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Il y a 85 ans aujourd’hui, le 4 octobre 1936, la classe ouvrière de l’East End de Londres s’organisait contre la haine raciale d’Oswald Mosley et imposait sa plus grande défaite au fascisme britannique. La bataille de Cable Street, et l’effort d’auto-organisation qui permit la victoire, fournit encore des leçons pour aujourd’hui face à la montée du danger fasciste.

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La Grande-Bretagne des années 30, en proie à la crise économique, à la paralysie politique, au chômage de masse, à la faim et à la colère, était un terreau fertile pour le fascisme comme pour toute autre nation européenne. Dès l’automne 1934, il était clair que l’antisémitisme était absolument central dans l’idéologie du mouvement qui constituait la menace fasciste britannique.

Le 4 octobre 1936, un affrontement emblématique eut lieu dans l’East End de Londres, où 60000 Juifs vivaient péniblement sur un kilomètre carré, d’Aldgate à Whitechapel, dont beaucoup étaient des immigrants de première génération. Ce jour-là, il y eut des blocages et des barricades en masse. Le sang coula. Il y eut 84 arrestations (dont 79 antifascistes, et 13 femmes). Beaucoup reçurent des amendes, d’autres des peines de prison avec travaux forcés.

Cet événement est connu sous le nom de « bataille de Cable Street », bien que les affrontements aient eu lieu à trois endroits différents. Il y a encore beaucoup à apprendre de cette journée, mais peut-être encore plus de la préparation et de l’après-coup.

 

L’ascension de Mosley

L’effondrement économique de la Grande-Bretagne avait touché plus durement les villes du nord, en particulier celles qui dépendaient d’une industrie principale. L’économie de Londres était plus diversifiée et plus robuste, mais la population déjà appauvrie de sa première zone manufacturière, l’East End, avait beaucoup souffert tout au long de cette décennie.

À Brune Street, dans le ghetto d’immigrants de l’East End, des milliers de personnes faisaient la queue chaque soir devant la « soupe populaire pour les pauvres juifs », les enfants dans un bras, une casserole dans l’autre. Alors qu’ils faisaient la queue, une nuit de mars 1935, un jeune homme politique charismatique – d’abord conservateur, puis travailliste de 1924 à 1931 – s’adressait simultanément à une foule de 9 000 personnes dans la splendeur de l’Albert Hall, dans l’opulent West End de Londres.

Les spectateurs applaudirent à tout rompre lorsqu’il condamna les Juifs comme « une force sans nom, sans abri et toute puissante qui tend ses doigts avides depuis l’abri de l’Angleterre pour étrangler le commerce et menacer la paix de l’Ouest… s’emparant des marionnettes de Westminster, dominant chaque parti de l’État ». Une force, a-t-il insisté, « que le fascisme seul ose défier ».

Il s’agissait de Sir Oswald Mosley, 6e baronnet d’Ancoats, qui dirigeait alors la British Union of Fascists (BUF). En mars 1931, il avait laissé derrière lui la politique du « vieux gang fatigué » des Tories, des Libéraux et des Travaillistes, et avait créé un « Nouveau parti » hybride qui combinait économie keynésienne, nationalisme de droite, anticommunisme paranoïaque et mépris de la démocratie. Il disposait de sa propre force de défense privée, connue sous le nom de « Biff Boys », conçue pour protéger son chef et menacer ses opposants.

En octobre 1932, il les rebaptisa BUF ou « Blackshirts », comme on les appelait communément. S’inspirant de Mussolini, qu’il avait rencontré lors de la phase du Nouveau parti, Mosley décrivit le BUF comme « un parti d’action basé sur la jeunesse qui mobilisera l’énergie, la vitalité et la virilité pour sauver et reconstruire la nation ». Un langage sexiste agressif, une politique générationnelle populiste qui ignorait les classes sociales, et un complexe du sauveur, tout cela en un. Il se présenta comme le sauveur et proclama la survenue d’une « plus Grande Bretagne ».

Le même mois, le père Groser, homme d’église de l’East End et ami proche du député George Lansbury, organisait une conférence locale sur le logement et le chômage. La lettre d’invitation soulignait les dégâts du chômage : « frustration de la personnalité, perte du respect de soi… création d’une section aigrie et désespérée de la communauté ».

