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Militant du mouvement Ensemble! engagé dans la lutte contre le projet de loi « Travail », ancien militant de la LCR et doctorant en histoire à l’université Rennes 2, Hugo Melchior propose ici une analyse sur le vif, rédigée avant l’adoption définitive du texte, des mobilisations récentes et en cours.

 

5 juillet 2016. Il était 15h passé. La manifestation parisienne, ayant rassemblé sensiblement moins de monde que les semaines précédentes, n’était pas encore achevée lorsque Manuel Valls prit la parole devant les députés de l’Assemblée nationale pour annoncer son intention de recourir à nouveau à l’article 49.3 de la Constitution, afin de faire adopter le projet de loi « Travail » sans débat. Cette annonce allait-elle susciter un ultime sursaut à Paris et ailleurs en France parmi les opposants à cette loi ? Ils ne furent finalement que 300 à se rendre devant le Palais Bourbon en fin d’après-midi, à l’appel du collectif Nuit debout, pour dénoncer ce deuxième « passage en force », et finir bloqués, pendant plusieurs heures, par des centaines de policiers qui en sécurisaient l’accès.

La boucle était bouclée. L’exécutif pouvait souffler, en dépit de cet aveu de faiblesse répété. En effet, malgré une mobilisation à la durée exceptionnelle, qui mettait fin à six années d’atonie sociale, il était parvenu en dernière analyse à imposer ce projet de réforme structurelle néolibérale du marché du travail, présenté d’emblée comme l’une des grandes réformes du quinquennat de François Hollande.

Cet évitement légal de la représentation nationale tendait à consacrer, jusqu’à nouvel ordre, la défaite politique des acteurs du mouvement social, au regard du mot d’ordre négatif et unifiant, « retrait définitif », qui avaient conduit des centaines de milliers de personnes, salariés, fonctionnaires, étudiants, lycéens, privés d’emploi, à vouloir agir ensemble contre ce qui constituait une nouvelle étape dans le processus de réorganisation néolibérale du marché du travail en cours depuis la fin des années 1970.

Alors qu’une nouvelle journée d’action, la treizième, est d’ores et déjà programmée par l’intersyndicale à la rentrée, le 15 septembre, avec, cette fois-ci, pour mot d’ordre celui de l’abrogation qui sera adoptée d’ici la fin juillet, il nous semble important de dresser un premier bilan de cette période d’exception politique, la première depuis l’automne 2010, sans prétention d’exhaustivité.

 

Une partie du peuple de gauche dans la rue sous la gauche : expérience politique inédite dans l’histoire sociale française depuis 1981

Alors que depuis 2012 le Parti socialiste (PS) continuait, sans que cela ne suscite d’importantes résistances sociales, à assumer son rôle de « gardien intérimaire de l’ordre établi » pour reprendre l’expression du philosophe Alain Badiou, poursuivant ainsi par la médiation de l’Etat, l’ordonnancement de la société dans une perspective néolibérale, ce parti a été confronté, pour la première fois depuis 1981 et l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République, à une mobilisation venant de son propre camp, de sa propre base électorale. Celle-ci était, en effet, composée de personnes qui, dans leur immense majorité, avaient voté François Hollande le 6 mai 2012 avec plus ou moins d’illusions et d’espérances, contribuant ainsi de manière décisive à la défaite du président sortant, Nicolas Sarkozy.

Ainsi, contrairement à 1984, lorsque la hache de la « guerre scolaire » fut déterrée du fait de la volonté du gouvernement Mauroy de procéder à la création d’un « grand service public unifié et laïque de l’Education nationale », et contrairement à 2013 lorsque la loi Taubira dite du mariage pour tous fut inscrire à l’ordre du jour du Parlement, ce n’est pas le peuple des droites, et encore moins la France maurassienne, comme elle fut qualifiée par l’historienne Danielle Tartakowsky, qui a investi, cette fois-ci, massivement la rue au cours de ces derniers mois. En cela, alors que jusqu’à présent seules les droites au pouvoir avaient été confrontées à des mobilisations sociales intenses et massives, dont les participants étaient essentiellement issues des rangs des gauches syndicales et politiques (1973, 1976, 1986, 1994, 1995, 2003, 2006, 2009, 2010), cette mobilisation prolongée revêtait un caractère tout à fait inédit dans l’histoire sociale française sous la Cinquième République. Par ailleurs, elle témoignait remarquablement de la fracture, sans doute irréversible, à moyen terme du moins, entre des pans entiers de l’électorat de gauche et le PS, avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir en 2017.

