
Pourquoi le « Bidenism » a échoué
Alors que chaque jour apporte son lot de nouvelles désastreuses concernant le trumpisme, le Parti Démocrate est loin de s’être relevé de sa défaite lors de la dernière élection présidentielle, malgré la campagne de mobilisation lancée par son aile gauche. Tétanisée, la majorité du parti ne semble pas avoir encore saisi la portée et les racines de cette défaite.
Dans cet article, Brent Cebul et Lily Geismer apportent quelques éléments de réponse quant à cet échec, qui n’est pas simplement l’échec d’une campagne électorale mais celui du projet porté lors du mandat précédent par Joe Biden et de l’héritage de plus de 50 ans de technocratisme démocrate.
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Le ralliement éclair des cadres du parti démocrate derrière la candidature de Joe Biden à l’élection présidentielle de mars 2020 – et contre l’insurrection de Bernie Sanders – a constitué une impressionnante démonstration de force. Mais la décision de soutenir cet insider de Washington, âgé de soixante-dix-sept ans, reflète également des craintes concernant l’incapacité de tout un ensemble de dirigeants démocrates à capter les électeurs de la classe ouvrière.
Pete Buttigieg, Kamala Harris, Amy Klobuchar, Elizabeth Warren : tous sont des produits de la classe professionnelle-managériale (CPM) du libéralisme moderne, constituée notamment de consultants, avocats, et professeurs. Ils étaient précisément le genre d’élites que Donald Trump pouvait facilement dépeindre comme distantes et déconnectées. Malgré sa formation d’avocat et tout le temps qu’il a passé à Washington, “Scranton Joe”[1] ne s’est jamais complètement débarrassé de ses airs populaires. Face à la perte potentielle du soutien de la classe ouvrière blanche, les dirigeants du parti espéraient que Joe Biden pourrait tempérer le style totalement CPM des Démocrates.
Et c’est ce qu’il a fait. En 2020, Joe Biden s’est uni au cri de ralliement selon lequel « cette élection oppose Scranton à Park Avenue ». Il s’agissait de mettre en avant sa bonne foi de col bleu et de désamorcer le populisme de Trump comme une mascarade. Pendant son mandat, M. Biden a souvent affirmé être le président le plus favorable aux syndicats depuis Franklin Delano Roosevelt. Son voyage au Michigan à l’automne 2023 pour se joindre au piquet de grève des ouvriers de l’automobile était censé symboliser ses différences par rapport à Trump. Dans certains milieux, on espérait que M. Biden commençait à redorer l’image ternie du parti démocrate aux yeux des travailleurs. Depuis au moins l’ère Bill Clinton, le parti s’est de plus en plus éloigné (et parfois hostilement) des syndicats, des emplois manufacturiers et des groupes d’électeurs de la classe ouvrière qui leur sont associés.
Cela fait certainement partie de ce qui a motivé M. Biden à mener une politique industrielle verte. Certes, il n’a jamais adopté l’ensemble des initiatives du « Green New Deal » préconisées par Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders et la gauche. Pour autant, ses trois principaux textes législatifs – l’Acte sur l’infrastructure, investissement, et emploi (IIJA) de 2021, l’Acte de réduction de l’inflation (IRA) de 2022 et l’Acte sur les puces et la science (CHIPS) de 2022 – visaient tous à utiliser la puissance publique pour stimuler l’investissement privé dans la production industrielle afin d’enclencher la transition énergétique mais aussi de créer des emplois de qualité pour les travailleurs.
Malgré cette adhésion à une action publique industrielle, le diable se cache dans les détails de ces politiques publiques, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir le soutien de la classe ouvrière. Plutôt que d’inclure des initiatives publiques susceptibles de mettre les gens rapidement au travail ou de fournir d’autres avantages sociaux immédiats, l’administration a maintenu une approche de gouvernance hautement technocratique et centrée sur le marché qui caractérise le parti démocrate depuis plus d’un demi-siècle. Il en résulte une série de politiques publiques importantes, mais restreintes et complexes, dont les effets immédiats sont éloignés de la vie des travailleurs.
