moindres, de la crise du régime apparaît justement dans sa difficulté à résister aux pressions impérialistes. Le pouvoir soutient toujours la cause des peuples sahraoui et palestinien, a refusé de cautionner les interventions impérialistes en Libye, en Syrie et au Yémen… Il refuse toute participation de l’ANP à des opérations hors des frontières ainsi que l’installation de bases militaires étrangères en Algérie et n’accepte pas l’installation de centres de transits pour migrants… Mais il ménage et défend de plus en plus le régime criminel saoudien, ne se prononce pas publiquement sur la déstabilisation du Venezuela, s’avère incapable d’entraver le « retour d’Israël » dans le Sahel et de s’opposer à la multiplication des bases militaires et des interventions américaines ou françaises dans la région… Dernièrement, pour la seule période du 18 février au 1er mars, l’ANP a participé, au Burkina Faso puis en Mauritanie, à des manœuvres militaires de grande envergure dénommées « Flintlock 2019» placées sous la supervision du Commandement des forces armées américaines pour l’Afrique (Africom). Des manœuvres « Phoenix Express » organisées par l’Africom en Grèce en mai 2018 avaient vu la participation de la marine algérienne… On constate donc un infléchissement indubitable de la politique étrangère qui ne peut qu’alimenter les contradictions au sein d’un régime traditionnellement tourné vers l’URSS, puis la Russie (en matière militaire particulièrement) et qui, surtout, tenait autrefois à son non-alignement.
On peut conclure que le régime algérien n’est ni monarchiste ni véritablement républicain. Ce n’est ni une dictature, ni une démocratie. Ce n’est ni une théocratie ni un régime laïc. Il n’est pas pro-impérialiste, mais n’est plus anti-impérialiste. Il n’est pas ultralibéral, mais n’est pas antilibéral. Son incapacité à trancher les contradictions de la société algérienne ainsi que celles qui le traversent reconduit en permanence les conditions de la crise. Cet immobilisme est révélateur de son incapacité à se réformer. Nous sommes de ce fait condamnés à revivre des crises politiques plus ou moins violentes qui risquent de se transformer en crise de l’Etat propice aux révolutions, mais aussi aux aventures impérialistes.
Une crise d’hégémonie
Contrairement au discours asséné par les ultralibéraux, la crise du régime renvoie aux enjeux et aux luttes de classes qui traversent la société algérienne. Elle découle plus particulièrement de l’incapacité hégémonique des classes dominantes.
La politique de libéralisation est menée par la bourgeoisie intérieure. Cette fraction de classe n’est pas nationale en ce sens qu’elle n’a plus de projet souverain et refuse d’affronter économiquement, politiquement et diplomatiquement l’ordre impérialiste mondial. Mais elle dépend souvent de la commande publique et a encore besoin de la protection de l’Etat pour accumuler face au marché international.
Cette fraction se heurte à deux écueils. Le premier tient aux résistances actives et passives des masses et d’une partie de l’appareil d’Etat. Pour faire passer ses réformes, cette fraction dirigée par le pouvoir est contrainte de constamment louvoyer, avancer, reculer. Elle n’a pas réussi, à ce jour, à mener à terme ses réformes économiques structurelles et ne s’est pas totalement intégrée à l’ordre impérialiste… Mais elle ne veut pas, à l’inverse, revenir à une politique de développement national et de résistance à l’ordre impérialiste comme le font encore, totalement ou partiellement et avec plus ou moins de conséquence et de détermination, certains Etats : Iran, Corée du Nord, Cuba, Venezuela, Syrie, Liban…
L’application de sa politique économique et sociale libérale (blocage des salaires et des pensions, remise en cause du code du Travail, chômage…) la contraint à louvoyer, mais elle n’hésite pas à recourir à la force contre les masses travailleuses et les classes populaires qui refusent de voir leurs acquis partir en fumée. Cette fraction de la bourgeoisie s’avère ainsi incapable d’obtenir le consentement des exploités et dominés.
