Lire hors-ligne :

Les livres de Jean-Claude Michéa connaissent un succès notable et qui va croissant. Il faut s’interroger sur les raisons d’une telle réception, surtout lorsqu’elle concerne (aussi) des lecteurs qui se situent à gauche, voire à la gauche de la gauche, alors que Michéa dénonce avant tout la gauche en général et l’extrême gauche en particulier. S’interroger et critiquer : c’est ce à quoi s’emploie ici Isabelle Garo dans une lecture de plusieurs ouvrages, de L’Empire du moindre mal au Complexe d’Orphée.

 

Les livres de Michéa connaissent un fort succès, qui va croissant depuis le milieu des années 1990 (son premier livre, Orwell, anarchiste tory, date de 1995). Il y a fort à parier que son dernier opus, un dialogue épistolaire avec Jacques Julliard (Julliard, Michéa, 2014) confirmera cette tendance, promotion médiatique aidant. Il faut s’interroger sur les raisons d’une telle réception, surtout lorsqu’elle concerne (aussi) des lecteurs qui se situent à gauche, voire à la gauche de la gauche, alors que Michéa dénonce avant tout la gauche en général, mais aussi l’extrême gauche, et tout spécialement les organisations antiracistes. Toutes ont, d’après lui, renoncé à la critique du capitalisme. Surtout, elles se sont toutes employées à leurrer, délibérément, les classes populaires. La gauche au sens large, aurait ainsi, par-delà ses divisions de façade, pleinement endossé le libéralisme moral et culturel. De ce fait même, elle aurait divorcé des valeurs populaires, de sorte qu’aucune alternative n’existerait plus dans le paysage politique contemporain.

 

Michéa auto-entrepreneur en grands récits

De prime abord, on conçoit bien qu’un retour critique sur l’histoire de la gauche suscite l’intérêt, notamment à gauche. On peut quand même, assez vite, juger fragile un diagnostic globalisant sur « la » gauche en son essence même, des origines à nos jours, qui part de la morale ou de ce qu’on appelle désormais le « sociétal », pour y revenir et s’y résumer, ne cessant de l’opposer frontalement aux enjeux politiques et sociaux. Car Michéa ne dit jamais rien de l’exploitation ni des dominations contemporaines, tait ou dénigre les initiatives et les propositions économiques et sociales situées à la gauche du Parti socialiste, écrase de tout son mépris la gauche militante, ne parle jamais de la droite et suggère de courir après l’extrême droite.

L’explication de l’écho qu’il rencontre se trouve dans cette confusion même du propos : sachant admirablement relayer l’actuel brouillage bien réel des repères, Michéa s’emploie à l’entretenir. La crise de la politique en général et de la gauche en particulier, quoi qu’on pense de ce singulier, crise accentuée par la politique menée par le gouvernement socialiste de François Hollande dès le moment de son élection, rend difficilement audibles et crédibles les alternatives. Une telle situation contribue à parer aux couleurs de l’invention et du courage les régressions les plus convenues. Temps rêvé pour les prédicateurs. Parmi eux, Michéa s’est trouvé sa spécialité : peintre pathétique du naufrage morale de la Gauche, perceur de Mystères et révélateur de complexes collectifs, délateurs de traîtres, il en appelle à la réaction de bon sens, au nom du Socialisme de jadis et du Peuple de toujours. La petite affaire Michéa tourne bien, elle mérite pour cela seul qu’on s’y arrête.

Il faut le reconnaître : le questionnement de fond concernant la gauche, sa définition et ses alternatives, ses perspectives, ses contours et ses médiations, est plus que jamais légitime et nécessaire. Mais s’il est vrai que la crise présente pose de façon de plus en plus pressante la question d’un renouvellement de l’intervention politique, ce n’est vraiment pas ce qui préoccupe Michéa. Ses textes ne proposent aucune analyse informée ni engagée de la crise. Ils lui ajoutent seulement la méconnaissance bavarde de ses causes. Se faisant lui-même dégât collatéral de ses propres imprécations, Michéa en conclut sans rire qu’il faut avoir le courage de renoncer à la gauche, enfin (Michéa, 2014, p. 16-17). Il s’inscrit donc à merveille dans ce paysage qu’il feint de déplorer : le discrédit politique généralisé, la défaillance montante des institutions, les effets sociaux désormais massifs de la crise et de sa gestion libérale, l’impuissance des luttes sociales en dépit de leur ampleur réelle, alimentent le désespoir de larges fractions de l’électorat de gauche, dont des pans entiers sont plus tentés par le repli et la dépolitisation que par l’implication militante en vue de reconstruire une gauche radicale, offensive, unitaire.

Dans ces conditions, le Front National est en effet une force montante, dont il faut à coup sûr redouter l’essor en cours, au plan européen, mais dont il ne faut cependant pas surestimer l’adhésion qu’il obtient auprès des catégories populaires : à ses résultats électoraux mécaniquement amplifiés par l’abstention massive, s’ajoute le fait qu’il est quotidiennement promu comme l’arbitre du jeu politique par tous ceux qui concèdent que ses thèses sont fondées, c’est-à-dire électoralement payantes, et qui habitent rarement dans les zones péri-urbaines. Dans ce contexte de décomposition démocratique avancée, il faut admettre que les questions idéologiques jouent un rôle singulier, sur lequel il est urgent de réfléchir et d’intervenir, en ne laissant pas se séparer voire s’opposer les questions de l’exploitation et celle des multiples dominations : exploitation du travail, domination de classe, sexisme, racisme, homophobie sont à articuler, non à opposer, c’est l’une des tâches de la gauche radicale.

Or c’est sur le terreau de leur opposition sommaire, en bloc ou deux à deux, que prolifère aujourd’hui un discours qui s’adresse aux déçus de la gauche pour mieux les rabattre du côté de la réaction la plus classique, jouant sa partition sur un registre politique qui n’a rien d’inédit. Pillant avec emphase une petite partie de l’arsenal conceptuel de la gauche pour le diriger contre elle-même, délaissant tout le reste à commencer par l’égalité, empruntant surtout et à bas bruit ses catégories à une tradition née des courants anti-Lumières et contre-révolutionnaires du 18e siècle, Michéa brouille les pistes, selon des recettes inusables. Présent sur tous les plateaux de télé et les studios de radio, jusqu’à France-Culture, on ne s’étonnera pas que ses livres soient amplement chroniqués par le Nouvel Observateur, par Marianne, etc. mais aussi désormais salués par Éric Zemmour et par Alain Soral, aimablement relayés par le site « françaisdesouche.org », etc. La puissance inouïe de la pensée michéenne n’est sans doute pas la seule cause d’acclamations si mêlées.