Ce qui s’est, en effet, exprimé au travers du rejet de la loi Travail, perçue par ses opposants comme l’expression paroxystique de la « dégénérescence idéologique » du PS et comme l’aboutissement de la politique de l’offre, « pro-business » assumée et revendiquée par François Hollande depuis l’automne 2012, c’est une profonde détestation, une haine même, à l’encontre de cette organisation politique et de ses dirigeants. Preuve en est la nature des slogans les plus populaires, les plus repris dans les manifestations, que ce soit à Rennes, comme dans la plupart des villes françaises. Ces derniers furent des slogans viscéralement anti-PS, tels que « P comme pourri, S comme salaud, A bas, A bas le parti socialo » ou encore « Tout le monde déteste le PS ». Ces slogans furent, une fois n’est pas coutume, scandés par de très nombreux étudiants, lycéens et même salariés mobilisés, bien au-delà des cercles habituels et restreints de l’extrême gauche française. En faisant leur de tels slogans, viscéralement hostiles au parti au pouvoir, ces opposants voulurent extérioriser leurs ressentiments accumulés contre un gouvernement devenu irrémédiablement illégitime à leurs yeux avec la mise en œuvre de cette réforme du code du travail, que les droites au pouvoir n’avaient pas osé entreprendre entre 2002 et 2012, et qui leur apparaissaient comme la « contre-réforme » de trop, quelques mois seulement après le débat sur la déchéance de nationalité.

Violences verbales donc dans les défilés, mais également violences physiques en marge de ceux-ci avec les déprédations commises à l’encontre de plusieurs dizaines de locaux abritant les sections et les fédérations socialistes, sans oublier les attaques contre des permanences de députés socialistes, comme celle à Toulouse du député PS Christophe Borgel ou celle dans les Hauts-de-Seine appartenant à Alexis Bachelay, consternés d’être devenus, parce que députés socialistes, la cible de la violence protestataire des opposants à la loi Travail.

Ecœurés par la politique menée dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas, cette réforme du code du travail fut ainsi pour beaucoup d’électeurs et de sympathisants de gauche une occasion inespérée, une fenêtre d’opportunité, une chance pour tenter de solder les comptes avec ce gouvernement voué aux gémonies et battre en brèche l’adage, essentiellement présent dans les milieux d’extrême gauche, selon lequel «  Le PS, c’est la droite ; la paix sociale en plus ».

 

Une mobilisation dont la longévité fut inversement proportionnelle à sa puissance numérique

4 mois de mobilisation sans discontinuer entre début mars et début juillet, 12 journées d’actions appelées par l’intersyndicale en quatre mois, sans compter toutes les initiatives locales, comme à Rennes, l’une des places fortes de la contestation, où le nombre de manifestations contre la loi Travail et/ou les nombreuses violences policières fut de 25 environ la mobilisation s’est d’abord caractérisée par son inscription dans le temps long. Si cette longévité, cette pérennité n’est pas inédite dans l’histoire sociale récente – la mobilisation contre la réforme des retraites s’étala, pour ne prendre que cet exemple, du 23 mars au 23 novembre 2010 – elle est, toutefois, largement supérieure en durée à la mobilisation contre le CPE (7 février-10 avril 2006) ou encore à la mobilisation contre « le plan Juppé » entre novembre et décembre 1995. Confronté à l’intransigeance du gouvernement de Manuel Valls, qui opposa continuellement une fin de non-recevoir aux organisations syndicales qui campaient sur le mot d’ordre du « retrait », surtout après qu’il eut consenti à présenter une nouvelle mouture du projet de réforme, les opposants firent preuve d’une persévérance, d’une abnégation, d’une persistance certaines. Ils ne renoncèrent pas à lutter, multipliant les journées d’action jusqu’en ce début de mois juillet, même si rien, dans l’état du rapport des forces, ne pouvait laisser penser qu’une victoire eut été réellement à leur portée.