Le second écueil auquel se heurte la fraction intérieure réside dans son incapacité à obtenir l’adhésion de l’autre fraction de la bourgeoisie, la fraction compradore qui défend une conception ultralibérale d’intégration/soumission au marché mondial et à l’ordre impérialiste. Celle-ci s’est considérablement renforcée au cours des trois dernières décennies à la faveur de la guerre civile qui a facilité la casse et la spoliation des entreprises publiques ordonnées par le FMI (Plan d’ajustement structurel-PAS signé en 1994) et la transformation de l’économie algérienne qui se voulait productive et industrielle en une économie de bazar basée sur l’import-import. Cette fraction compradore fait dans la surenchère, ne cesse de souligner le manque de volonté du pouvoir en matière de réformes structurelles et d’intégration au marché mondial.
La fraction de la bourgeoisie intérieure est donc prise en étau par les masses populaires d’un côté et par la fraction compradore soutenue par l’impérialisme de l’autre.
La fraction compradore est partie depuis plusieurs années à la conquête du pouvoir. Elle dispose de partis formels traditionnels dont les principaux sont le Mouvement de la Société pour la paix-MSP de tendance Frères musulmans, le Rassemblement pour la Culture et la démocratie-RCD de tendance laïque, le parti Talaie El Houriat de l’ancien Premier ministre Ali Benflis, quelques partis et personnalités regroupées dans le mouvement Mouwatana (Patrie)… Mais elle s’appuie aussi et surtout sur un parti réel, organique, constitué de médias traditionnels et électroniques, de think tanks, de mouvements comme celui qui soutient le premier oligarque du pays, Issad Rebrab, et de personnalités qui forment un ensemble souvent plus dynamique que les partis formels. Cette fraction compradore dispose du soutien des centres impérialistes (puissances occidentales, FMI, Banque mondiale…) qui exercent des pressions constantes sur le pouvoir algérien.
Cette fraction influence une partie importante de personnes et de groupes de la fraction adverse qui partagent au fond sa vision de la nécessité de réformes économiques et sociales structurelles, mais qui n’osaient pas, à ce jour, prendre ouvertement position en sa faveur, de peur des réactions du pouvoir. D’une manière générale, l’intégration dans le régime de nouveaux riches à travers les partis, les institutions élues (APN, Sénat, APW, APC…) et la présence directe ou indirecte de militaires ou de leurs proches dans les milieux d’affaires contribuent fortement à la modification du rapport de forces à son profit. Car sa rivale qui dirige aujourd’hui le pays travaille pour elle du fait de son inconséquence qui la rend incapable de revenir à une politique de développement national et social. Il lui faudrait pour cela s’appuyer sur les masses populaires, ce à quoi elle se refuse obstinément.
La fraction compradore connaît donc une dynamique ascendante. Elle travaille à conquérir l’hégémonie au sein des classes dominantes. Mais ses accointances avec les forces capitalistes mondiales et les Etats impérialistes lui aliènent une partie de l’Etat profond algérien issu de la guerre de libération nationale et des politiques de développement national des deux premières décennies de l’indépendance. Ces secteurs sont très sourcilleux en matière d’indépendance et de sécurité nationales. La fraction compradores éprouve par ailleurs les plus grandes difficultés à obtenir le consentement des exploités et opprimés car son projet économique et social ultralibéral est plus dur et implacable vis-à-vis des masses. Peut-elle, dans ces conditions, accéder au pouvoir par la voie des urnes ? Et si elle y parvenait à la faveur d’une crise ou du fait qu’elle constitue actuellement la seule alternative politique au pouvoir actuel, quelle serait la réaction des masses populaires ? Les travailleurs, les chômeurs et la jeunesse n’étant pas prêts à accepter cette politique, cette fraction risque fort, alors qu’elle se prétend démocrate, de gouverner de façon antidémocratique pour faire passer sa potion ultralibérale.