 

Michéa renonce à la gauche (après mûre réflexion)

Michéa sait proposer à ses lecteurs une vaste fresque historique, brossée avec vigueur, qui va d’un trait des débuts glorieux du socialisme à la mort de la gauche contemporaine. Son analyse consiste à emboîter quelques pièces essentielles qui, sans l’ombre d’une contradiction, d’un doute ou d’une nuance, finissent par former un récit compact, crédible si on lit vite, bien écrit, mordant et surtout passablement déroutant. En substance : à la place d’une gauche qui aurait perdu de vue les classes populaires, c’est-à-dire qui a renoncé aux valeurs réactionnaires que Michéa leur prête, il faudrait selon lui, de toute urgence, construire l’alliance du petit peuple, bâtie autour d’une morale simple mais « décente », sous la caution d’Orwell, fondée sur un ordre naturel trop longtemps bafoué et qui un jour ou l’autre se venge, forcément. Car, par la voix de Michéa, c’est d’abord la Nature qui parle. En découle à la fois l’explication de la crise dans la civilisation et un nouveau projet d’alliance de classes, incluant les « petits » (petit peuple vrai, petits commerçants, petits entrepreneurs, petits paysans) opposés aux élites et aux sans-frontières, d’en haut comme d’en bas, conspirant de concert contre les premiers. Ce redécoupage des classes et leur alliance autour d’un ressentiment partagé correspond à ce que les historiens marxistes ont identifié depuis longtemps comme la base sociale traditionnelle du fascisme, trans-classe par chauvinisme.

Il s’y manifeste ce qu’on savait déjà : que le mot de peuple a depuis longtemps plusieurs sens et bien des usages politiques. Michéa les mêle tous, sur un spectre qui va de la classe à l’ethnie, tirant le tout du côté de l’identité nationale. Aucun projet politique n’est jamais énoncé, hormis le retour à un peu de tenue, enfin. Comprenne qui voudra et qui pourra. Dans ces conditions, il apparaît vite que le discours michéen est entièrement construit sur sa conclusion, qui lui sert de principe, selon une logique circulaire qui ne dessine qu’un horizon étroit et mortifère : « comprendre les bonnes raisons du petit peuple de droite » (Ibid., p. 53). « Comprendre » s’entend aussi de diverses façons. Qu’importe, on est piégé : car nul ne saurait refuser de « comprendre », encore moins s’en vanter.

Ce type de construction se nomme « idéologie » depuis Marx : le problème n’est pas sa cohérence logique douteuse, mais le fait qu’elle ne vaille que par les effets politiques qu’elle entend produire, s’imposant par ses non-dits bien plus que par sa hauteur de vue et sa prétendue audace intellectuelle. C’est bien connu, l’impression de profondeur provient parfois de ce que la mare est glauque. En vertu de quoi, critiquer de tels discours ne consistent pas à dialoguer doctement avec leurs auteurs, qui n’en ont cure, mais à analyser leur fonction en contexte et à les relier à leur projet véritable, ce que Susan Georges a pour sa part baptisé de façon sans doute trop optimiste mais bienvenue la « stratégie Dracula »1.

En somme, sous cette subtile lumière des Carpathes, il s’agit de relier le discours à sa fonction plutôt qu’aux visions du pur génie qui l’invente. Sous cet éclairage, il s’avère que Michéa s’inscrit dans une nébuleuse aux contours flous, mais grandissante, ultramédiatisée, présentée comme rebelle et décapante par les éditorialistes en vogue, qui savent ce qu’être rebelle veut dire. Elle a en propre de réactiver la question morale en politique, l’arrimant à une thématique de l’identité populaire, présentée comme originelle et fondatrice. L’originalité de Michéa, sur ce terrain désormais très médiatiquement labouré, tient à ce qu’il s’inscrit dans la mouvance des nouveaux réactionnaires tout en se réclamant de la critique du capitalisme, sans jamais évoquer pourtant les alternatives situées à la gauche du Parti socialiste ou les balayant avec mépris, décrivant un monde militant systématiquement infantile et névrosé (Michéa, 2008, p. 110 et suiv.) auquel l’auteur a pour sa part heureusement échappé. De ce point de vue, Michéa est proche de Christophe Guilluy, géographe autoproclamé et partisan du village, de Christopher Lasch, critique moralisant du consumérisme et des consommateurs, de Michel Onfray, graphomane proudhonien omniscient, et de bien d’autres, tous s’employant à déniaiser des (é)lecteurs de gauche pour leur révéler cette terrible vérité : ils ne sont plus de gauche. Et c’est heureux.

 

Michéa dit l’Origine et dénonce la Trahison

Ainsi, depuis ses premiers textes, Michéa propose une histoire de la gauche et une histoire du libéralisme, qui accompagnent une double révélation. La première est celle d’une origine trahie (le socialisme), la seconde est celle d’une logique folle (le libéralisme), échappant à ses promoteurs mêmes. Ces deux histoires fusionnant sous nos yeux, le clivage gauche-droite est devenu un leurre : la gauche aurait endossé le libéralisme culturel tandis que la droite serait restée fidèle au libéralisme économique, ce qui est finalement plus honnête. Inlassablement répété de livre en livre, le récit michéen se complète pour devenir système complet, totalisant, convoquant une histoire des idées réécrite (toute histoire sociale et politique étant bannie), une anthropologie essentialiste et simplifiée, une psychanalyse des foules et des mères possessives, le tout étayé sur la connaissance intime des « gens ordinaires » (il suffit à Michéa de regarder au fond de lui-même).