Toutefois, une des grandes faiblesses de cette mobilisation fut son incapacité à mobiliser autant de monde que lors des grands mouvements sociaux de la dernière décennie, qui s’étaient caractérisés, a contrario, par une unité syndicale très large. Et cela alors qu’une majorité de Français s’est toujours déclarée défavorable au projet de loi, même après la deuxième mouture à laquelle souscriront, sans surprise, plusieurs organisations syndicales dites « réformistes » (CFDT, CFTC, UNSA). En effet, jamais le nombre de manifestants atteignit le niveau de 2010 ou encore celui de 2006 où, à plusieurs reprises, ce sont entre 1 et 3 millions de personnes qui descendirent dans la rue dans toute la France pour réclamer respectivement le retrait du CPE (28 mars et 4 avril 2006) et la réforme remettant en cause l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans (7 septembre, 23 septembre, 2 octobre, 12 octobre, 16 octobre, 19 octobre 2010). En 2016, hormis la mobilisation du 31 mars, qui constitua le point culminant de la mobilisation, sans oublier la manifestation centralisée du mardi 14 juin à Paris, jamais les organisations syndicales contestataires ne parvinrent à donner aux journées d’action successives un caractère réellement massif. Au cours de ces 4 mois, le nombre de manifestants fut compris en moyenne entre 400 000 et 500 000 personnes, selon les chiffres des organisations syndicales (130 000 selon la police). De plus, au lieu d’augmenter, le nombre de manifestants dans tout le pays plafonna au contraire, après le jeudi 31 mars, journée de mobilisation constituant l’acmé du mouvement, autour de 300 000 personnes seulement, si l’on s’en tient aux chiffres des syndicats (90 000 selon la police). Une ville comme Rennes fut un excellent révélateur de la relative petitesse du nombre de manifestants au cours de ce mouvement. Ainsi, alors qu’en 2006 et 2010, le nombre de manifestants s’était élevé jusqu’à 50 000 personnes, après avoir oscillé de nombreuses semaines entre 10 000 et 20 000, cette fois-ci le maximum se situa autour de 10 000 personnes (31 mars et 28 avril), avec une moyenne de 3 000 personnes à peine sur la vingtaine de manifestations organisées entre le mois de mars et le mois de juillet.

Ce constat empirique d’un mouvement trop minoritaire, à l’assise numérique trop étroite fut le même dans les universités. En 2006, plus d’une cinquantaine d’universités sur 84 furent concernées, partiellement ou totalement, par des mouvements de grève des cours. Les étudiants de Rennes 2, pionniers en la matière, décidèrent à partir du 7 février 2006 de la suspension de la fonction éducative au sein de leur université pendant dix semaines. Dix ans plus tard, à l’exception de Paris 8 et de Rennes 2, et encore de manière très ponctuelle (comme lors de la journée de mobilisation du 31 mars), la grève des cours ne fut inscrite à l’ordre du jour nulle part, dans aucune université et dans bien peu de lycées. D’ailleurs, et ceci explique en grande partie cela, les assemblées générales convoquées pour évoquer le projet de réforme néolibéral du code du travail ne rassemblèrent qu’un nombre fort limité d’étudiants. Lors de la Coordination Nationale Etudiante (CNE), qui se tint à Rennes 2, les 2 et 3 avril 2016, le bilan dressé par les délégués des 70 universités représentées fut particulièrement édifiant : le nombre moyen d’étudiants participant aux différentes assemblées générales se tenant partout en France, était d’à peine de 200 ! Lors du mouvement anti-CPE, ce nombre avoisinait les 2 000 au bas mot. Encore une fois, Rennes 2, avec ces 500 étudiants rassemblés à chaque AG demeura au mois de mars et d’avril l’exception qui confirma la règle. Ainsi, si la jeunesse scolarisée mobilisée chercha à jouer le rôle d’étincelle dans le cadre de ce mouvement intergénérationnel et potentiellement intersectoriel force est de constater qu’elle ne parvint jamais à atteindre une masse critique, et devenir ainsi une force réellement déstabilisatrice pour le gouvernement, comme ce fut le cas en 2006 ou encore en 1994 (CIP) et en 1986 (projet de loi Devaquet). Au printemps 2016, à aucun moment, la situation dans les universités ne devint intenable ; elle demeura toujours sous contrôle, en dépit de l’engagement de milliers d’étudiants partout en France, qui, pour la grande majorité, connaissaient là leur première expérience politique.

Différentes raisons peuvent être avancées pour tenter d’expliquer ce caractère minoritaire.

