Des années 1970 aux années 2000 : heurs et malheurs de la conflictualité sociale
Une comparaison entre la séquence contestataire des années post-68 et la période actuelle se révèle à bien des égards paradoxale. La crise de mai-juin 68 et les mouvements sociaux qui l’ont suivie, souvent portés par des références marxistes et des projets se voulant révolutionnaires, sont apparus dans un contexte de prospérité du capitalisme, d’amélioration (certes inégalitaire) des conditions d’existence, de plein emploi et de relatives avancées sociales1. Aujourd’hui, alors que l’affaiblissement du capitalisme, engagé depuis plusieurs années, s’accélère en une crise mondiale qui entraîne régressions sociales majeures, chômage de masse et accroissement des inégalités, sa contestation peine à s’organiser. Celle-ci n’est pas pour autant désarmée : des forces politiques, syndicales, associatives… se mobilisent et sont soutenues par des fractions importantes de la population, en France comme ailleurs. Ce ne sont pas non plus les arguments hostiles au capitalisme néolibéral qui font défaut : le mouvement altermondialiste a, au cours des quinze dernières années, constitué un creuset d’analyses acérées de ses enjeux et conséquences. Pourtant, les mouvements sociaux peinent à trouver des stratégies efficaces et l’autre monde possible proclamé par les forums sociaux tarde à prendre des traits concrets.
La présente contribution explore, parmi d’autres possibles2, plusieurs pistes d’explication de cette situation paradoxale. Elle se concentre sur le cas français, le seul sur lequel l’auteur dispose d’une connaissance suffisante, mais espère apporter sa contribution à une éventuelle comparaison internationale.
Quelles alternatives crédibles ?
La question des alternatives à l’ordre capitaliste se pose avec autant d’acuité aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Peut-être même avec davantage d’urgence : les conséquences désastreuses de ce mode de production sur la simple survie de l’humanité sont désormais beaucoup plus tangibles. L’écologie, encore embryonnaire dans l’après-seconde guerre mondiale, peut malheureusement s’appuyer aujourd’hui sur des expériences et des faits concrets pour remettre en cause la croyance en une croissance illimitée : Seveso, Bhopal, Tchernobyl, Fukushima, comme les indicateurs du réchauffement climatique ou de la réduction de la biodiversité, donnent en ce début de XXIe siècle davantage de portée à la critique écologiste du capitalisme. De même, on l’a dit, le mouvement altermondialiste a-t-il entrepris depuis maintenant une quinzaine d’années une analyse d’ampleur du fonctionnement et des impasses de la mondialisation néo-libérale — analyse dont la crise actuelle vient confirmer la pertinence. Pour autant, la perspective d’un ordre économique et social alternatif à l’existant peine aujourd’hui à attester de sa crédibilité.
Cette crédibilité d’une alternative au capitalisme constitue sans doute un des principaux traits qui différencient la période actuelle de celle de la période post-68. L’alternative prenait tout d’abord les traits concrets de ces expériences qui, ailleurs, entreprenaient d’instaurer leur version du socialisme. Ces expériences étaient éminemment plurielles — modèles soviétique ou chinois, voies yougoslave ou cubaine, issues de la seconde guerre mondiale, de soulèvements populaires et/ou de la décolonisation, dans des pays industrialisés ou du Tiers-monde — et vivement débattues et critiquées (car souvent éminemment critiquables). Elles n’en attestaient pas moins, par leur existence même, que le capitalisme n’était pas une fatalité, ne constituait pas la seule organisation du monde possible. La déliquescence ou la dérive autoritaire de la plupart des régimes se réclamant du communisme, leur complet effondrement (bloc soviétique) ou leur conversion au capitalisme le plus forcené (Chine)… sont depuis venus saper la croyance en une plausibilité des formes d’organisation alternatives au capitalisme. Il n’était pas besoin aux militants de gauche de lire les élucubrations d’un Fukuyama sur la supposée « fin de l’histoire » après la chute du Mur pour vivre une véritable crise de croyance. Ainsi que le montre par exemple l’enquête de Florence Johsua sur les militants de la LCR — pourtant parmi les plus critiques à l’égard du « modèle » soviétique —, 1989 a été vécu comme une remise en cause radicale du socle de croyances sur lequel s’était construit leur engagement3. La disqualification des régimes se réclamant du communisme survivants (Cuba, Corée du Nord…), les ambiguïtés (Venezuela) ou difficultés (Bolivie) des pays qui se revendiquent d’un socialisme renouvelé, mais aussi les renoncements ou reniements de leaders politiques issus de la gauche (dont Lula est une figure exemplaire) contribuent, aujourd’hui, à entretenir le doute sur la plausibilité de l’alternative.
