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À propos de : Geoffrey Pleyers, Alter-Globalization. Becoming Actors in the Global Age, Cambridge, Polity Press, 2010.

  Douze ans après les manifestations de Seattle qui sont souvent considérées comme son acte de naissance, il manquait encore un bilan sérieux et synthétique du mouvement altermondialiste. C’est désormais chose faite — au moins pour le lectorat anglophone — avec cet ouvrage du sociologue Geoffrey Pleyers. Celui-ci tranche, en effet, au sein d’une littérature pourtant vaste sur le mouvement altermondialiste, à la fois par son caractère documenté et par la vision d’ensemble qu’il propose. De nombreux travaux sociologiques ont déjà été consacrés à tel aspect particulier de l’altermondialisme (spécialement au recrutement social de ses effectifs ou au fonctionnement des forums sociaux) et bon nombre de ses animateurs ont livré leur témoignage de sa genèse ou proposé d’en tracer des bilans et perspectives. Alter-Globalization rejoint ces enjeux mais dans un équilibre entre engagement et distanciation qui en fait tout l’intérêt : si l’auteur éprouve une sympathie manifeste pour la cause qu’il étudie, son propos n’en reste pas moins celui d’un observateur exigeant, rarement naïf et jamais complaisant. La rigueur de l’ouvrage tient avant tout à l’importance de l’enquête dont il livre les résultats. Geoffrey Pleyers a suivi le mouvement pendant de longues années, en assistant aux grands rassemblements qui en ont constitué les points d’orgue (contre-sommets, forums sociaux mondiaux ou continentaux) mais aussi par une étude d’engagements plus locaux. L’auteur n’a pas seulement fait varier les niveaux d’analyse mais également les sites d’observation, de l’Europe occidentale à l’Amérique latine. Il ne s’est pas non plus limité à relater les « grandes heures » de la contestation de la mondialisation néo-libérale mais aborde — et c’est l’un de ses principaux apports — la phase d’interrogation et de recomposition qui paraît affecter le mouvement depuis le milieu des années 2000. L’ouvrage n’est cependant pas une simple chronique, même ample et fondée sur des données de première main, de l’histoire de l’altermondialisme ; il met en œuvre pour en rendre compte une démarche analytique originale et fructueuse.

Une des principales difficultés à laquelle s’expose toute étude d’un mouvement aussi vaste que l’altermondialisme tient à l’usage du singulier pour le désigner. Parler de ce mouvement comme d’une réalité unifiée ne peut qu’être trompeur en ce que cela masque l’extrême hétérogénéité (en termes d’effectifs, de projet, de sources d’inspiration, de sites d’intervention, de mode de fonctionnement, etc.) de ses composantes. Comme tout mouvement social — mais sans doute de manière plus aiguë que pour tout autre mouvement — l’altermondialisme est le produit d’un travail nécessairement inachevé et toujours précaire d’unification, dont la « marche » réelle laisse apercevoir des différenciations qui peuvent, dans certaines circonstances, devenir de véritables lignes de clivage, voire de fracture. Geoffrey Pleyers identifie de la sorte deux courants majeurs constitutifs de l’altermondialisme depuis ses origines, fréquemment en tension voire en opposition, auxquels les deuxième et troisième parties du livre sont spécifiquement consacrées.

Le premier est celui que l’auteur désigne comme la « voie de la subjectivité ». Celle-ci met au premier plan l’expérience subjective des acteurs et leurs capacités de création comme forces de résistance à la logique du marché. Face à l’oppression de la société marchande, les acteurs sont invités à inventer de nouvelles identités et de nouveaux rapports sociaux. Il s’agit d’élaborer, par expérimentations tâtonnantes, des formes innovantes de vivre ensemble, plus égalitaires et délibératives, misant davantage sur l’autonomie individuelle et le respect mutuel, soustraites aux logiques utilitaristes dominantes. Si le Chiapas des zapatistes (et spécialement la tentative d’organisation en communautés autonomes appelées caracoles) constitue une référence majeure pour ce courant, ce sont davantage les campements organisés lors de différents contre-sommets (comme celui d’Évian en 2003) qui en fournissent la principale illustration. Ceux-ci ont tenté de prouver en actes et au présent que clamer qu’« un autre monde est possible » n’est pas qu’un slogan mais peut être immédiatement expérimenté. Il n’est pas besoin d’attendre une (éventuelle) révolution pour imaginer une société autre et meilleure, les voies de son élaboration peuvent dès à présent être investies. La notion d’« espace d’expérience » pointe combien il s’agit, pour un temps et sur une zone limités, de se soustraire à l’emprise des logiques marchandes dominantes, et spécialement à des rapports sociaux fondés sur la domination.