C’est cette incapacité hégémonique des deux fractions de la bourgeoisie qui est à l’origine de la crise du régime, c’est-à-dire de son incapacité à gouverner en étant unie et en obtenant le consentement des exploités et dominés. Le régime ne peut donc se démocratiser. Cette crise dure depuis des années et s’approfondissait. Elle a connu une accélération au cours de l’année 2018.
II – UNE CRISE POLITIQUE OUVERTE
Passage à une crise politique
La crise d’hégémonie aurait pu se poursuivre durant quelques mois encore, voire quelques années. Mais la présidentielle d’avril prochain a constitué le facteur déclenchant de la crise politique avec l’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat et, comble du cynisme et du mépris des gouvernants à l’égard du peuple, de l’affirmation selon laquelle les citoyens étaient heureux de cette candidature, voire l’auraient ardemment sollicitée. Cela, ni les masses, ni les différentes oppositions ne pouvaient le tolérer.
Jusqu’au 21 février 2019, aucune force politique ou sociale ne menaçait le pouvoir. Ce dernier n’était contesté qu’en paroles, par des opposants impuissants et marginalisés. Même les grèves de travailleurs qui tendaient à se multiplier ne l’inquiétaient pas vraiment. Aussi s’apprêtait-il à reconduire le président sortant ou, plus exactement, sa photo encadrée exhibée en toutes occasions (cérémonies officielles, meetings…) par ses zélés et intéressés partisans. Le statu quo semblait constituer l’horizon indépassable du pays.
Mais le 22 février a constitué le point de rupture avec, à la suite d’appels anonymes lancés sur les réseaux sociaux, l’irruption spectaculaire des masses sur la scène politique, suivie, une semaine plus tard, d’un déferlement populaire historiquement inédit dans les 48 wilayas (départements) du pays.
Cette mobilisation des masses a changé la donne politique. Elle a brisé le mur de la peur, permis la reconquête du droit de manifester dans tout le pays et particulièrement à Alger où il était interdit depuis 2001. Elle a poussé le gouvernement à sanctionner certains maires des partis de la coalition présidentielle qui avaient entravé la quête de parrainages auprès de citoyens de la part de divers candidats à la candidature. Elle a contraint les médias publics, sous la pression de leur propre personnel (journalistes, techniciens…), à rendre compte de manière plus équitable de la situation dans le pays. Elle a libéré la parole et les initiatives et ouvert la voie à des protestations et manifestations de multiples catégories sociales : étudiants, avocats, journalistes, enseignants, médecins et paramédicaux, artistes et écrivains, lycéens… Cela a culminé dans les marches historiques du 1er mars qui demandaient le départ de tout le régime et non plus celui du seul Bouteflika.
Ces manifestations qui se poursuivent à ce jour et qui devraient prendre une nouvelle dimension le 8 mars ont amené le pouvoir à lancer une dernière manœuvre pour tenter de conserver la main alors même qu’il a perdu, momentanément ou durablement il est trop tôt pour le dire, l’initiative. Dans une lettre censée émaner de Bouteflika et lue à la télévision, le candidat proposait, s’il était réélu, la tenue d’une Conférence nationale ouverte et inclusive dans la foulée du scrutin afin de définir des réformes politiques, mais aussi des réformes économiques que les citoyens n’ont pas revendiquées au cours des manifestations. Cette conférence devrait fixer la date d’une élection présidentielle anticipée à laquelle Bouteflika s’engage à ne pas participer.
Mais les Algériens ont déjà donné… Le soir même de l’annonce, des manifestations de jeunes ont spontanément éclaté dans de nombreuses villes, relayées le lendemain par de nouvelles manifestations d’étudiants à travers le pays et l’annonce anonyme d’une grève générale pour la semaine du 10 au 15 mars. Plus que jamais, le mouvement populaire est uni autour du mot d’ordre de « Non au cinquième mandat » et de départ de tout le régime.
Les camps en présence
Deux camps se font face depuis le 22 février. Le camp du pouvoir et le camp populaire ou camp du peuple. Chaque camp rassemble en son sein des forces sociales disparates qui n’ont pas les mêmes intérêts.