Ce ne sont pas seulement les alternatives ailleurs qui ont connu un effondrement de leur crédibilité. Les tentatives de construire sur place des formes de vie soustraites à l’ordre dominant ont elles aussi pour la plupart rapidement tourné court et ne sont plus envisagées qu’avec dérision. Le phénomène des communautés, s’il a été numériquement marginal, n’en a pas moins connu un écho certain et fortement impressionné les contemporains, cela d’autant plus qu’il était souvent le fait de jeunes diplômés, en tant que tels destinés à assurer la reproduction de l’ordre capitaliste. Les thématiques du « retour à la nature » (ou au « pays » régional), l’exigence d’authenticité dans la production et la consommation, la volonté d’échapper à la logique marchande, la revendication de rapports sociaux plus égalitaires (dans le couple, la famille, l’entreprise…), bref plusieurs éléments de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello désignent comme la « critique artiste »4, ont été soit invalidés lors de tentatives infructueuses d’application concrètes, soit réprimés, soit « récupérés » et asservis à l’ordre capitaliste.
Ces deux logiques de « dé-crédibilisation » des alternatives au capitalisme peuvent être éclairées par le triptyque d’Albert Hirschman5. Tant l’option de la voice (hâter l’instauration du socialisme via une mobilisation de masse) que celle de l’exit (l’instauration de « poches » d’existence échappant à l’ordre dominant à l’intérieur même de sociétés capitalistes, sans les remettre frontalement en cause) ayant été mises en échec, ne resterait plus que l’option de la loyauté au capitalisme. Celle-ci, pour autant, ne saurait équivaloir à une complète adhésion de ceux et celles qui lui sont soumis6. Il s’agit bien davantage d’une loyauté forcée, fondée sur la croyance fataliste et désabusée en une forme de naturalité, et donc d’inéluctabilité, de l’ordre capitaliste. C’est cette naturalisation du capitalisme — phénomène historique contingent, qui aurait donc pu ne pas advenir7 — qu’il s’agit aujourd’hui de remettre en cause.
Le poids des ressources critiques
Les années 1960-70 restent dans les mémoires comme une période de grande effervescence intellectuelle, dont témoigne la postérité des œuvres de Foucault, Deleuze, Guattari, Althusser, Lacan ou encore Derrida — pour ne citer que des auteurs français. Quoique souvent très différentes les unes des autres, leurs réflexions partageaient une portée critique de l’ordre du monde, au travers notamment d’une exploration des formes du pouvoir ; elles se présentèrent souvent comme des prolongements de pensées de l’assujettissement et/ou de l’émancipation, telles celles de Marx, Freud ou Nietzsche. Un autre trait marquant de cette conjoncture intellectuelle est qu’elle témoigne d’un certain estompement de la traditionnelle césure entre réflexion et action : outre le fait que plusieurs des intellectuels que l’on vient de citer s’engagèrent activement dans les luttes de leur temps, est à relever la diffusion de leurs œuvres (comme plus largement des ouvrages de sciences humaines) bien au-delà des cercles intellectuels. De manière générale, les luttes des années 1970 ont été très fortement nourries de références intellectuelles — philosophiques, sociologiques, psychanalytiques…— comme en attestent le nombre de revues publiées par les groupes militants, les relatifs succès de librairie des essais politiques ou tout simplement la portée des arguments d’autorité de nature intellectuelle dans les débats d’organisation.