De prime abord, il est surprenant de voir un auteur se réclamant de la politique et de l’histoire identifier comme moteurs du devenir de grandes entités qui marchent seules et à grandes enjambées. Heureusement, Michéa a pris soin de nous prévenir : il n’est « plus » marxiste. Il peut donc dire les choses comme elles sont. Après que l’humanité a trop longtemps cru au Vrai et à la Vertu, et à la suite des guerres de religion qui en ont révélé les dangers insoupçonnés, ce sont « les structures impersonnelles du Marché et du Droit » (Michéa, 2007, p. 17) qui ont pris la relève. Quant aux « sociétés communistes », elles furent animées par le « projet idéologique typiquement moderne, porté par certains secteurs déterminés de l’intelligentsia contemporaine, d’organiser scientifiquement l’humanité » (Ibid., p. 43). On le sent, Michéa croit dur comme fer au pouvoir des Idées et des professeurs de philosophie, ce qui lui épargne de s’arrêter sur les faits.

A moins d’en faire des symboles. Ainsi, le socialisme des origines, celui du 19e siècle, sainement « séparatiste », aurait-il choisi de se compromettre avec une bourgeoisie républicaine dont les buts politiques ne furent jamais les siens. L’affaire Dreyfus aurait constitué la scène originelle et traumatique de ces noces contre nature, compromission sur le terrain des valeurs seules (l’antiracisme), mais qui donna naissance à un enfant illégitime et difforme, la gauche moderne, devenue le parti du progrès, convaincue de l’automatisme de l’histoire, se vouant à partir de là à toutes les innovations, qu’il s’agisse de la technique ou des mœurs, du marché ou du renoncement aux frontières. On y reviendra : l’antiracisme, le mariage pour tous et la PMA sont pour Michéa le résumé horrifique de cette abolition des repères, de ce renoncement à l’essence. A la suite de l’épisode dreyfusard malheureux, le socialisme des origines aurait donc abdiqué pour toujours son anticapitalisme premier, se vouant à la confiance aveugle dans l’histoire et dans la technique, succombant à leurs promesses d’émancipation automatique, inéluctable. Marx en particulier serait l’apôtre de cette foi naïve, et la social-démocratie son Église primitive (car leur parfaite identité de vue est bien connue).

Il faut quand même affirmer qu’une telle reconstruction, dès lors qu’on s’y arrête un tant soit peu, est tout simplement intenable. Elle est contraire à toute complexité historique et à l’histoire effective du mouvement ouvrier, qui ne fut jamais celle d’un bloc unifié, et surtout pas unifié autour des valeurs morales, qui plus est « anti-populaires ». Ce récit parfaitement sidérant n’est qu’une des versions de ce qui est pour Michéa une matrice universelle d’analyse, à l’œuvre partout dans ses livres : la dénaturation d’une origine, le mélange pernicieux d’une source pure (on découvre qu’il existait des « adhérents de souche » (Michéa, 2014b, p. 152) du Parti socialiste, jusqu’aux règles d’adhésion instaurées par Ségolène Royal en 2007 !). Télescopant les époques, négligeant les contextes, ne sélectionnant que les références qui lui sont utiles, citées à la va-vite et sans la moindre attention aux intentions de leurs auteurs.

Michéa, obnubilé par l’affaire Dreyfus, dont le Front populaire prolonge simplement la trahison (Michéa, 2010, p. 128) – croisement de pur hasard sans doute avec l’historiographie réactionnaire et antisémite –, semble ignorer la réalité élémentaire d’une histoire du socialisme et du communisme, pour ne parler que de ces composantes-là, qui est militante, organisationnelle et institutionnelle, et qui se pose d’emblée et de façon conflictuelle et débattue la question de ses luttes et ses alliances, de son inscription dans la vie sociale et politique. Dans le même temps, alors même que c’est la thèse majeure de l’auteur, aucune analyse précise n’est produite du ralliement d’une partie de la gauche aux thèses libérales : elle n’est pour lui que la conséquence d’un affaissement moral, dont mai 68 serait la date clé et la théorie de la déconstruction la cause première. Luc Ferry l’avait déjà très bien dit. La montée de la deuxième gauche et ses liens avec un contexte politique, économique, social bien précis, ainsi que le rôle actif de certains intellectuels et des médias, l’itinéraire du Parti socialiste, sont de vraies questions, mais Michéa n’en traite à aucun moment. Ses propos sont là encore stupéfiants : Michel Foucault et Bernard-Henry Lévy, grands fauteurs de la conversion de la gauche au libéralisme selon lui, auraient partagé la thèse que « commun » et « totalitaire » sont finalement synonymes (et pas le « communisme » et le « totalitarisme », plus exactement, thèse qui fut en effet celle des nouveaux philosophes et non de Foucault : mais Michéa ne pourrait plus utiliser le propos à son avantage). Tandis que selon lui Foucault aurait disserté sur la « dictature du on » (tout élève de terminale sait qu’il s’agit de Heidegger) (Julliard, Michéa, 2014, p. 240).

Un tel mépris de la rigueur élémentaire surprend. Mais la raison en est simple : Michéa ne cherche pas, il a trouvé et il prêche, il est pressé. Il ne connaît que la thématique de la décadence, qui nourrit les fantasmes de régénérescence, de réforme morale, de retour aux origines perdues, toutes thématiques dont les assonances intellectuelles se situent depuis la Révolution française du côté d’une littérature politique réactionnaire. Rechapées en critique de gauche, mélangées à un peu d’éloge de la gratuité et à une critique du capitalisme qui n’est en réalité qu’une critique du consumérisme et surtout des consommateurs, placées sous le haut patronage de Debord, Mauss, Proudhon, Leroux, le jeune Marx, Castoriadis, Lasch, Orwell, etc., les thèses de la tradition antirévolutionnaire et anti-Lumières deviennent alors méconnaissables. La mayonnaise peut alors être vendue comme sommet sans pareil du courage politique et de l’acuité critique à des lecteurs de gauche un peu éberlués ou à des dirigeants socialistes en quête d’alternative au socialisme, un tant soit peu mise en forme de doctrine médiatique.