Il ne savait pas alors qu’il avait énuméré les caractéristiques qui seraient bientôt exploitées par les fascistes organisés. Tony Benn a identifié les ingrédients d’un changement social puissant comme étant « l’espoir et la colère ». Plus récemment, nous avons vu des forces de la droite radicale offrir cette combinaison en Amérique, en Hongrie et en Pologne. Dans la Grande-Bretagne des années 1930, ce furent les fascistes, plutôt que la gauche, qui proposèrent ce cocktail.

Début 1934, le BUF comptait 500 branches et 40 000 membres au niveau national. L’argent affluait alors vers le mouvement. Mais Mosley alla trop loin en organisant une série de rassemblements de masse en salle, dont un meeting de 15 000 personnes au parc des expositions d’Olympia, au cours duquel des militants firent preuve d’une extrême violence physique envers les opposants, sous les yeux de ceux qu’ils souhaitaient impressionner : des hommes d’affaires fortunés et 150 politiciens assis dans le public.

Les personnes battues à Olympia faisaient partie d’un mouvement antifasciste en pleine expansion, dans lequel le parti communiste et le parti travailliste indépendant occupaient une place importante. Des milliers de personnes manifestèrent devant Olympia. Une description antisémite des manifestants dans le Daily Mail, favorable au BUF, les présenta comme des Juifs « étrangers » de l’East End.

Alors que le soutien de Mosley s’effondrait après Olympia, il commença à réorienter le mouvement, en concentrant un message fasciste populiste sur un nombre restreint de zones à prédominance ouvrière. En 1935, son journal proclama : « Nous sommes maintenant le parti patriotique de la classe ouvrière. »

 

En route vers Cable Street

Une phrase familière ? En novembre 2016, lorsque Paul Nuttall est devenu le leader de l’UKIP, il déclara lors d’une conférence de presse : « Nous sommes maintenant le parti patriotique des travailleurs ». Il enseignait l’histoire dans un FE College.

Le BUF créa sa première section dans l’est de Londres à Bow, en octobre 1934. En 1936, il possédait quatre sections dans l’East End, formant un fer à cheval autour de l’enclave juive. Leurs réunions menaçantes en plein air empiétaient sur ces quartiers juifs. Leurs invectives antisémites rendaient les Juifs responsables de tous les maux sociaux, économiques et politiques, du racket des propriétaires et des concurrents commerciaux qui cassaient les prix, de la prostitution et de la criminalité violente.

Ils exploitaient les divisions entre les communautés juive et irlandaise qui se mélangeaient rarement, en disant aux Irlandais que les Juifs avaient accaparé de meilleurs logements et de meilleurs emplois. En vérité, les deux communautés souffraient. Mais même avant que Mosley ne parade dans l’East End, on pouvait entendre l’antisémitisme du haut de la chaire dans certaines églises catholiques locales. Cela ne se limitait pas aux quartiers ouvriers. L’antisémitisme était un sport populaire parmi les classes moyennes et supérieures de Grande-Bretagne, et il y reste encore aujourd’hui relativement incontesté.

En février 1936, Mosley rebaptisa son parti « British Union of Fascists and National Socialists », passant idéologiquement de Mussolini à Hitler, et ses orateurs du coin de la rue ajoutent un antisémitisme zoologique à leurs plaintes anti-juives habituelles. Ils qualifiaient les Juifs de « rats et [de] vermine des caniveaux de Whitechapel », une « peste », un « cancer ». L’idéologue fasciste William Joyce décrivit les Juifs comme des « singes aux orteils préhensiles » et « une espèce incroyable de sous-humanité ».

Plus l’incitation était forte, plus les Juifs subissaient de violences. Les très jeunes et les personnes âgées étaient particulièrement visés. Lorsque le Parlement débattit de la montée de la terreur antisémite en juillet 1936. George Lansbury, prévint que « si l’on ne mettait pas un terme à cette affaire… il y aurait un de ces jours une explosion telle que peu d’entre nous voudraient l’envisager ».

Le député Denis Pritt prédit « des pogroms dans ce pays ». Et à ceux qui conseillaient aux Juifs de « rester à l’écart » de leurs bourreaux, le député communiste Willie Gallacher demanda comment ils pouvaient « rester à l’écart des remarques offensantes inscrites à la craie sur les trottoirs et les murs des maisons, des pancartes collées sur les portes, des personnes qui entrent dans les magasins et intimident les commerçants juifs… Les piétons juifs attaqués par des bandes de voyous ne seraient que trop heureux de rester à l’écart ».