La séquence ouverte au milieu des années 70 par la dénonciation du totalitarisme par les dits « nouveaux philosophes », poursuivie par les théories de l’individualisme post-moderne (Lipovetsky) et la réhabilitation « kantienne » du sujet (Ferry et Renaut), apparaît comme une période de glaciation intellectuelle8. Mais si elle peut aujourd’hui être stigmatisée comme telle, c’est aussi par contraste avec la période contemporaine, marquée par un certain regain d’influence des pensées critiques. Sur ce plan, décembre 1995 a joué un rôle important : l’opposition entre les deux pétitions d’intellectuels (celle signée par Bourdieu vs celle de la revue Esprit) a cristallisé la lutte sur le sens du mouvement et contribué à faire de Bourdieu la nouvelle incarnation de l’intellectuel critique. Tous les penseurs ayant accompagné le regain contestataire des années 1990-2000 ne sont certes pas de nouveaux venus : Bourdieu, Balibar, Bensaïd, Badiou, Negri, Rancière… comptaient déjà parmi les intellectuels marquants de la séquence antérieure. Leurs réflexions n’en ont pas moins connu de nouveaux développements et bénéficié d’une audience renouvelée ; les ont accompagnés des figures davantage émergentes, telles que Boltanski, Butler ou Holloway. Quel que soit le jugement porté sur les réflexions de ces différents auteurs (aux perspectives par ailleurs hétérogènes), force est de reconnaître que l’on est sorti du désarroi intellectuel qui prédominait il y a une quinzaine d’années.
Le renouveau de l’engagement des intellectuels s’est concrétisé en une série d’initiatives visant à associer experts et universitaires aux acteurs de la contestation : Club Merleau-Ponty, Etats généraux du mouvement social, association Raisons d’agir, Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Observatoire de la mondialisation, fondation Copernic, et bien sûr Attac. La large audience de la démarche d’éducation populaire de cette association, comme le développement des nouvelles universités populaires ou les succès de librairie de collections situées à l’entrecroisement de l’analyse et du militantisme, attestent de la réévaluation des ressources intellectuelles au sein des milieux militants. Lieux d’explicitation des enjeux du traité constitutionnel européen, les comités pour un non de gauche ont eux aussi participé de ce désir renouvelé de comprendre pour mieux lutter.
A leurs différents niveaux, les forums sociaux altermondialistes relèvent eux aussi, et au premier chef, de ce « réarmement de la critique »9. Mais ils témoignent également de l’une des faiblesses de cette même critique, qui est sa faible emprise sur la réalité, sa difficulté à passer du diagnostic à la cure. Si les conséquences délétères de la mondialisation néolibérale sont désormais bien identifiées, la question du « que faire ? » — et par extension celle du « pour quoi faire ? » évoquée dans la section précédente — reste d’une brûlante actualité. Les forums sociaux, par refus (ou incapacité) de devenir force politique, n’ont pu jouer le rôle moteur pour l’action qu’appelait pourtant la critique du néolibéralisme.