 

Michéa retrouve Eurydice (et c’est Proudhon)

Au terme de ce récit monté comme un mauvais film noir, où prolifèrent les indices du crime afin d’aider le spectateur le plus distrait à bien comprendre le scénario, on apprend donc que le drame de la gauche contemporaine tient à sa foi incorrigible dans « le sens de l’histoire » et dans « l’universalisme abstrait » (Michéa, 2014b, p. 13-14) les vraies plaies du présent. C’est beau comme du Edmund Burke, contempteur réactionnaire de la Révolution française, de ses abstractions meurtrières, de son goût funeste de l’innovation politique et sociale contre les traditions immémoriales. Soudain, tout s’éclaire : si être de gauche consiste à s’enchanter de tout ce qui est nouveau, si l’on admet du moins une définition aussi grotesque, qui évacue toute préoccupation pour l’égalité sociale, le corollaire est que la gauche est tout simplement en proie à « l’interdiction religieuse de regarder en arrière, ou, a fortiori, d’accorder le moindre intérêt à la recherche du temps perdu et à la recherche historique des civilisations antérieures » (Ibid., p. 17), rien de moins.

Car Michéa ose le dire, prenant tous les risques : le passé compte. Mais il va plus loin, et sans trembler : « c’était mieux avant ». Voilà une affirmation qui signale les vrais rebelles à l’air du temps. Il suffit de le dire et de le répéter : « c’est (…) l’incapacité pathétique d’assumer cette dimension conservatrice de la critique anticapitaliste, incapacité qui tient, évidemment, à son complexe d’Orphée constitutif, qui explique, pour une large part, le profond désarroi idéologique (pour ne pas dire le profond coma intellectuel dépassé) dans lequel l’ensemble de la gauche moderne est aujourd’hui plongé » (Ibid., p. 77). La messe est dite. Et en latin dès qu’on pourra.

Si l’on cherche malgré tout des suggestions programmatiques, la récolte est bien maigre : rien qui concerne la justice sociale, l’égalité, le travail, puisque la gauche pour Michéa n’a rien à voir avec ces enjeux-là. Il se contente, de loin en loin, de combiner un radicalisme purement rhétorique et le rappel à la logique naturelle des choses. Ainsi, d’un côté, tandis que Michéa enrage devant « les invitations répétées de la gauche moderne à mettre en place une certaine « régulation » de l’économie de marché (cette dernière étant devenue incritiquable en tant que telle) » (Michéa, 2008, p. 184), croyez-le bien, il rappelle que la petite entreprise est toutefois inscrite dans l’ordre anthropologique. On l’a échappé belle. Car Marcel Mauss nous a bien appris qu’il fallait préserver un secteur privé : « une société socialiste décente » comportera donc « un nombre probablement important d’entreprises privées » (Michéa, 2014b, p. 117), dont « des maisons d’édition privées, (…) qui seront entièrement libres de publier la littérature de leur choix » (Ibid., p. 119), peut-être même du Michéa si ça se trouve.

Mais il ne faut pas plaisanter avec ces questions graves, car « l’abolition intégrale de la logique marchande (…) impliquerait, en effet que tous les besoins et les désirs des individus pourraient être définis et imposés par la collectivité, ce qui reviendrait inéluctablement à détruire un des fondements majeurs de la vie privée » (Ibid., p. 117). Si on ôte quelques incises décoratives, la phrase énonce que la logique marchande est un fondement majeur de la vie privée. Osé. S’y ajoute une proposition monétaire et la suggestion d’un contrôle financier, élément central du programme du Front de Gauche, ici référée à Proudhon seul, et considérée comme totalement étrangère à « la » gauche contemporaine, qui aurait renoncé à critiquer la « culture capitaliste contemporaine – culture qu’elle assimile d’ailleurs, le plus tranquillement du monde, à l’évolution inévitable des mœurs » (Michéa, 2008, p. 101). Face à tant d’audace et si bien initié aux questions essentielles, il se pourrait que le lecteur en vienne quand même à se demander : mais à quoi, au juste, sert Michéa ?

 

Michéa joue avec le feu

Bref, il suffit d’un peu d’attention pour constater que Michéa ne vise surtout pas à renouveler la gauche, ni même l’anticapitalisme, mais qu’il s’emploie à rabattre électeurs désorientés et lecteurs fascinés du côté des forces politiques qui ont fait du conservatisme et de la réaction leur fonds de commerce. Or il se trouve que l’extrême droite s’emploie aujourd’hui à réactiver le mélange entre thématiques identitaires et revendications sociales, critiquant volontiers le libéralisme pour atteindre l’électorat populaire, s’adressant sur un tout autre ton aux autres catégories sociales qui constituent son électorat traditionnel : la lecture du programme permet de mesurer l’adhésion du FN au libéralisme le plus échevelé. La même plasticité vaut, dorénavant, concernant l’homosexualité, la laïcité, le féminisme, selon une transformation idéologique en cours qui consiste tout simplement à ratisser large, et qui permet bien des racolages et à laquelle il faut de tout urgence riposter.

Sous la plume de Michéa, la confusion s’opère entre le peuple et la réaction sous prétexte d’analyse lucide et désolée de ce que seraient devenus le peuple, la gauche et les priorités du moment : « en reprenant naïvement à son compte le libéralisme des nouvelles classes moyennes urbaines (…), cette gauche de la gauche ne peut que heurter de front la sensibilité profonde de ces classes populaires qui, elles, ont à vivre sous le feu de l’ennemi » (Julliard, Michéa, 2014, p. 294). Qu’est-ce que cette « sensibilité profonde » ? Et qui est l’ « ennemi » au juste ? On n’en saura pas plus, Michéa est prudent ou poli, comme on voudra, mais la conclusion s’impose d’elle-même : « le parti qui saura traduire dans leur cohérence réelle -fût-ce sous une forme mystificatrice- toutes les dimensions de l’exaspération des classes populaires aura forcément un boulevard devant lui. Or, de ce point de vue, il faut bien admettre que le Front National a pris plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents de droite et de gauche » (Ibid., p. 294-295). Ce diagnostic peut-être lu de diverses manières sans doute, il est formulé ainsi à dessein, mais il est surtout le prétendu constat de tous ceux qui chassent sur les terres de l’extrême droite et tiennent à se justifier, des dirigeants de la droite à bien des responsables socialistes, en passant par les idéologues les plus officiellement rebelles.