D’abord, l’absence d’unité syndicale large. En effet, contrairement à 2006 et à 2010, les syndicats dits « contestataires » et les syndicats dits « réformistes » n’ont pas réussi à s’accorder sur un mot d’ordre commun, ni sur un même calendrier de mobilisation. Cette fracture entre eux eut des conséquences quant au niveau réel atteint par la mobilisation. Ce fut le cas à Rennes par exemple, quand l’on sait que, dans un département comme l’Ille-et-Vilaine, la CFDT est le syndicat majoritaire. Ainsi, la CGT, FO et Solidaires, à Rennes comme ailleurs, n’auront pas réussi à compenser cette absence d’unité entre les organisations syndicales, ayant déjà du mal à mobiliser pleinement leur propre base d’adhérents et de militants.

Ensuite, contrairement au CPE il y a dix ans, le projet de loi cristallisant les tensions n’était pas destiné, cette fois-ci, exclusivement aux jeunesses. C’était une réforme du code du travail, concernant exclusivement les salariés du secteur productif privé, en l’occurrence 25 millions de personnes. Aussi, bien que la majorité d’entre eux connaissaient déjà le monde du travail, les étudiants, enfermés dans le présentisme et focalisés sur le court terme, à savoir la réussite de leurs examens et l’obtention de leurs diplômes, eurent bien du mal à se projeter dans leur futur professionnel et à traduire par là-même leur rejet sincère et réfléchi de cette réforme par un engagement concret, par un « agir ensemble » ici et maintenant.

Enfin, il est certain que la très faible mobilisation des personnels de la fonction publique se fit cruellement ressentir au cours de ces quatre mois de mobilisation. Il faut dire que contrairement à la réforme des retraites en 2010, les fonctionnaires n’étaient pas concernés par la réforme dite « El Khomri ». Bien que soutenant cette mobilisation moralement, trop peu d’agents de la fonction publique allèrent manifester ou cessèrent le travail, ne serait-ce qu’une journée. Ainsi, les cortèges de la FSU à Paris furent d’une rare étroitesse, réunissant de quelques dizaines à quelques centaines de personnes maximum. Les arrêts de travail dans l’Education nationale furent, quant à eux, l’exception.

Dès lors, la mobilisation ne put compter en réalité que sur des noyaux durs d’opposants,  des minorités agissantes qui tentèrent de compenser, autant que faire se peut, par leur persévérance, leur suractivité, l’absence envahissante des masses étudiantes et salariées. En vain.

 

Des mouvements de grève demeurés limités, malgré la disponibilité des directions syndicales pour leur généralisation

Cette fois-ci, aucun procès en « renoncement » ne peut être raisonnablement fait à la direction de la CGT. En effet, une fois n’est pas coutume, encouragée par son congrès de Marseille, qui tomba en plein mouvement (18-22 avril) et au cours duquel l’extrême gauche pesa remarquablement, le syndicat appela par la bouche de son secrétaire général, Philippe Martinez, le 24 mai, à «  une généralisation des grèves partout en France dans tous les secteurs », ce qui revient en réalité à convoquer la mythique « grève générale », chose que la CGT s’était abstenue de faire en 2010. Solidaires et FO déposèrent de la même façon des préavis de grèves reconductibles et appelèrent le maximum de salariés à durcir le mouvement le plus possible en cessant durablement le travail. Les directions syndicales paraissaient donc bien disposées à contraindre le gouvernement par tous les moyens légaux, quitte à en passer par une paralysie, fut-elle partielle, de l’économie. Elles s’en remettaient à la base par le biais des assemblées générales de salariés pour trancher la question des modes d’action.

Or, cet appel à la généralisation des grèves demeura très largement un vœu pieux. Si l’on se réfère au conflit de 1995 contre les projets d’Alain Juppé à propos de la réforme de la Sécurité sociale et des régimes spéciaux de retraite (SNCF, RATP), on remarque que les grèves furent alors très massives, marquant le retour du mouvement social sur la scène et l’ouverture d’une nouvelle période politique, celle de la résistance à « la nouvelle raison du monde » (P. Dardot et C. Laval) après les longues « années d’hiver » (F. Guattari). Avec l’arrêt tout aussi total des transports collectifs (métro, bus, RER), avec les grèves qui touchèrent la Poste, l’Éducation nationale, EDF, GDF, certaines grandes administrations, le nombre de jours de grève pour la seule année 1995 – de 5 à 6 millions selon les sources – fut de cinq à six fois plus important que celui concernant la période 1982-1994 et c’est rapidement l’image d’une « France à l’arrêt » qui s’imposa à l’époque dans les représentations.