Une histoire plus profonde remontant à la fin des années 1960 et aux années 1970 permet d’expliquer cette comptine plus familière et plus récente du désalignement des classes partisanes – les électeurs se distinguant par leur niveau d’éducation plutôt que par leur revenu ou leur richesse – qui s’est accélérée au cours du cycle électoral désastreux de 2024. Il est vrai que certaines sources d’opposition de la classe ouvrière au libéralisme se trouvent dans la rhétorique « woke » et d’autres signes de dissonance culturelle. Mais ces lamentations traduisent plus souvent des mécontentements plus profonds à l’égard des approches libérales de l’économie et du gouvernement, qui ont souvent été vendues par les politiciens démocrates comme des substituts pour une vision morale d’envergure. Le fait que les libéraux de la classe professionnelle aient souscrit à ces solutions technocratiques et ces normes institutionnelles non seulement comme une manière de mener l’action publique, mais également comme une philosophie morale d’ensemble, s’est avéré aliénant pour les travailleurs.
Les années Biden ont mis en évidence le fait que la manière de penser les politiques publiques revêt une grande importance et que l’approche professionnelle-managériale des libéraux en matière de gouvernance, qui constitue le cœur de leur style politique, est au coeur de la désillusion des électeurs de la classe ouvrière à l’égard du parti démocrate.
Un nouvel agent de l’histoire est né
En 1977, Barbara et John Ehrenreich ont publié un article désormais classique retraçant l’émergence de la « classe professionnelle-managériale » (CPM). Ils ont identifié une classe de bureaucrates, d’avocats et de gestionnaires qui s’interposent entre les travailleurs et les plus hautes sphères du capitalisme. La défaite d’Hillary Clinton face à Bernie Sanders pour l’investiture démocrate à l’élection présidentielle de 2016 a de nouveau attiré l’attention sur la manière dont cette CPM prolifique avait considérablement remodelé le libéralisme et le parti. À partir des années 1970, les avocats, les experts en politique, les bureaucrates et les consultants ont exercé une influence croissante sur les priorités électorales du Parti démocrate et sur la perception qu’il avait de sa base électorale.
La classe professionnelle libérale a également façonné le style de gouvernance du parti et ses priorités politiques lorsqu’il était au pouvoir. Les libéraux modernes partagent ostensiblement les engagements sociaux du New Deal – accès généralisé à des soins de santé abordables, économie offrant de nombreuses opportunités, accès à un logement sûr et abordable, etc. Mais les méthodes qu’ils utilisent pour atteindre ces objectifs dépendent presque toujours du secteur privé ou bénévole. Cela signifie que l’expérience de la citoyenneté exige de plus en plus des gens ordinaires qu’ils se frayent un chemin dans un maquis confus d’entreprises, de partenariats et de prestataires de services non étatiques. L’État libéral d’aujourd’hui est truffé d’administrateurs privés, que leurs prestations soient à but lucratif ou non-lucratif.
Cette nouvelle forme de gouvernance promue par les libéraux de la classe professionnelle est le produit de leur éducation et, au fil du temps, de leurs intérêts de classe. À partir des années 1960, les rangs des étasuniens ayant reçu une formation de haut niveau se sont considérablement étoffés et cette tendance s’est accélérée au cours des décennies suivantes. Entre 1963 et 1979, le nombre d’étudiants en première année de droit a doublé pour atteindre plus de 40 000. D’autres écoles professionnelles et programmes de maîtrise ont connu une croissance tout aussi explosive, et la formation spécialisée en matière de politique publique s’est considérablement développée. La démocratisation des études supérieures a été particulièrement frappante chez les femmes et les personnes de couleur. Pour autant, la diversité des classes professionnelles est rapidement devenue une caractéristique phare du libéralisme moderne. L’influence de la classe professionnelle transcende les lignes partisanes, mais son emprise sur le sommet du parti démocrate a été particulièrement prononcée. Ainsi, Tim Walz (binôme de Kamala Harris) a été la première personne sans formation juridique à être nommer pour une candidature présidentielle démocrate depuis Jimmy Carter en 1980.
De nombreux jeunes baby-boomers ont cherché à appliquer les valeurs sociales des années 1960 dans le cadre de leur travail. C’est ainsi que, dans les rangs de ces cadres, avocats et bureaucrates experts des années 60 et 70, est apparue une génération croissante et de plus en plus diversifiée de libéraux politiques. Il s’agissait souvent de professionnels de la politique très sincèrement idéalistes, dont beaucoup ont renoncé à des opportunités plus lucratives dans le secteur privé pour travailler au sein ou aux côtés du gouvernement.