Il est pourtant avéré, et depuis longtemps, que courir après l’extrême droite ne profite qu’à elle. Quant à la question morale, devenue la bannière idéale d’une gauche enfin « décente », -avec ce que le terme de décence tel que l’emploie Michéa laisse entendre de nature essentielle, opposée aux perversions et aux artifices, bien loin de la conception qui fut celle d’Orwell- elle est au mieux source de dépolitisation, au pire détournement pitoyable. Toute la ruse est qu’au nom de l’abandon des couches populaires, ou plutôt de certaines d’entre elles, Michéa en vient non pas du tout à rénover un discours de classe, mais à proposer un tout autre clivage, éthique en apparence, qui ne peut avoir pour effet que de décomposer plus encore le paysage politique sur son flanc gauche. Nourrissant la demande d’ordre et la recherche éperdue d’identité, les livres de Michéa sont à mettre au nombre des produits délétères des crises les plus profondes du capitalisme.

Face à ceux qui en douteraient, il suffit de le lire et de relever quelques formules choc, savamment dispersées : l’horreur suprême est « d’exiger de chaque individu et de chaque peuple qu’ils renoncent définitivement à toutes leurs formes d’appartenance antérieures (de la tribu à la nation, en passant par le village ou le quartier) » (Michéa, 2014b, p. 133). Qui donc « exige » ? Et qu’est-ce que cette « appartenance » ? On admettra qu’un tel propos ne décrit que le fantasme du multiculturalisme, qui hante toujours davantage les derniers livres de Michéa, le multiculturalisme étant le nom « culturel » et euphémisé de l’immigration. Dans leur livre commun, Jacques Julliard produit des échos plus nauséabonds encore, qu’on pourrait juger un peu surprenants chez l’ancien directeur du Nouvel Observateur et l’ancien apologiste du centre, si ses dérives en direction d’une conception autoritaire de la « République fouettarde », selon l’expression de Daniel Bensaïd, n’étaient pas déjà anciennes2 : il affirme désormais que la gauche doit lutter « contre toutes les menaces extérieures, y compris celles que représente l’immigration » (Julliard, Michéa, 2014, p. 147), signalant au passage, courageusement lui aussi, que Claude Bartolone, lorsqu’il réclame un aménagement de la loi pour éviter l’expulsion d’une famille en situation irrégulière « s’exprime exactement comme les islamistes radicaux qui entendent placer les valeurs de l’islam au-dessus de la loi » (Ibid., p. 78). Vraiment, s’agit-il là d’un grand dialogue d’intellectuels, libres et follement inventifs ?

Au total, pour en revenir aux thèses du seul Michéa sur l’histoire de la gauche et son état présent, une telle caricature historique, compte tenu des assonances politiques qui sont les siennes et en raison de sa limitation à une histoire des idées politiques rebâtie pour la circonstance, s’accompagne assez logiquement de la valorisation de certaines traditions, mythifiées, frontalement opposées à d’autres. Toute l’habileté de Michéa est de tenter de recomposer un Panthéon alternatif de la gauche en déshérence, à grand coup d’assertions schématiques. Valorisation de Proudhon, dont l’antisémitisme, le sexisme et le soutien final à l’Empire sont toujours occultés, de façon plus inattendue hommage appuyé à Jules Guesde, crédité absurdement d’un anarchisme durable (Ibid., p. 163), Michéa semblant ignorer qu’il fut à l’origine de l’organisation extrêmement hiérarchisée et rigide du Parti Ouvrier Français, puis ministre d’État de l’Union sacrée de 1914 à 1916. S’y ajoutent quelques remarques fielleuses à l’égard de Marx, grand prêtre d’une philosophie de l’histoire divinisant les forces productives au point d’y voir « l’infrastructure technique et matérielle » du socialisme (Ibid., p. 61).

 

Michéa lit Marx (trop vite)

À l’occasion de cet argumentaire, historiquement intenable et politiquement plus que douteux, deux traits propres au style de Michéa se manifestent : la capacité à solliciter et à juxtaposer les auteurs les plus divers, sans jamais se livrer à la moindre analyse suivie d’aucun d’entre eux. Pamphlet oblige. Le succès de ses livres tient aussi au système de notes savamment emboîtées qui déguise la linéarité sidérante et accablante du raisonnement. Mais Michéa a par avance répondu à la critique : « Mon premier modèle, c’est l’éthique de Spinoza » (Michéa, 2008, p. 90). Imparable. Il faut concéder qu’échappant à une logique systématiquement binaire par ailleurs, de rares auteurs, et Marx en particulier, sont l’occasion et de mentions critiques et de mentions élogieuses, cette ambivalence entretenue permettant à l’auteur de se démarquer d’une certaine gauche tout en se réclamant jusqu’à un certain point du socialisme (vrai). L’autre trait est une conception assez surprenante de la rigueur intellectuelle et de la preuve, on l’a déjà vu. Mais insistons encore un peu.

Ainsi, pour accréditer la thèse d’un Marx productiviste, descendant par on ne sait trop quel miracle logique et chronologique « des ingénieurs du Second Empire » (Julliard, Michéa, 2014, p. 163), Michéa « cite » le Capital, où Marx aurait affirmé qu’il s’agit de transformer « la société tout entière en une vaste fabrique ». La formule se trouve bien dans le livre I du Capital. Mais Marx ne l’endosse absolument pas : il l’utilise à l’inverse pour dénoncer les « apologistes des fabriques », qui ne veulent pas entendre parler de réglementation du procès de production, ces derniers « arguant qu’elle transformerait la société tout entière en une vaste fabrique » (Marx, 1993, p. 401). On admettra que le contresens est si total qu’il pourrait presque sembler délibéré…

À ce socialisme non de fabrique mais de synthèse, concocté pour les besoins de la cause, se trouve opposée une tradition libérale tout aussi étrange et franchement improbable. Issue elle aussi d’une pure histoire des idées, elle aurait pour origine non pas du tout la naissance du capitalisme et les intérêts des classes dominantes ainsi que la recherche d’un savoir et d’une maîtrise prenant la forme de l’économie politique, mais la lointaine et perdurante hantise des guerres de religion et pour préoccupation durable le souci de pacifier la vie sociale. Il ne semble pas si évident que le libéralisme déteste la guerre pourtant, qu’elle soit coloniale, civile, impérialiste…