En 2016, les grèves sont demeurées cantonnées à quelques secteurs clés (SNCF, RATP, routiers, agents portuaires et dockers, centrales nucléaires). Si ces secteurs ont pour dénominateur commun de disposer d’une capacité de « nuisance » très élevée du point de vue de l’ordre existant, les mouvements de grève sont demeurés limités à la fois dans le temps et dans leur ampleur, à l’exception notable des salariés des raffineries. En effet, comme en 2010, ces dernières auront été le fer de lance du secteur privé mobilisé. La cessation d’activité, jusqu’à 20 jours pour certains salariés, conduira à des ruptures totales ou partielles d’essence dans plus de 1 500 stations d’essence sur les 12 000; processus alimenté, par ailleurs, par des actions de blocage des dépôts de carburants conduites conjointement par des étudiants, privés d’emploi et des syndicalistes, comme celui de Vern sur Seiche, près de Rennes, donnant naissance à des « rencontres improbables » (M. Zancarini)

Ainsi, la France n’a pas connu de paralysie prolongée ni de son économie, ni de ses principaux moyens de communication. Elle ne s’est pas retrouvée figée, entravée et la très grande majorité des secteurs d’activité, et par voie de conséquence la quasi-totalité des 3,9 millions d’entreprises privées, furent totalement épargnées par les grèves, sans compter les trois grandes fonctions publiques et leurs 5,4 millions de fonctionnaires.

Le mai 2016 n’aura pas été, en dernière analyse, un nouveau Mai 68, contrairement aux espoirs de nombre de contestataires, ne connaissant à aucun moment une montée irrésistible du nombre de salariés en grève. On aurait pu penser que ceci serait compensé par d’autres formes, les grèves actives étant remplacées par le mouvement d’occupation de places. Mais le phénomène politique « Nuit Debout », débuté du jeudi 31 mars, se caractérisa d’abord par la faiblesse du nombre des participants, en dépit d’une relative rotation, que ce soit à Paris (quelques milliers de personnes rassemblées en moyenne chaque soir) ou ailleurs en France (quelques centaines de personnes, comme à Rennes), que par son incapacité à se structurer, à se fédérer à l’échelle du pays en s’accordant, par exemple, sur une plate-forme revendicative commune, mais aussi de se fixer un but politique clairement défini, qui dépasserait la seule occupation prolongée à ciel ouvert d’un espace réduit.

Cette absence de généralisation des grèves révéla dans toute son acuité ce que l’on nomme la « crise du syndicalisme », débutée à la fin des années 1970 (désyndicalisation, désidéologisation, multiplication des déserts syndicaux, essentiellement dans les petites et très petites unités productives, dilution accélérée de la conscience de classe). De plus, elle apporta la preuve que le droit de grève, droit constitutionnel en théorie, est en réalité un droit fictif, parce qu’inexerçable pour des millions de salariés, notamment ceux soumis aux formes particulières d’emploi (CDD, intérim, stages) et/ou subissant une telle pression sociale au sein du monde du travail qu’ils sont empêchés pratiquement de l’exercer librement, indépendamment du coût prohibitif que son recours peut représenter, par ailleurs, pour les millions de salariés à temps partiel ou payés au SMIC. Dans de telles conditions, la grève générale, souvenir mythifié dans la mémoire collective, apparaît plus que jamais comme une perspective chimérique, un mot d’ordre qui ne résiste pas aux évolutions structurelles du mode de production capitaliste en France depuis les années 1980 (désindustrialisation, déconcentration, segmentation du marché du travail) et à ses multiples conséquences sur le salariat et ses capacités à résister.

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Ainsi, si le gouvernement peut se satisfaire de n’avoir pas cédé à l’opposition de gauche politique et syndicale, quitte à brutaliser les contestataires par la médiation des forces de l’ordre, qui mirent en œuvre, sur demande des pouvoirs publics une véritable stratégie de saturation de l’espace urbain, il est certain que l’adoption de ce projet de loi ne saurait être qu’une victoire à la Pyrrhus. Le coût politique de cette obstination « déraisonnable » du gouvernement Valls, qui en agissant de la sorte a définitivement coupé les ponts qui le reliaient encore à des millions d’électeurs de gauche, ressortira à n’en pas douter en 2017 lors de l’élection pour la présidence la République, et cela d’autant plus que cette dernière apparaît déjà perdue pour la grande majorité des électeurs des gauches…

 

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Image en bandeau via Le Monde.fr

 

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