Dans les années 80 et 90, la formation, les réflexes, et les mondes sociaux des professionnels libéraux sont devenus inextricablement liés au système capitaliste mondialisé qu’ils s’imaginaient réformer. Alors que les contributions syndicales aux campagnes politiques libérales s’estompaient au profit des contributions des entreprises et des intérêts financiers, certains libéraux ont même accepté de siéger dans des conseils d’administration ou de prendre des postes de consultants dans le secteur privé. Tout au long de cette période, les libéraux ont célébré les nouvelles technologies et la promesse de nivellement du capitalisme mondial, ont érigé l’argumentation rationnelle appuyée sur des données comme moyen de persuasion politique en véritable profession de foi et, par-dessus tout, ont fait de la réforme, de la gestion et de la promotion des marchés non seulement les moyens mais aussi les fins de l’action publique.
Confrontés à un rejet croissant des grandes bureaucraties dans les secteurs privé et public, ils ont cherché à utiliser l’État non pas pour renforcer les capacités publiques, mais pour les plier afin de façonner les marchés de manière à ce qu’ils puissent apporter des avantages sociaux. Plutôt que de construire des logements publics, ils ont proposé des bons subventionnés pour permettre aux pauvres d’accéder aux marchés privés du logement. Plutôt que de créer une option publique en matière de soins de santé, l’Obamacare a mis en place un système de subventions techniques, d’incitations et de réglementations digne de Rube Goldberg afin d’élargir l’accès, de gérer les marchés privés et d’inciter les différents états des États-Unis à participer. Pour de nombreux libéraux contemporains, en fait, la création d’un marché pour les biens sociaux était un moyen d’assurer leur survie. Si les conservateurs s’attaquent à Medicare, par exemple, les prestataires de santé et les assureurs privés qui se régalent des aubaines de Medicare Advantage se rallieront à son salut.
Il n’est donc pas surprenant qu’une “porte tournante” soit apparue entre les grandes sociétés de conseil comme McKinsey et les administrations présidentielles démocrates. Au fil du temps, cette philosophie de gestion et d’orientation vers le marché est devenue la caractéristique principale du parti démocrate, qui était autrefois le parti du travail. Bien sûr, les professionnels libéraux n’ont pas été la seule cause du déclin du travail. La désindustrialisation, l’automatisation et l’accroissement de la concurrence mondiale ont été des réalités structurelles pendant des décennies. Mais à partir des années 1970, les nouvelles générations de libéraux ont considéré de plus en plus que les syndicats et les industries dans lesquelles ils étaient traditionnellement implantés étaient moins importants que des secteurs plus dynamiques tels que la technologie et la finance.
Ces approches très complexes et techniques de la gouvernance ont atteint leur apogée sous les administrations Clinton et Obama. Face à la montée des inégalités et du mécontentement social, le président Barack Obama a érigé la « gouvernance intelligente » en solution transversale. Au cours de ses deux mandats, M. Obama a fait la promotion de ses politiques de gestion du marché en utilisant le mot « intelligent » plus de neuf cents fois. M. Obama et son équipe de professionnels libéraux croyaient sincèrement que la gestion experte des marchés et la gouvernance technocratique résoudraient les problèmes sociaux sans devoir recourir à une redistribution plus profonde ou des changements structurels. Au cours des huit années qu’il a passées à la Maison-Blanche en tant que vice-président, sans parler de ses plus de trente ans au Sénat, Joe Biden a clairement assimilé cette approche axée sur la gestion. Finalement, c’est précisément cette orientation que ‘Scranton Joe’ a donné à sa présidence, tout comme de nombreux anciens élèves des administrations Clinton et Obama.
La Maison Blanche « submergée » de Biden
Malgré sa composition de classe, la Maison Blanche de Biden a pris des mesures délibérées pour renforcer son attrait auprès des Américains de la classe ouvrière. Toutefois, ces efforts ont été pratiquement étouffés par son approche de l’action publique centrée sur le marché. Bien que Biden ait parlé avec audace de ses objectifs de transformation économique, environnementale et sociale, ses trois principales oeuvres législatives – l’IIJA, l’IRA et le CHIPS – se sont révélées être des échecs politiques précisément parce qu’elles reposaient sur les mêmes vieilles approches managériales, technocratiques et fondées sur le marché, difficiles à comprendre et encore plus difficiles à apprécier.