Le camp du peuple agglomère des catégories sociales et des forces politiques différentes voire opposées mais unies sur les objectifs politiques immédiats : la non-reconduction de Bouteflika et le changement de régime, ce dernier mot d’ordre n’étant pas forcément exprimé de la sorte. Ces deux revendications constituent à la fois le ressort et le ciment de ce camp. Il est soutenu par toutes les forces politiques d’opposition : démocrates ultralibéraux (laïcs et islamistes confondus), partis de gauche au sens large : Front des forces socialistes-FFS, Parti des travailleurs-PT, Parti socialiste des travailleurs-PST et une série de groupes de gauche plus ou moins formels.
Se nourrissant de sa propre dynamique, ce camp a désormais placé le refus des élections du 18 avril en tête de ses objectifs. Il n’a pas de programme politique plus élaboré, n’est pas structuré, ne dispose pas de porte(s)-parole(s) et encore moins de direction identifiée et reconnue. Mais ces faiblesses constituent paradoxalement, à ce stade, des points forts et ne l’empêchent pas d’avoir l’initiative, d’être à l’offensive et d’engranger soutiens et ralliements.
Boule de feu en mouvement, ce camp multiplie les actions : grandes manifestations du vendredi dans les 48 wilayas du pays, manifestations permanentes d’étudiants, et lycéens, d’avocats, d’artistes, de personnels de santé… Il est à l’offensive. Après avoir réimposé son droit de manifester, il est en phase de passer à une étape supérieure, celle des grèves. Grèves locales et/ou sectorielles d’abord (déjà entamée dans certaines universités, prévue dans l’Education nationale à l’appel de l’intersyndicale autonome le 13 mars…). Puis grève générale avec des appels anonymes ou émanant de vieilles structures syndicales ressuscitées à l’occasion, comme la Confédération syndicale des forces productives (COSYFOP), pour la période du 10 au 15 mars. Sur le net circule même le mot d’ordre de désobéissance civile repris de textes du Front islamique du Salut (FIS) propagés lors de la grève générale appelée par ce parti en juin 1991.
Cette dynamique offensive du mouvement populaire lui permet d’engranger des soutiens provenant de syndicats de travailleurs, d’associations et de mouvements. Il enregistre également le ralliement de personnes comme, à titre d’exemple, celui d’adhérents du syndicat patronal FCE qui soutient Bouteflika, des maires et militants du FLN… Il convient également de noter des ralliements assez significatifs politiquement. Celui de l’Organisation nationale des Moudjahidine (anciens combattants) qui constituait la colonne vertébrale de la « famille révolutionnaire » sur laquelle le pouvoir s’appuyait et qui, en plus du soutien qu’elle apporte aux manifestants, dénonce «la collision entre des parties influentes au sein du pouvoir et des hommes d’affaires véreux qui ont bénéficié de manière illicite de l’argent public ». Il en va de même pour l’Association des anciens du MALG (Ministère de l’armement et des liaisons générales durant la guerre de libération) qui n’est autre que l’ancêtre des services secrets algériens, dirigée par l’ancien ministre de l’Intérieur Dahou Ould Kablia.
Le camp du pouvoir se compose essentiellement d’appareils : la présidence de la République, l’état-major de l’ANP, la gendarmerie nationale, les services de sécurité et la DGSN, le gouvernement et d’autres institutions (Cour suprême, Conseil constitutionnel, APN et Sénat…), les partis de la coalition présidentielle, le dispositif médiatique public et privé et les directions d’organisations satellites du pouvoir : Union générale des travailleurs algériens (UGTA), FCE, Union nationale des femmes algériennes, une dizaine d’organisations estudiantines parasitaires… mais aussi des associations à caractère religieux influentes : confréries soufies (zaouias) et l’Association des oulémas musulmans algériens.
Ce camp est bien organisé, discipliné et dispose de la force publique, de l’administration, d’un appareil médiatique imposant et des moyens financiers et matériels de l’Etat. Mais il a, à contrario, perdu l’initiative, se trouve en situation de défensive, s’isole et perd chaque jour un peu plus de soutiens.