L’analyse que livre Geoffrey Pleyers de ces expérimentations n’est pas naïve ; il pointe qu’elles ne peuvent totalement s’abstraire des mécanismes intériorisés de la domination et qu’elles s’exposent, en incitant au repli sur soi localiste, à une forme de séparatisme. La critique aurait sans doute pu être poussée plus loin : dans certaines de ses valorisations de l’autonomie individuelle, cette « voie de la subjectivité » n’est parfois pas loin de rejoindre ce qu’elle pose comme son principal adversaire, à savoir l’individualisme néolibéral. Les expérimentations qui valorisent l’horizontalité des rapports sociaux et politiques sont, d’une certaine manière, avant tout accessibles à celles et ceux déjà socialement dotés des moyens d’être autonomes, et c’est s’abstraire des logiques structurelles de la domination (et spécialement de celles qui s’appuient sur les inégalités de capital culturel) que de supposer qu’il suffit de proclamer l’horizontalité des rapports politiques pour que chacun soit à même de s’investir dans des rapports sociaux libérés de toute domination.

Le second courant est désigné comme la « voie de la raison ». Plutôt que de valoriser l’affectivité de rapports sociaux rénovés, celle-ci entend mobiliser les outils de l’expertise pour réfuter l’idéologie dominante néolibérale. Il s’agit plus exactement de contester la prétention au monopole de l’expertise des économistes néolibéraux et de dénaturaliser leur discours, de faire apparaître le célèbre « there is no alternative » de Margaret Thatcher pour un mensonge destiné à décourager la recherche d’alternatives économiques et politiques plus justes. Geoffrey Pleyers détaille les lieux d’élaboration et de diffusion de cette expertise, d’Attac aux forums sociaux en passant par les cercles d’économistes antilibéraux, dont il rappelle le rôle majeur dans l’impulsion du mouvement, spécialement en France.

Face à une certaine exubérance rafraîchissante de la voie de la subjectivité, la voie de la raison apparaît plus austère et rigoriste. Elle apparaît également plus ambiguë. L’expertise suppose la détention d’un savoir qu’il s’agit de diffuser auprès de ceux qui en sont privés afin de les rendre davantage maîtres de leur destin — et on se rappellera à ce titre qu’Attac se définit comme une association d’éducation populaire tournée vers l’action. Cette croyance dans les vertus émancipatrices du savoir n’en suppose pas moins un partage, et introduit une hiérarchisation, entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. On peut y voir une des raisons de la forte sélectivité sociale du mouvement altermondialiste, dont toutes les enquêtes sociologiques ont montré qu’il est dans une écrasante majorité composé d’individus très dotés culturellement, et de son incapacité, en dépit de ses intentions affichées, à intégrer les milieux les plus modestes. Geoffrey Pleyers pointe d’autres difficultés auxquelles se confronte la voie de la raison. En plaçant la lutte sur le terrain de l’expertise, l’altermondialisme s’expose d’une part à une certaine déconflictualisation, par exemple en adoptant la forme d’ONG prestataires d’expertises spécialisées. Il s’expose d’autre part à introduire une césure entre les spécialistes, que leurs compétences légitimeraient à occuper les positions de direction, et des militants récepteurs davantage passifs de leur savoir. La manière dont, en France, Attac a pu être critiquée pour sa direction bureaucratique témoigne de ce paradoxe d’une mouvance qui exalte la participation citoyenne contre la dictature des marchés et des institutions néolibérales (FMI, Banque mondiale, etc.) sans toujours parvenir à l’instaurer dans son propre fonctionnement.