L’état des forces contestataires
Si la période contemporaine est marquée par une crise durable des projets de transformation économique, politique et sociale, elle témoigne en revanche du maintien de fortes détermination et combativité. Les années protestataires 1990-2000 n’ont pas à rougir en comparaison de la vague de mobilisation de la séquence 1968-198110 qui a vu la floraison d’une grande diversité de mobilisations (féministes, homosexuelles, régionalistes, écologistes, d’OS, etc.) dont certaines ont engrangé d’incontestables succès (légalisation de l’IVG, abrogation des lois homophobes, abandon des projets militaires et nucléaires du Larzac et de Plogoff…). Amorcée dès le début des années 1990 par l’émergence d’organisations (Act Up, DAL, AC !, Cadac…) et de thématiques nouvelles ou résurgentes (sida, logement, précarité, racisme, avortement…), cette vague de mobilisations s’est accentuée et développée après le vaste mouvement de décembre 1995. Celui-ci n’est certes pas parvenu à empêcher la mise en œuvre du plan Juppé, mais — outre la victoire des cheminots sur leurs propres revendications — il n’en a pas moins été perçu comme un succès du seul fait de sa concrétisation : venant mettre un terme à une longue phase d’atonie militante, il est venu attester en acte de la pertinence des options contestataires. S’en est suivie une série de mobilisations notables par leur ampleur ou leur retentissement : occupation des églises par les sans-papiers en 1996, dénonciation de la loi Debré, mouvement des chômeurs de l’hiver 1997, succès de la contribution française à la Marche mondiale des femmes de juin 2000, mobilisation contre la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, forums sociaux et grand rassemblement altermondialiste du Larzac, opposition à la réforme Fillon de 2003, mobilisation contre le CPE, mouvements étudiants et universitaires de 2008 et 2009, grève massive en Guadeloupe, mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010… Signe sans doute de la légitimation accrue dont bénéficient aujourd’hui les options protestataires, la « forme mouvement social » est plus fréquemment adoptée par les forces conservatrices : manifestations contre le Pacs de 1999, rassemblements d’usagers des transports publics en cas de grève, etc.
Il n’en reste pas moins que le contexte apparaît moins favorable que dans les années post-68, et cela spécialement dans le monde du travail. Les statistiques des journées individuelles non travaillées (JINT) pour cause de grève constituent un indicateur fréquemment convoqué pour rendre compte d’une dégradation des rapports de force sociaux. On est ainsi passé de 3 millions de JINT par an dans les années 1970 (avec un maximum de plus de 5 millions en 1976) à un million par an environ dans les années 1980 et autour de 500 000 par an la décennie suivante. De nombreuses critiques ont été adressées à cet indicateur, qui ignore certaines transformations majeures de la conflictualité sociale. En ne retenant que les grèves relativement longues, les statistiques officielles laissent de côté ces formes de lutte émergentes que sont notamment les débrayages de courte durée, pétitions, manifestations ou refus d’heures complémentaires, qui connaissent pour leur part une nette croissance11. De fait, la conflictualité sociale ne régresse pas en France, mais connaît une transformation de ses modalités d’expression.
On se gardera toutefois de tirer des conclusions trop optimistes de ce constat. Si elles n’impliquent pas une baisse de combativité, les évolutions relevées n’en signalent pas moins une dégradation des rapports de force. C’est aussi parce qu’il est de moins en moins envisageable de mener des grèves longues que les débrayages de courte durée, pétitions et manifestations sont privilégiés. La perte de salaire, la crainte de rétorsions patronales pouvant aller jusqu’au licenciement, mais aussi la disqualification symbolique ambiante de la grève comptent parmi les variables susceptibles d’altérer les velléités contestataires. Elles sont d’autant plus influentes dans les petites entreprises — dont le nombre s’est accru sous l’effet des logiques de sous-traitance — et dans les secteurs flexibles et précaires, souvent dépourvus d’implantation syndicale et de tradition de lutte, et où le collectif de travail est insuffisamment cohésif pour fournir un socle solide à une mobilisation. De manière globale, la capacité de résistance du syndicalisme s’est amoindrie sous l’effet conjugué d’une diminution des adhésions, d’une aggravation des entraves à l’action syndicale12 ainsi que d’une dévalorisation symbolique — par « ringardisation » — du syndicalisme13.