Fortement et fermement contesté par la rue, ce camp est sonné. Hier arrogant et monopolisant la parole médiatique, ses dirigeants ne sont plus seulement inaudibles, ils sont muets. Leur campagne en faveur du 5e mandat est totalement à l’arrêt. Ils ne peuvent tenir de meetings et n’apparaissent plus dans leurs télés qu’ils squattaient pourtant depuis des décennies.
Un seul d’entre eux s’exprime aujourd’hui, le chef de la « Grande muette » ! Partie prenante du cercle présidentiel, le général Ahmed Gaïd Salah met en garde, menace et réaffirme que l’ANP qu’il dirige est garante de la stabilité du pays et de la tenue de l’élection présidentielle à la date prévue. C’est donc désormais autour de ce rendez-vous que se cristallise le conflit politique. Annulation/report ou maintien du scrutin. Cela signifie que le seul dirigeant qui s’exprime se situe sur une ligne défensive « légaliste », « légitimiste ». Le problème pour lui est que la légitimité politique pour imposer son choix lui fait défaut. Il dispose certes de la force brute (armée, gendarmerie) pour éventuellement réprimer et instaurer une dictature. Mais une répression de cette ampleur et l’instauration d’un Etat d’exception nécessitent au préalable de délégitimer au maximum le camp adverse et de reprendre l’initiative. Or, le camp du peuple a tiré des leçons des expériences libyenne et syrienne. Il est populaire, massif et pacifique, appelle policiers et militaires à ne pas réprimer et il refuse de jouer le rôle de cheval de Troie de l’impérialisme.
Aucune raison objective ne permet aujourd’hui de justifier un éventuel recours à la force. Cette solution serait par ailleurs des plus incertaines. Elle provoquerait sans doute une grève générale et une désobéissance civile et pourrait même engendrer le chaos et des interventions étrangères tant dénoncées par le vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’ANP.
Enfin se pose le problème des réactions au sein même des forces de sécurité. Le pouvoir algérien est des plus opaques et donne l’impression de n’être jamais sorti de la clandestinité de la guerre de libération nationale. Mais des indices démontrent l’existence, à tout le moins, d’un malaise en son sein voire de dissidences qui ont sans doute joué un rôle dans l’éclosion du mouvement, grâce en particulier à l’anonymat des réseaux sociaux. Il ne faut pas être naïf. La spontanéité des manifestations ne signifie pas qu’aucune main invisible n’est intervenue dans son déclenchement. Il n’existe pas de mouvement de cette ampleur chimiquement pur et les manipulations éventuelles d’agents mécontents des services de sécurité, dont nombre de structures ont été démantelées au cours de ces dernières années, illustreraient surtout le fait, si elles se confirmaient, que la crise actuelle n’est pas simplement une crise entre ceux d’en haut et ceux d’en bas, mais également une crise entre ceux d’en haut. Le fait que des masses énormes de citoyens se soient mobilisées confirme simplement que le malaise était là et qu’il était profond. Comme en 1988, la mèche allumée par des mains pas si désintéressées que cela ne pouvait aboutir à une explosion que si le baril de poudre (le mécontentement) était déjà rempli.
Pour toutes ces raisons, une répression de grande intensité, qui nécessiterait sans doute un bain de sang, reste toujours possible, mais peu probable pour l’instant du fait des dangers qu’elle ferait courir à ceux-là même qui la déclencheraient.
Une situation d’équilibre relatif
A la veille de l’acte 3 du 8 mars, la mobilisation populaire ne faiblit pas. Elle s’enracine au contraire parmi les étudiants et les enseignants universitaires, les lycéens, les avocats, les artistes ainsi que d’autres catégories professionnelles qui multiplient les rassemblements et manifestations et qui amorcent tant bien que mal et de manière encore insuffisante et inégale un processus d’auto-organisation.