On peut finir par trouver l’histoire michéenne un peu étrange, au regard de l’histoire réelle. La réponse est que Michéa ne parle pas de l’histoire factuelle, parfois lamentablement non michéenne, mais de l’histoire des idées et de la logique profonde des choses (Julliard, Michéa, 2014, p. 213), que seul le philosophe débusque (et qui lui permet même de grandes découvertes, comme, par exemple de repérer « le côté Georges Brassens du premier libéralisme » (Ibid., p. 212), une trouvaille). Car sinon on sombre vite dans le marxisme, qui explique le libéralisme par l’économie (Michéa, 2007, p. 40)3, absurdité notoire puisque le libéralisme est avant tout la recherche du bon gouvernement. Il n’est plus possible « de réduire le système capitaliste à un simple mode de production » (Julliard, Michéa, 2014, p. 92) peste Michéa, qui semble ignorer que le concept marxiste de mode de production inclut bien entendu des formes politiques, un mode de consommation, des rapports sociaux, des forces productives, etc. « Exploitation », « accumulation », « pillage colonial », « domination bourgeoise », etc, sont des mots que Michéa ne prononce jamais, bien trop marxistes et simplificateurs, masquant ces logiques profondes, qu’il sent vibrer en lui-même bien en-deçà des concepts.

 

Michéa explique le libéralisme

Les libertés de Michéa avec l’histoire ne s’arrêtent pas là, bien sûr. On a le courage de renoncer au marxisme ou pas. Au sujet du libéralisme, Michéa reconstruit ce qui est pour lui une pure école d’intellectuels, avant tout préoccupés de définir les conditions d’une bonne gestion des affaires publiques. Cœurs simples et esprits inquiets, les guerres de religion les ont puissamment émus alors qu’eux-mêmes n’étaient pas nés, et elles continuent de le faire, deux siècles après avoir pris fin. Une telle sensibilité est rare, il faut le reconnaître. Et pareille explication historique de la naissance du capitalisme est originale, nul ne peut le nier : ces guerres fratricides et le traumatisme induit sont censées expliquer la fin du féodalisme. Petit problème : comment les guerres civiles françaises auraient-elles pu inspirer tant de frayeurs à l’Angleterre, vrai lieu de naissance du libéralisme économique et accessoirement du capitalisme, selon une trajectoire singulière ? Il se pourrait que cela soit le sujet du prochain livre de Michéa, qui avance sans peur d’un mystère hardiment résolu au suivant, quitte à se les fournir lui-même.

Ces affreuses guerres de religion ont donc enseigné aux libéraux le relativisme moral, leur suggérant de tenter de combiner le Marché au Droit (les majuscules sont de l’auteur, qui débusque d’amples logiques, il nous a prévenu) se substituant aux règles et aux valeurs d’antan, le Vrai et la Vertu (Michéa, 2007, p. 17), finalement malcommodes pour accorder les hommes, rendus furieux à cause des idées, par les idées et pour les idées. On ne saurait leur en vouloir. Aucune mention de la naissance du capitalisme comme mode de production et généralisation du rapport salarial et d’une forme nouvelle d’exploitation, aucune référence aux processus historiques longs où il se forme, aucune référence au colonialisme, pas un mot sur les luttes sociales pour un droit du travail un tant soit peu protecteur. Et pas un mot non plus sur la nature historique du libéralisme comme doctrine politique et comme politique concrète.

Pour Michéa, les libéraux premiers sont, comme les socialistes des origines, comme le peuple juché sur son « roc anthropologique » et alarmé de voir sombrer la « décence ordinaire » : des êtres purs et sans malice. Attentif à distinguer la « logique libérale » de ce qu’il nomme la « sensibilité libérale originelle» (Julliard, Michéa, 2014, p. 215), il n’hésite pas à affirmer que les élites libérales de jadis faisaient montre d’honnêteté intellectuelle et de courage, mentionnant au passage Adam Smith et Madame de Staël (Ibid., p. 216). On est bien loin, heureusement, du Réseau Éducation Sans Frontières (RESF), de « Mouloud Aounit et de son MRAP » (Michéa, 2008, p. 148), du mariage pour tous, des « fantasmes foncièrement eugénistes d’une Christiane Taubira » (Julliard, Michéa, 2014, p. 58) et du « néofreudisme islamo-gauchiste » (Ibid., p. 142), qui ont gâché la fête de l’esprit et renoncé à pareille hauteur de vue.

Faut-il vraiment répondre ? Si Adam Smith est resté éloigné de toute implication politique, on jugera pourtant que le courage nécessaire pour faire du marché le cœur de la vie sociale n’est pas si grand, même s’il fut un théoricien puissant et original, surtout comparé à Michéa. Quant à Madame de Staël ! Sa détestation profonde des Lumières et de la démocratie la conduisit à s’allier à la réaction européenne la plus revancharde en vue de remettre les Bourbon sur le trône, ce qui fut la cause de sa vie. On peut donc être un peu surpris de la voir rangée parmi les libéraux de cœur. Michéa mentionne encore, pour faire bonne mesure, certains auteurs libéraux qui sont, nous dit-il, sainement épris des valeurs héritées, qu’ils respectent sainement, la religion dans le cas de Tocqueville, par exemple. Outre que l’analyse que propose ce dernier du rôle de la religion dans le cas américain est aussi passionnante que complexe, et bien éloignée d’une défense bonasse des valeurs du catéchisme de village, on se dit que Michéa ne doit pas connaître les textes sur la colonisation de l’Algérie, où Tocqueville légitime les pires exactions4. Le « courage » et l’ « honnêteté » ne sont pas exactement les mots qui conviennent.

Bref, dès qu’on les examine, et sans même appuyer, les thèses michéennes s’affaissent sur elles-mêmes de désolante façon.

 

Michéa anthropologue et psychanalyste

Ultime poutre maîtresse mais molle de l’édifice michéen, l’anthropologie, mâtinée d’un peu de psychanalyse, pour mieux explorer les profondeurs d’une nature humaine comme il se doit anhistorique. Autant que le socialisme, l’homme est éternel et Michéa est son prophète. Ici aussi, les choses sont simples : la logique du don et plus largement la décence fondamentale ont été recouvertes et dévoyées par la dépravation consumériste de la gauche libérale, qui n’est que le pendant du libéralisme économique, en pire toutefois, car « un parti de droite n’hésitera jamais à défendre la famille ou la religion (laissant à la gauche moderne le soin de développer, à ses risques et périls, le vrai point de vue libéral sur la question) » (Michéa, 2014b, p. 156).