Sur ce plan, deux tendances contraires se dessinent. La première est celle d’une radicalisation de certaines formes de combativité, elle-même significative d’une exacerbation de la violence des rapports sociaux. Les menaces de faire exploser les entreprises ou de polluer des rivières, saccages de préfectures ou séquestrations de cadres dirigeants ne sont pas, contrairement à ce que croient les observateurs superficiels, l’expression d’un « désespoir » des travailleurs, mais témoignent davantage — les propos des intéressés sont généralement sur ce point très lucides — d’une appréhension claire de l’état des rapports de force. Le revival actuel de formes de lutte emblématiques de la combativité ouvrière des années 1970, telles les séquestrations, ne doit cependant pas faire illusion : si celles-ci visaient alors prioritairement hausse de salaires, amélioration des conditions de travail et redéfinition des classifications, celles d’aujourd’hui ont le plus souvent pour objectif une augmentation significative des indemnités de licenciement ; leurs fréquents succès sur ce plan ne pallient pas une incapacité à sauvegarder l’emploi. On se gardera donc de tout enthousiasme prématuré : la radicalité des luttes de salariés et leur relative efficacité ne saurait masquer la dégradation de leurs enjeux et la contraction de leurs gains.
La seconde tendance relève précisément de l’intériorisation de la dégradation des rapports de force, qui agit comme une prophétie auto-réalisante inhibitrice. Selon cette logique, eux-mêmes convaincus de leur propre faiblesse, les contestataires auto-limiteraient14 leurs prétentions à ce qui leur paraît « gagnable » ou « sauvable », et se satisferaient de concessions marginales. Sophie Béroud et Karel Yon ont, dans un article stimulant15, relevé plusieurs aspects de cette intériorisation par les directions syndicales, tels que la conviction que les difficultés actuelles du syndicalisme tiennent avant tout à des logiques endogènes (et non à des facteurs macrosociaux) ou la croyance en une disqualification de la grève (stigmatisée comme privilège des fonctionnaires) au sein du secteur privé. En découlerait, selon les auteurs, un « impératif de modération » dont on trouverait l’expression dans le rejet des stratégies radicales et la valorisation de la « négociation », mais aussi dans le recours à de grandes journées nationales d’action, certes démonstrations de l’ampleur du mécontentement mais qui, faute d’instaurer un rapport de force en s’inscrivant dans la durée, ne parviennent pas à faire renoncer l’adversaire. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser les stratégies syndicales — la faiblesse du syndicalisme français et de la position des salariés, spécialement dans le privé, est réelle — mais de pointer que clamer que « la grève générale ne se décrète pas » est aussi, par son caractère performatif, un des meilleurs moyens d’empêcher l’advenue d’une mobilisation massive et durable. L’incompréhension qu’a suscité l’espacement des journées d’action du début 2009 semble indiquer que la détermination et la capacité de mobilisation de la base est supérieure à ce qu’en perçoivent les directions syndicales.
L’impératif de modération se retrouve également dans le répertoire d’action de mouvements privilégiant les formes « ludiques » ou « humoristiques » d’expression des revendications. Il s’agit là encore d’un trait supposé de « modernité » valorisé par les médias et que les animateurs de certains mouvements tendent à intérioriser. L’attention privilégiée que les journalistes accordent aux actions spectaculaires et bon enfant qui leur sont spécifiquement destinées renforce les inégalités de ressources entre mouvements sociaux. Parce qu’imaginer et réaliser ce que Patrick Champagne appelle des « manifestations de papier »16 nécessite un ensemble de compétences culturelles et communicationnelles généralement corrélées au capital scolaire, sont ringardisées ou invisibilisées les formes d’action plus « traditionnelles » de groupes moins favorisés — a fortiori lorsque leur radicalité, parfois expression d’un éthos populaire masculin, est mobilisée pour les disqualifier.