Cette force du mouvement a plusieurs conséquences. Des candidats à la candidature se retirent les uns après les autres de la mascarade électorale du 18 avril, à l’instar du Président du MSP. D’autres, représentant généralement des partis (FFS, RCD…), avaient déjà annoncé leur refus de prendre part au scrutin. Mokrane Aït-Larbi, avocat respecté, défenseur des droits de l’Homme et vieux militant démocrate a quitté la direction de campagne du candidat Ali Ghediri, un général-major dissident, ainsi que le processus électoral. En dépit de l’incompréhensible acharnement du pouvoir à la maintenir, la présidentielle a perdu sa crédibilité. La bataille politique se déroule désormais hors du champ électoral, dans la rue.
Les oppositions de droite et de gauche se radicalisent. La figure symbolique du camp démocrate ultralibéral, le patron du groupe Cevital Issad Rebrab, qui mobilise depuis plusieurs mois ses ouvriers et employés avec le soutien des partis de l’opposition ultralibérale pour protester contre « le blocage de ses investissements » par les pouvoirs publics, a fait annuler la marche du 5 mars initialement prévue à Tizi Ouzou (Kabylie). Mais il a expliqué son geste par le fait que l’heure n’est « pas aux revendications sectorielles », mais au « changement de régime ». Le temps est loin où l’homme soutenait que les industriels ne devaient pas s’occuper de politique.
Le FFS, le PT et le PST appellent de leur côté à soutenir le mouvement populaire, à refuser le scrutin présidentiel et se prononcent en faveur de l’élection d’une Assemblée constituante. Le PT se prononce pour la création de comités populaires, appelle à la convergence des forces qui soutiennent l’Assemblée constituante et considère que la transition vise à organiser le pillage de l’Algérie. Le FFS a annoncé le retrait de tous ses parlementaires de l’APN et du Sénat. Le PST, qui a avancé avec constance le mot d’ordre d’Assemblée constituante, appelle à l’auto-organisation des masses et à préparer une grève générale afin de faire basculer le rapport de forces. Tout comme le PT, le PST refuse les ingérences impérialistes et milite pour que les travailleurs et leurs syndicats entrent dans le mouvement avec leurs propres revendications. Les deux partis appellent à la réappropriation de l’UGTA par ses militants véritables. La gauche est confortée dans sa démarche par les prises de position successives de syndicats autonomes qui appellent à rejoindre le mouvement et avancent, pour certains, le mot d’ordre de grève générale. Des secteurs de l’UGTA contredisent la clique anti-ouvrière du Secrétaire général qui soutient Bouteflika et appellent à une réunion de la direction de leur organisation.
Il est clair désormais que ceux d’en bas ne veulent plus. Ils l’on exprimé clairement et massivement de toutes les façons possibles, en particulier dans la rue.
Mais en dépit des défections qui se multiplient et s’accélèrent à mesure que le mouvement populaire se développe, ceux d’en haut peuvent encore. Ils ne peuvent pas tout, mais ils disposent encore de la capacité de réprimer. L’armée masse des troupes près des villes et des grands axes stratégiques du pays.
Nous ne sommes pas dans une situation révolutionnaire, mais dans une situation qui ne demande pas grand-chose pour devenir prérévolutionnaire. Son évolution va dépendre de trois facteurs :
– le maintien et le renforcement de la dynamique de mobilisation populaire pacifique et, de plus en plus, d’auto-organisation.
– l’approfondissement, ou non, des contradictions au sein du camp du pouvoir et son acceptation, ou non, d’un changement politique profond.
– la capacité ou non des forces politiques du camp du peuple à maintenir l’unité du mouvement tout en ouvrant des perspectives pour faire basculer définitivement le rapport de forces et contraindre le pouvoir à céder.
Les enjeux politiques immédiats
Du côté du pouvoir, la tentative de passage en force est actée par le maintien de la candidature de Bouteflika, même si elle s’accompagne d’une manœuvre visant à gagner du temps pour éteindre l’incendie. Mais elle fait face à une opposition croissante à l’extérieur et même en son sein. L’attitude de raideur du pouvoir rend pour l’instant difficile tout compromis.