On ne s’étonnera pas que ce soit « cette radicalisation de gauche du libéralisme (…) qui constitue l’une des origines majeures du présent malaise dans la civilisation capitaliste » (Michéa, 2008, p. 216). Sur le plan de l’anthropologie essentialiste et fixiste qu’il revendique, Michéa cite volontiers Mauss, ou plutôt il s’en empare, comme il le fait de mille auteurs en réalité incompatibles, empilant leurs noms comme on ajoute des sacs de sable pour soutenir une digue trop fragile. Ainsi Mauss nous aurait-il révélé, sans la moindre contestation possible, une essence humaine, immémoriale, un « roc anthropologique » on l’a dit, qui consiste dans la « socialité primaire » qui est celle de la logique du don, qui prescrit de donner, recevoir et rendre. Pour guérir du « Complexe d’Orphée », il convient de réfléchir au paradigme de l’Anniversaire de Mamie.

À l’heure de retour des thématiques des communs et d’éloge de la gratuité, la thématique anti-marché, clairement ancrée à gauche, ne peut que séduire. Le problème est qu’elle ne fait précisément que séduire, son fondement théorique étant loin d’être assurée, pas plus que ses conséquences telles que Michéa les conçoit. Jean-Loup Amselle a montré combien la question du don est centrale pour un primitivisme qui veut à tout prix extraire une essence humaine extérieure et imperméable à l’histoire, et défendre une conception de l’échange jugée par définition supérieure à celle du marché. Amselle rappelle que Claude Meillassoux a montré que le potlatch, le don traditionnel, consiste en réalité « dans le dérèglement d’un système de circulation de biens de prestige résultant lui-même de son insertion dans une économie de traite de type capitaliste » (Amselle, 2014, p. 89-90). Mais Michéa déteste finasser, spécialité de cette gauche perverse (dont Badiou, Bourdieu, Terray, Foucault, Rancière, Fassin, sont les représentants honnis, régulièrement injuriés en notes de ses livres sans jamais y être discutés).

Il n’en demeure pas moins que la tendance à universaliser ce qui serait un principe inhérent à l’essence humaine est bien le fait de Marcel Mauss lui-même, sur la base d’une argumentation en son temps véritablement élaborée, quoique discutable donc, au meilleur sens du terme, et fondée sur des options politiques ancrées du côté du radicalisme. Chez Michéa, la mention de ces supposés fondements anthropologiques dérive vers l’affirmation d’un « ordre naturel » (Julliard, Michéa, 2014, p. 222), conduisant une fois encore à une morale de l’identité et de l’origine, opposée aux logiques censément décadentes de la mobilité et de la construction. Aussi saugrenu que semble le rapprochement, en vertu de cette naturalisation sommaire et généralisée, les homosexuels sont pour lui l’effigie parfaite de cette dénaturation, qui omet le rapport « à l’Autre et à la Différence », pour lui substituer « le primat du Même » (Michéa, 2014a, p. 111). Vieille rengaine qui fournit toujours son fond doctrinal à la « Manif pour tous ».

Autre antienne des réactionnaires qui veulent enrôler la psychanalyse, le désastreux « meurtre du père » (Michéa, 2008, p. 226), ce qui ne fut pas une bonne idée du tout, il faut oser le dire là encore, Michéa ayant pris au pied de la lettre l’allégorie freudienne. Depuis lors, les « mères dévorantes » sont devenues la plaie du libéralisme morale de la gauche, tandis que s’effondrent, dans un fracas affreux, « les montages normatifs construits en référence à la loi symbolique » (Michéa, 2007, p. 116). Mais il serait bête de rire : car de nouveaux montages naissent, « sauvages », et « directement régis par l’inconscient lui-même ». On frémit. La barbarie rôde, et elle ne vient pas des troupes casquées et bottées, ni des nostalgiques du fascisme, ni de l’accroissement des inégalités, ni de la répression des mouvements sociaux, ni même des politiques d’austérité et de la mise à mal de la démocratie, mais des consommateurs ivres de marchandises et des jeunes de banlieue équipés de smartphones, incapables de symboliser.

Le comble est, selon Michéa, que « la gauche et l’extrême gauche en sont venues à reprendre à leur compte les principales exigences de la logique capitaliste, depuis la liberté intégrale de circuler sur tous les sites du marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions morales possibles » (Michéa, 2008, p. 123). Car les minorités persécutées ne sont plus ce qu’elles étaient, elles non plus, c’est malheureux : si l’on admet que l’État nazi est « le type idéal de l’État policier raciste et antisémite », alors il faut admettre que le problème de ces minorités « n’était pas tant de réussir à y entrer par tous les moyens (…) que celui de pouvoir en sortir librement sans dommage » (Ibid., p. 181). Les minorités, lorsqu’elles sont décentes, demandent poliment à sortir.

Il faut donc oser s’interroger sur « les idées en tête » de ceux qui défendent les immigrés, qui sont « peut-être même des idées libérales sur les bienfaits économiques d’une liberté de circulation intégrale de la force de travail planétaire » (Ibid., p. 181). On vous laisse deviner, car vous êtes intelligents vous aussi. Les antiracistes sont les vrais fossoyeurs de la gauche et surtout du vrai peuple, telle est la thèse qui monte de livre en livre, suggérant au passage que les immigrés et les sans-papiers n’auraient rien à voir ni avec la classe ouvrière, ni avec l’exploitation, ni avec les luttes sociales. Les défendre, c’est simplement propager la morale permissive de la gauche et ce goût étrange et foncièrement procapitaliste de vouloir abolir les frontières, qui rassemble élites cosmopolites et migrants sans patrie, les uns comme les autres n’hésitant pas à renier leurs racines.

Comme on le voit, l’inconscient le plus débridé n’est pas forcément là où on le croit.

 

La réaction est-elle vraiment une idée neuve (et courageuse) ?