Le mouvement altermondialiste n’est pas condamné à choisir entre les deux voies de la subjectivité et de la raison. Geoffrey Pleyers montre que leur mise en tension au cours de différents épisodes marquants de l’histoire du mouvement a aussi contribué à entretenir sa dynamique. La voie de la subjectivité a utilement critiqué la tendance à l’institutionnalisation des forums sociaux tandis que la voie de l’expertise a rappelé, contre la tentation de l’escapisme, la nécessité d’attester la pertinence des options économiques défendues par le mouvement. La combinaison des deux voies a permis au mouvement de gagner en crédibilité sans pour autant sombrer dans l’écueil dogmatique du programme abstrait qui n’attendrait que d’être transposé tel quel dans la réalité. C’est sur ce point, cependant, que l’ouvrage présente une certaine limite. L’auteur insiste sur la méfiance à l’égard du champ politique exprimée dès son origine par l’altermondialisme, sur la réticence devant toute perspective d’institutionnalisation et sur la disqualification des idéaux romantiques révolutionnaires. Reste que l’une des raisons du relatif affaiblissement du mouvement tient bien à ses difficultés devant la question politique. L’altermondialisme a réalisé un énorme travail de déconstruction de l’idéologie néolibérale et a élaboré de multiples pistes alternatives à la dictature des marchés, mais il a évité de se prononcer sur les moyens de leur mise en œuvre concrète. La difficulté est effectivement énorme, et n’a pour l’instant trouvé aucune solution stratégique simple. Les tentations électoralistes qui se sont dessinées au sein d’Attac comme l’échec d’une recomposition de la gauche antilibérale française après la victoire du non au référendum sur la constitution européenne, mais aussi les reniements d’un Lula pourtant célébré après son élection au FSM de Porto Alegre, attestent que l’enjeu est toujours aussi important, et aurait sans doute mérité d’être traité plus frontalement.

La perspective développée par Geoffrey Pleyers est, on l’a dit, particulièrement ample. Cela lui permet de dresser au terme de l’ouvrage un portrait contrasté de l’altermondialisme contemporain. Bon nombre de commentateurs pressés ou de parti pris ont, ces dernières années, annoncé le délitement du mouvement en se basant sur la seule situation française. Outre que le constat est inadéquat — certes fragilisé par la crise interne d’Attac, l’altermondialisme français ne s’en est pas moins montré actif lors de mobilisations récentes, et Attac elle-même retrouve un certain dynamisme —, il méconnaît le développement du mouvement dans des zones où il suit une temporalité décalée (États-Unis, Afrique, Asie) et sur des enjeux devenus plus pressants, tels que le climat et l’eau. De fait, le mouvement se transforme davantage qu’il ne s’affaiblit, et les pages que l’auteur consacre aux évolutions des engagements de la jeune génération altermondialiste, celle qui a connu comme étudiant-es ses premières expériences militantes à Gênes ou à Évian et qui aujourd’hui intègre la vie professionnelle en modulant ses engagements sans pour autant renoncer à ses convictions, paraissent parmi les plus stimulantes de l’ouvrage.

La crise du capitalisme financier de 2008 a de ce point de vue des effets paradoxaux : elle n’a pas suscité une remobilisation majeure des altermondialistes alors même qu’elle a dramatiquement confirmé la justesse des analyses qu’ils proposent depuis plus d’une dizaine d’années. Il ne faut sans doute pas tant y voir un échec du mouvement que l’expression diffuse — et encore très largement insuffisante — de ses diagnostics et propositions, comme l’indique la conversion de certains néolibéraux d’hier à la taxe Tobin. De la capacité de l’altermondialisme à nourrir de ses effectifs et de ses propositions les mobilisations suscitées par la crise et les ravages du capitalisme dépendra son avenir. Celui-ci, contrairement aux annonces de dépérissement de mauvais augures atteints de myopie, est encore largement ouvert, et ce n’est pas moindre vertu de l’ouvrage que d’inviter à reprendre la lutte.

 

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