Contestation et politique
S. Béroud et K. Yon signalent un autre facteur qui contribue à l’heure actuelle à modérer les stratégies des directions syndicales : la crainte d’un engagement sur un terrain qui n’est plus le leur mais celui du politique. La préservation de l’autonomie du champ syndical viserait ainsi à éviter toute désectorisation de l’espace social, trait caractéristique des crises politiques dont Mai 68 constitue le paradigme17. Ce refus d’une politisation des luttes sociales constitue une coordonnée importante de la situation contemporaine, dans la mesure où le regain de la contestation s’est opéré depuis le milieu des années 1990 sous l’effet d’une tendance (temporellement fluctuante cependant) à la désaffection de la gauche du champ politique, dont l’aptitude à incarner l’alternative a perdu de sa crédibilité. En d’autres termes, c’est au moment où la mobilisation semble offrir davantage de capacité de résistance que la politique institutionnelle que les directions syndicales entendent restreindre leur domaine d’action aux seules relations professionnelles.
On a proposé ailleurs d’aborder cette question des rapports entre mobilisations et politique institutionnelle au travers du concept d’espace des mouvements sociaux18. Ce concept désigne l’autonomisation d’un univers de pratique et de sens distinct de celui des partis, et au sein duquel les mouvements sociaux sont unis par des liens d’interdépendance. Or si les deux périodes comparées dans cette contribution sont marquées par une telle autonomisation, celle-ci s’est opérée selon des modalités et des logiques distinctes.
L’autonomisation de l’espace des mouvements sociaux qui suit Mai 68 tient en grande partie à la reconversion d’espoirs révolutionnaires déçus. Les militants et sympathisants d’extrême gauche qui espéraient que Mai serait la « répétition générale »19 d’un prochain grand soir ont dû rapidement en rabattre, et ont tendu à reconvertir leurs appétences et compétences militantes dans différents mouvements aux enjeux plus restreints mais aussi plus immédiats20. Contrairement à ce que prétendent les tenants du courant d’analyse éponyme, les dits « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 ne se sont pas tenus à distance du mouvement ouvrier. Au contraire, c’est une très forte intrication des enjeux de lutte que révèle un examen attentif de cette vague contestataire21. Cette intrication a en outre été favorisée par l’adoption d’une grille d’interprétation globalement commune, en grande partie fondée sur une conception du monde social opposant des classes antagonistes, comme l’indique le maintien d’un vocabulaire et de références marxisantes au sein de nombreux mouvements de l’époque22. L’autonomie de cet univers de causes interdépendantes situé à distance des partis politiques (et notamment du PCF dont l’attitude en Mai 68 fut largement désavouée) a tendu à s’estomper à mesure que le PS parvenait à se poser en relais crédible de bon nombre de leurs revendications. C’est par alignement des anticipations des mouvements sociaux sur le calendrier électoral, puis par satisfaction d’une partie de leurs revendications et absorption de leurs principaux animateurs dans les cabinets ministériels, que s’est opéré un délitement de l’espace des mouvements sociaux au début des années 1980.
La nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux qui s’est dessinée dans les années 1990 relève d’une autre logique. Elle succède à plusieurs gouvernements dominés par un PS converti au libéralisme économique et témoigne d’une perte de confiance dans la politique institutionnelle. Décembre 1995 a de ce point de vue contribué à renforcer cette autonomie en attestant qu’une mobilisation d’ampleur était en mesure de faire reculer un gouvernement par elle-même, i.e. sans l’appui des partis d’opposition. La distance à laquelle bon nombre de mouvements entendent désormais tenir le champ politique a certainement favorisé leur développement en renforçant leur crédibilité. Mais elle a tendu à les cantonner à une posture oppositionnelle tout en contribuant à une certaine fragmentation, et ne les a pas immunisés contre des formes renouvelées d’asservissement aux partis (spécialement par l’intégration de candidats présentés comme « issus du mouvement social » sur des listes régionales ou européennes). La campagne référendaire contre le TCE a temporairement rendu possibles des rapports entre partis et mouvements qui ne soient pas de subordination ou d’instrumentalisation. L’incapacité à maintenir ces relations dans la préparation de la présidentielle de 2007 a cependant montré que le champ politique (tout au moins ses composantes antilibérales) conservait une forte autonomie et n’était pas disposé à se voir disputer le monopole de la compétition électorale par de nouveaux prétendants issus d’un relatif extérieur. L’échec ou les résultats décevants des différentes tentatives (listes Motivé-e-s ou « 100 % altermondialiste », candidature Bové…) de refonder la politique institutionnelle via un personnel renouvelé issu des mouvements sociaux montre toute la complexité des relations actuelles entre mouvements et partis. Faute de parvenir à instaurer des rapports à la fois mieux intégrés et plus égalitaires, le risque est grand de s’en remettre une nouvelle fois à des partis dont la volonté ou la capacité de résistance à l’ordre néolibéral paraissent ténues. Le contenu de la campagne du candidat Hollande lors de la dernière élection présidentielle, la situation de subordination (manifeste dans le cas des Verts, plus ambiguë dans le cas du PCF, encore indéfinie dans le cas du PG) des principaux partis de gauche à l’égard du PS, mais aussi le fait que la plupart des conseils régionaux et bon nombre de municipalités soient dirigés par ce que l’on pourrait désigner comme une gauche plurielle reconstituée, ne sont de ce point de vue pas totalement encourageants.
On ne souhaite pas terminer cette contribution sur une note trop pessimiste. On l’a vu, les motifs d’inquiétude ne manquent pas, qu’il s’agisse du manque de lisibilité de l’horizon de transformation sociale, de la crise stratégique (qu’accompagne une forme d’inhibition tactique) des directions des mouvements sociaux ou du risque de subordination de la contestation à un champ politique de gauche insuffisamment régénéré. Pour autant, et même s’il convient de ne pas les surestimer, d’autres indicateurs inclinent à une confiance mesurée. Le mouvement contre la réforme des retraites de la fin 2010, s’il a été défait, n’en a pas moins attesté d’un haut niveau de combativité au sein du monde du travail. La critique altermondialiste a contribué — mais seulement partiellement23 — à défataliser le modèle néo-libéral et à saper certains fondements de sa légitimité. Les victoires engrangées — celles du non au référendum sur le TCE et du mouvement contre le CPE, mais également une multiplicité de victoires locales ou modestes, souvent discrètes — indiquent que la lutte peut payer et que la résignation fataliste n’est pas de mise. Plus globalement, un ensemble de conditions structurelles (par exemple la surproduction de diplômés et la dévaluation consécutive des titres scolaires) ou conjoncturelles (comme l’exemple des révoltes tunisienne et égyptienne) propices à une contestation sociale d’ampleur sont à l’heure actuelle réunies. On sait que l’existence de telles préconditions favorables n’induit pas automatiquement leur actualisation, ni leur activation dans un sens nécessairement progressiste (c’est un enseignement des années 1930). Comme l’indique Paul Veyne, « une société n’est pas une marmite où les sujets de mécontentement, à force de bouillir, finissent par faire sauter le couvercle ; c’est une marmite où un déplacement accidentel du couvercle déclenche l’ébullition, qui achève de le faire sauter »24. Il importe aujourd’hui d’être attentif à tout ce qui pourrait favoriser un tel « déplacement accidentel ».
Une première version de ce texte a fait l’objet d’une communication en septembre 2010 au Congrès Marx International VI, section sociologie.