Le ministre de l’Intérieur, Sir John Simon, lança un appel insignifiant « à tout le monde, de tous les côtés, pour qu’il se comporte raisonnablement ». La communauté juive de l’East End se sentait assiégée, mais aussi seule et abandonnée. Les appels à l’aide des organismes de l’élite juive, tels que le Board of Deputies et le Jewish Chronicle, furent ignorés.

Au début des années 30, le Jewish Chronicle condamnait l’antisémitisme en Allemagne, en Pologne et en Roumanie, mais ne pouvait ou ne voulait pas le voir là où il se répandait avec virulence à quelques kilomètres de là. Ils parlaient d' »événements isolés et uniques », qu’ils n’avaient « aucune envie d’exagérer », les efforts pathétiques de « nazis amateurs – made in Germany ». La haine raciale constituait, selon eux, « une mauvaise herbe qu’il est heureusement difficile de planter dans le sol britannique ». Ils rejetaient Mosley comme un personnage « énervant » et « utilisant des armes non britanniques ». Le Board of Deputies était tout aussi complaisant et distant.

Cela reflétait des aspirations de classe. L’élite juive menait un autre combat pour s’intégrer pleinement à la vie de la classe moyenne britannique. Bien que le Chronicle ait occasionnellement imprimé des lettres critiques qui disaient : « L’acte le plus décisif de nos dirigeants a été la résolution de ne rien faire », et « si les soi-disant dirigeants de la communauté juive ne prennent pas les devants, il y a des hommes et des femmes juifs qui le feront ».

Les Juifs de l’East End savaient qu’ils devaient trouver eux-mêmes des solutions au niveau local. Les syndicalistes juifs prirent l’initiative. Par le biais du Workers Circle, une société amicale de gauche, ils organisèrent une conférence de base qui créa le Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism (JPC).

 

La bataille

Le JPC chercha à mobiliser les Juifs locaux contre l’antisémitisme et le fascisme, tout en établissant des liens avec les antifascistes non juifs. Ils établirent leurs propres plateformes de rue pour défier les fascistes et présentèrent généralement des orateurs juifs et non juifs. Leur objectif déclaré : construire une majorité antifasciste dans l’East End.

Lorsque Mosley menaça de déployer « quatre colonnes de marche » le 4 octobre, envahissant les rues les plus peuplées de Juifs, le JPC fut crucial pour mener la résistance. En deux jours, ils recueillirent près de 100 000 signatures de résidents locaux sur une pétition demandant au ministre de l’Intérieur d’interdire la marche de Mosley. Le ministre de l’Intérieur l’ignora, invoquant la liberté d’expression et de circulation. Mais le JPC avait un plan B. Il publia des milliers de tracts disant « Cette marche ne doit pas avoir lieu ».

Grâce aux efforts parallèles du JPC, du Parti communiste, de l’ILP (Independant Labor Party), de la Ligue de la jeunesse travailliste et des syndicalistes de base pour souligner la nécessité de s’opposer frontalement au fascisme, des dizaines de milliers de personnes se mobilisèrent et bloquèrent complètement Gardiners Corner à Aldgate, la porte de l’East End, en scandant « ils ne passeront pas ».

La police montée chargea et battit la foule mais ne parvint pas à dégager le passage. Mosley attendit en vain dans Royal Mint Street, près de la Tour de Londres, qu’on lui dise de commencer sa marche. Les antifascistes se rassemblèrent en nombre près des troupes de Mosley qui attendaient et de nombreuses escarmouches éclatèrent.

Finalement, la police chercha à rediriger la marche plus au sud par Cable Street, une artère étroite de la périphérie de la ville menant aux docks. Les deux premiers tiers de Cable Street étaient presque entièrement juifs, le dernier tiers, principalement irlandais. Mosley s’était battu pour les cœurs et les esprits de la communauté irlandaise, mais les antifascistes aussi. Ce jour-là, les dockers irlandais, en particulier, vinrent à l’extrémité juive de Cable Street pour aider à construire des barricades.

La police finit par déloger la première barricade, un camion renversé, et passa en courant, sans savoir que d’autres barricades se trouvaient derrière. Pris entre les barricades, ils furent bombardés d’objets lancés par des femmes vivant dans les appartements au-dessus des magasins de Cable Street. Face à la résistance au sol et en haut, la police battit en retraite et annonça à Mosley que son projet de défilé dans l’East End était mort. Ils lui ordonnèrent de conduire ses marcheurs dans la direction opposée et de se disperser.