Lentement mais sûrement, le camp du peuple s’élargit, se renforce, s’organise. Ce camp n’a aucun intérêt à entrer dans un choc frontal avec le pouvoir. Il a au contraire besoin de temps pour toujours mieux s’enraciner et s’organiser. Il s’avère en particulier urgent que sa base populaire (travailleurs, chômeurs, retraités, étudiants, lycéens…) se reconstruise après les coups sociaux et politiques majeurs qu’elle a essuyés au cours des quatre dernières décennies : coup d’Etat, guerre civile, Plan d’ajustement structurel, remises en cause des acquis sociaux, répression… Il doit en même temps clarifier ses perspectives politiques et choisir entre deux options, celle de l’opposition ultralibérale et celle de la gauche.
L’opposition ultralibérale qui, à ce stade, fait partie du camp du peuple, a-t-elle la volonté et les moyens de poursuivre son appui à la mobilisation populaire ou finira-t-elle par négocier avec le pouvoir une sortie de crise au profit des classes dominantes ? Cette dernière hypothèse est fort probable. Considérant que l’heure de sa domination historique a sonné et qu’elle doit non seulement régner mais aussi gouverner, elle entend en finir avec toute entrave à son libre déploiement. C’est ce qui explique son radicalisme vis-à-vis du pouvoir. La bourgeoisie entend saisir l’occasion historique pour éjecter définitivement la petite bourgeoisie tenante à ce jour des appareils d’Etat et qui l’a, depuis si longtemps, bridée dans son développement. Mais elle craint en même temps d’être débordée par des masses populaires qui ne se contenteront pas de la hisser au pouvoir mais qui finiront par mettre en avant leurs propres revendications, leurs propres objectifs politiques. La révolution inachevée en Tunisie a confirmé que la chute de la dictature et l’instauration d’une démocratie parlementaire bourgeoise ne constituent pas la fin de l’histoire. Pas pour la majorité laborieuse du peuple. L’entrée dans le mouvement de l’Union locale UGTA de l’historique bastion ouvrier de Rouiba-Reghaïa à l’Est d’Alger a clarifié les enjeux en montrant ce que la classe ouvrière attend :
« Ne pouvant rester en marge des aspirations populaires profondes qui s’expriment, nous joignons nos voix pour dire oui à un changement de système. Un système qui préserve la propriété inaliénable du peuple sur les richesses naturelles de la nation, réhabilite le rôle de l’Etat dans le développement économique et social et la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Un système qui se démarque des oligarchies et revalorise la valeur du travail et qui place l’homme au centre du développement. Un système qui garantit les libertés individuelles, collectives et le libre exercice du droit syndical. » C’est l’exact contraire du projet de l’aile ultralibérale. Voilà pourquoi cette dernière, qui est partisane d’un cours économique beaucoup plus radical que celui du pouvoir actuel avance la perspective d’une transition débouchant sur une élection présidentielle.
L’aile gauche du camp populaire (FFS, PT, PST) propose pour sa part, de manière plus ou moins conséquente, une solution par le bas qui redonne la parole au peuple et le rétablit immédiatement dans son rôle d’unique souverain à travers la perspective d’élection d’une Assemblée constituante. Pour le PT et le PST celle-ci sera chargée de déterminer le type de régime à mettre en place, de proclamer immédiatement les libertés démocratiques et de satisfaire sans attendre les aspirations et revendications sociales des travailleurs et démunis. Le PST propose de construire une convergence démocratique antilibérale et anti-impérialiste rassemblant les partis, syndicats et mouvements sociaux qui partagent cette vision. Mais elle a du retard à rattraper.
En attendant, la pression doit augmenter afin de contraindre le pouvoir à renoncer définitivement au scrutin du 18 avril. La poursuite des manifestations est indispensable. Mais seule une très puissante vague sera en mesure de faire céder le pouvoir. Il faut dès maintenant propager l’idée de grève générale.
Alger, le 7 mars 2019.