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à voir aussi
références
⇧1 | Si les indices d’une dégradation de la situation sociale se firent jour dès la fin des années 60, ils n’étaient pas perceptibles de tout le monde et ne pouvaient laisser augurer de l’ampleur de la crise qui aller frapper au milieu de la décennie suivante. L’inégale répartition de la prospérité des « Trente glorieuses » avait dès l’époque été pointée dans un ouvrage piloté par Pierre Bourdieu : Darras, Le partage des bénéfices, Paris, Minuit, 1966. |
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⇧2 | D’autres pistes sont envisagées dans le dossier « Crises, révoltes, résignations », Actuel Marx, n° 47, 2010. |
⇧3 | Florence Johsua, « Les conditions de (re)production de la LCR : l’approche par les trajectoires militantes », in Florence Haegel (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007. |
⇧4 | Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. |
⇧5 | Albert O. HIrschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995. |
⇧6 | Sur cette critique du triptyque d’Hirschman, cf. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences-po, 2009. |
⇧7 | Cf. Cédric Durand, Le capitalisme est-il indépassable ?, Paris, Textuel, 2010. |
⇧8 | Cf. François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006. |
⇧9 | Cf. Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009. |
⇧10 | Sur l’adoption des bornes temporelles de cette séquence, cf. Lilian Mathieu, Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Paris, Textuel, 2010. |
⇧11 | Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pelisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008. |
⇧12 | Le nouvel esprit du capitalisme de L. Boltanski et E. Chiapello insiste sur la répression anti-syndicale dans les entreprises. De manière générale, la tendance est, notamment depuis les manifestations altermondialistes de Gênes, à une répression accrue des mouvements sociaux ; cf. Donatella della Porta, Olivier Fillieule (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences-po, 2006. |
⇧13 | « Ringardisation » qu’opère l’insistance médiatique sur de supposées « nouvelles formes du militantisme » dont la distance avec le répertoire d’action et les revendications « traditionnels » des mobilisations de travailleurs est souvent mise en avant. Pour un exemple de cette focalisation médiatique sur de supposées mutations du militantisme, cf. Laurent Jeanneau, Sébastien Lernould, Les nouveaux militants, Paris, Les Petits matins, 2008. |
⇧14 | On remarquera au passage que ce schème de l’auto-limitation des enjeux de lutte a connu un certain succès parmi les observateurs (journalistes mais aussi sociologues) des mobilisations contemporaines, où il est parfois valorisé comme signe de « modernité » ; l’ouvrage cité ci-dessus de Jeanneau et Lernould en fournit une illustration. |
⇧15 | Sophie Béroud, Karel Yon, « Face à la crise, que fait le mouvement syndical ? », ContreTemps, n° 3, 2009. |
⇧16 | Patrick Champagne, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, 1984. |
⇧17 | Cf. M. Dobry, Sociologie des crises politiques, op. cit. |
⇧18 | Lilian Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2012. Faute de place, on laissera ici de côté la question, pourtant décisive, de l’autonomisation du champ syndical à l’égard de l’espace des mouvements sociaux, dont un des indicateurs est la priorité donnée à la négociation sur la mobilisation. |
⇧19 | Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68, une répétition générale ?, Paris, Maspero, 1968. |
⇧20 | Gérard Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la « génération 68 » », in CURAPP, L’identité politique, Paris, PUF, 1994. |
⇧21 | On a essayé de le montrer dans L. Mathieu, Les années 70…, op. cit. Alain Touraine est le principal représentant français de l’approche des « nouveaux mouvements sociaux ». |
⇧22 | Les organisations maoïstes s’étaient certes dissoutes les années précédentes, leurs anciens militants qui, en 1975, soutenaient les prostituées en lutte n’en continuaient pas moins à s’interroger sur leur position dans les rapports de classe et sur leur potentiel révolutionnaire ; cf. Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001. |
⇧23 | Sur les effets d’une surestimation de la diffusion de l’antilibéralisme, cf. Lilian Mathieu, « Trouble dans le genre militant. Décalages entre le champ politique et l’espace des mouvements sociaux », in Bertrand Geay, Laurent Willemez (dir.), Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008. On se distancie ici de Stathis Kouvélakis qui, dans La France en révolte (Paris, Textuel, 2007), a trop hâtivement postulé l’existence et l’homogénéité d’un « bloc populaire antilibéral ». |
⇧24 | Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971. |