Bref, à lire avec attention les belles et moins belles histoires que nous raconte Michéa, il apparaît bien vite qu’elles sont le pur produit d’une gesticulation de charlatan, très attentif aux discours qui font recette. Si une certaine critique d’une certaine gauche semble placer l’auteur dans le camp de ceux qui souhaitent le retour de la référence aux luttes de classes et au renversement du capitalisme, la focalisation sur la question identitaire et morale le situe bien ailleurs : non du côté des solidarités à retrouver, des luttes unitaires à réactiver, de l’appel à la justice sociale et de la volonté d’égalité, mais de clivages à redessiner, non politiques, des rancœurs à aviver, des haines à exciter, et cela bien loin de ce que son appel vibrant au peuple peut donner à croire.

Dès lors qu’on le détache de l’histoire et de la politique, qu’on supprime ses contradictions réelles, surtout dès qu’on le coupe de la préoccupation égalitaire et subversive qui fut celle des courants jacobins, cette source fondamentale de la gauche contemporaine dont Michéa ne dit mot, le thème du peuple a en commun avec ceux de la république et de la laïcité tels qu’ils se trouvent aujourd’hui tendanciellement et implicitement redéfinis, de pouvoir se prêter à l’instrumentalisation sur la droite du spectre politique, mêlant dangereusement les registres et les présupposés, les cachant sous la sacralisation fantasmatique de valeurs coupées de leur histoire et de leurs contradictions5. Lorsque ces questions sont déconnectées des enjeux de classe qui les traversent, dissociées des perspectives d’émancipation sociale, elles sont disponibles pour être nouées à des thématiques identitaires et régressives. C’est pourquoi elles sont aujourd’hui l’occasion de toutes les confusions, un lieu d’empoignade à n’en plus finir, le point de cristallisation de débats qu’elles ne permettent pourtant pas de mener. C’est à cette confusion et à cette décomposition politique que concourt Michéa, sous prétexte d’irrévérence et d’indépendance.

On notera pour conclure que les « valeurs » prêtées aux classes populaires sont un pur fantasme, contredit par les enquêtes sérieuses sur le sujet. Lors de leur enquête approfondie, menée en jusqu’en 2010, Guy Michelat et Michel Simon (2012) montrent que le reflux de l’autoritarisme, du rigorisme répressif, de l’hostilité aux immigrés et de l’homophobie est net, en dépit de la crise débutée en 2008. Il faudrait bien entendu réactualiser cette enquête, mais elle suffit à prouver à quel point le « peuple » de Michéa est une pure construction, qui ne s’appuie sur aucune donnée sociologique, aucune connaissance vérifiable. Ce qui n’empêche évidemment pas qu’un vote populaire raciste, inégalitaire et homophobe existe, et qu’il tende à s’élargir, mais non pas seulement ni d’abord du côté des classes populaires. Il est juste aussi d’entreprendre la critique d’une gauche qui a renoncé à la défense des classes exploitées, à commencer par la classe ouvrière, et cela compte tenu du débat toujours actuel sur sa définition et ses contours.

Le remarquable travail de Julian Mischi le montre, concernant le Parti communiste français : mais cette analyse se situe justement aux antipodes des a priori de Michéa, par son sérieux et ses méthodes, et elle ne conduit bien entendu pas du tout aux mêmes conclusions. Mischi (2014, p. 294) conclut en notant que « la destruction des conditions organisationnelles d’une participation des ouvriers à la vie politique renforce la capacité des groupes sociaux et militants éloignés des classes populaires à parler en leur nom ». C’est précisément ce que fait Michéa. Et l’une des urgences, à gauche, est de rendre aux classes populaires leur initiative politique, loin de tout clivage moral ou ethnique, afin de porter une alternative au capitalisme. En dépit de ses rodomontades, c’est sur une tout autre pente que glisse Michéa. Malheureusement, la glissade risque de continuer.

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.

 

Références

Amselle Jean-Loup, Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Lignes, Paris, 2014.
Bensaïd Daniel, Fragments mécréants. Mythes identitaires et république imaginaire, Lignes, Paris, 2005.
Julliard Jacques, Michéa Jean-Claude, La Gauche et le peuple. Lettres croisées, Flammarion, Paris, 2014.
Marx Karl, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre, PUF, Paris, 1993.
Michéa Jean-Claude, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007.
Michéa Jean-Claude, La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, Paris, 2008.
Michéa Jean-Claude, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion, Paris, 2010.
Michéa Jean-Claude, Les Mystères de la gauche, Flammarion, Paris, 2014a.
Michéa Jean-Claude, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Flammarion, Paris, 2014b.
Michelat Guy, Simon Michel, « Le peuple, la crise et la politique », La Pensée, Supplément au n° 368, Fondation Gabriel Péri, mars 2012.
Mischi Julian, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, Marseille, 2014.

Lire hors-ligne :

références

références
1 « Il s’agit de mettre en œuvre la «?stratégie Dracula?». Si on expose le vampire à la lumière du jour, il ne le supporte pas, il crève » : Susan George s’exprime ainsi au sujet de l’accord libéral TAFTA dans les colonnes de l’Humanité, 5 décembre 2014.
2 Daniel Bensaïd se référait à une tribune parue dans Le Monde du 4 septembre 1998, invoquant « les autorités d’ascendance de compétence, de commandement » et « les figures tutélaires du « père » et du « lieutenant » ». Cf. Daniel Bensaïd, Fragments mécréants – mythes identitaires et république imaginaire, Lignes, Paris, 2005, p. 25.
3 Michéa reprend souvent ce cliché, asséné comme une évidence et, là aussi, s’en tient au tout ou rien : si les rapports économiques ne décident pas de tout, alors ils ne jouent aucun rôle déterminant.
4 « J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brulât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, selon moi, des nécessités fâcheuses, mais auquel tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre » (Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, GF-Flammarion, Paris, 2003, p. 112). On lit quelques lignes plus loin : « Le second moyen en importance, après l’interdiction du commerce, est le ravage du pays » (Ibid, p. 113).
5 Le livre que rédigea Daniel Bensaïd en 2005 sur ces questions, Fragments mécréants – mythes identitaires et république imaginaire, n’a rien perdu de son actualité.