L’impact de cette journée fut profondément ressenti par les deux camps. Les antifascistes, en particulier ceux de la communauté la plus attaquée, gagnèrent en confiance et furent déterminés à maintenir l’unité qu’ils avaient forgée. Le communiste juif Phil Piratin, qui joua un rôle stratégique clé avant et après la journée, affirma :

« À Stepney, rien n’avait changé physiquement. Les maisons pauvres, les rues malfamées, les ateliers mal conditionnés étaient les mêmes, mais les gens avaient changé. Ils semblaient avoir la tête plus haute et les épaules plus droites – et les histoires qu’ils racontaient ! Chacun était un « héros » – et beaucoup d’entre eux l’étaient… La « terreur » avait perdu son sens. Le peuple savait que le fascisme pouvait être vaincu s’ils s’organisaient pour le faire. »

Les fascistes se sentirent déprimés et humiliés. Leurs dirigeants se retournèrent les uns contre les autres au cours des semaines suivantes. Plusieurs perdirent courage et désertèrent Mosley. Ils disposaient toujours de sections importantes dans la région, mais l’élan était désormais du côté des antifascistes.

Ironiquement, les fascistes ne furent pas les seuls à se sentir humiliés. Le Board of Deputies – considéré par l’État comme les dirigeants « officiels » de la communauté juive depuis sa fondation en 1760 – le fut aussi. Avec le Jewish Chronicle, ils avaient demandé à la communauté de rester chez elle, en la prévenant que si elle s’impliquait dans des manifestations et des désordres, elle aiderait les antisémites. Ces mises en garde furent largement ignorées, car les Juifs descendirent dans la rue en grand nombre aux côtés de leurs voisins non juifs.

Pendant ce temps, le prestige du Jewish People’s Council (JPC) ne cessa de croître.

 

Les suites de l’affaire

Le dernier coup de dés de Mosley dans l’East End fut de se présenter aux élections de mars 1937 pour obtenir des sièges au conseil dans leurs circonscriptions les plus fortes. Ils promirent la victoire à leurs membres et à leurs partisans, comme ils l’avaient fait à Cable Street, mais les travaillistes, soutenus par de nombreux militants antifascistes, obtinrent confortablement les sièges. La part de voix fasciste la plus élevée fut de 23 % dans une circonscription de Bethnal Green.

Après les élections du conseil municipal, un candidat fasciste en vue qui échoua, Charles Wegg-Prosser, qui avait été chef de la section de Shoreditch, non seulement démissionna du BUF, mais passa aux antifascistes et devint une figure clé de la dénonciation du BUF. Après la Seconde Guerre mondiale, il fut conseiller municipal travailliste à Paddington, dans l’ouest de Londres.

La défaite finale du fascisme dans l’East End nécessita évidemment plus qu’une manifestation spectaculaire. Elle fut cimentée par le travail patient réalisé dans les lotissements situés aux frontières des parties juives et non juives de l’East End par la Stepney Tenants Defence League, formée principalement par des communistes et quelques militants du parti travailliste.

Elle rassembla les communautés juives et irlandaises que Mosley avait tenté de diviser, dans une lutte commune soutenue contre les propriétaires de taudis. Entre 1937 et 1939, cet activisme commun permit de mener à bien plus de 20 grèves des loyers, marginalisant ainsi les tentatives des fascistes d’attiser la haine.

En fin de compte, les croyances malveillantes que le mouvement fasciste de Mosley stimula tout au long des années 1930 ne pouvaient que manipuler la conscience des gens dans une société qui permettait de profondes inégalités sociales et économiques, un chômage de masse, des bas salaires, des logements insalubres, un accès limité à l’éducation, un abandon de la part des détenteurs du pouvoir et de la richesse, un désespoir généralisé et une aspiration au salut personnel et national.

De tels problèmes ne sont évidemment pas confinés au passé. Ceux qui reconnaissent aujourd’hui à quel point la politique de la haine peut se propager de manière pernicieuse, doivent exposer et combattre à la fois les problèmes sociaux et économiques sous-jacents et les vautours qui s’en nourrissent.

Et peut-être que, ce faisant, nous nous inspirerons des idées des gens ordinaires qui, dans le maelström des années 30, ont ignoré les conseils creux de ceux qui avaient une vie plus confortable et une vision plus aveugle, et ont trouvé des moyens collectifs de faire face à ces problèmes avec tant de courage, d’imagination et de détermination.

¡No Pasarán !

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Cet article a été publié par Tribune. Traduction par Contretemps.

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