Ces projets de loi constituaient l’essentiel de la politique industrielle verte de M. Biden. Mais compte tenu de leur ampleur, de leurs ambitions et de leurs succès politiques réels, il est particulièrement révélateur qu’ils soient si peu discutés. L’IIJA de 2021 prévoyait quelque 550 milliards de dollars pour l’amélioration des infrastructures. L’IRA de 2022 contenait environ 750 milliards de dollars pour des innovations liées au climat ainsi que des fonds pour réduire les coûts de la consommation énergétique domestique. Enfin, le CHIPS de 2022 consacre près de 300 milliards de dollars à la promotion de la production nationale de puces à semi-conducteurs, composants fondamentaux de tout ce qui va des panneaux solaires aux téléphones portables. Ces mesures incitatives visent à rendre les énergies renouvelables si rentables que, selon les experts, les émissions liées à l’électricité aux États-Unis pourraient diminuer de 75 % d’ici à 2035 et celles liées aux transports d’un tiers.
Grâce aux investissements de M. Biden, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB du pays n’a jamais été aussi élevée depuis 1981, et les investissements verts dans les installations manufacturières ont doublé entre 2021 et 2023. Si ces tendances se maintiennent, quelque 300 milliards de dollars de subventions publiques devraient stimuler plus de 500 milliards de dollars d’investissements privés au cours des prochaines années dans toute une série de secteurs verts : production et stockage d’énergie solaire et éolienne, véhicules électriques et batteries, décarbonation de l’industrie manufacturière traditionnelle, y compris la décarbonation de la production de béton et d’acier. Ce printemps, le ministère de l’énergie a annoncé qu’il traitait 203 demandes de prêts pour un montant de 262,2 milliards de dollars sur 245 sites aux États-Unis. Ces demandes – émanant d’entreprises travaillant sur la réutilisation et la réduction du carbone, les technologies nucléaires avancées, les véhicules électriques et les batteries, la transmission d’énergie, etc. – proviennent d’entreprises situées dans des États rouges et bleus, et leurs nouveaux emplois et entreprises sont soutenus autant par des gouverneurs républicains que démocrates.
M. Biden a promis à maintes reprises que les « Bidenomics » feraient croître l’économie « du milieu vers l’extérieur et du bas vers le haut », mais très peu d’Américains ont perçu les bénéfices de ces initiatives. Un sondage a révélé qu’une majorité d’Américains « n’ont pas vu, lu ou entendu quoi que ce soit ou pas grand-chose du tout » au sujet de l’IIJA ou de la loi CHIPS, tandis que 48 % ont dit la même chose au sujet de l’IRA. Parmi ceux qui ont entendu parler de ces projets de loi, seul un quart d’entre eux ont fait part d’un sentiment positif. À peu près la même proportion d’électeurs pense que Donald Trump – dont l’échec répété de l’administration à investir dans les infrastructures nous a valu le mème de la « Semaine des infrastructures » – a fait autant que Biden pour créer des emplois et réaliser des investissements dans les infrastructures.
Ce type de politiques médiatisées par le marché et, comme l’a dit la politiste Suzanne Mettler, « submergées », est manifestement difficile à faire accepter aux électeurs. Mais rien ne prouve que M. Biden et le vice-président Harris aient même voulu essayer. Le dernier discours de M. Biden sur l’état de l’Union n’en a guère fait état. Et lors de leur seul débat présidentiel, lorsque Trump a interrogé Harris sur le bilan (en réalité solide) de Biden en matière de stimulation des investissements industriels et des emplois manufacturiers, elle n’a pas mentionné l’IRA ou le CHIPS.
Au lieu d’assumer leur rôle de messagers, l’administration Biden et ses représentants ont souvent adopté une approche condescendante, reprochant aux médias et aux électeurs eux-mêmes de ne pas être au courant de ce qui se passait. Comme l’a dit John Podesta, principal conseiller de M. Biden en matière d’énergie propre, « je ne pense pas que les gens fassent attention aux noms des projets de loi, ni même au fait qu’une loi ait été adoptée ». La secrétaire d’État à l’énergie, Jennifer Granholm, a abondé dans le même sens : « C’est énorme tout ce qui se passe », a-t-elle déclaré, mais « les gens ne se rendent pas compte de ce qui se passe réellement ».
Cette version du libéralisme a peut-être initié la transition verte, mais ce n’est pas une recette pour construire le pouvoir politique. De toute évidence, le problème réside moins dans le public étasunien que dans les priorités des décideurs et des hommes politiques. Plutôt que d’intégrer leurs politiques économiques vertes, plus lentes et orientées vers les entreprises, dans un ensemble plus large d’avantages sociaux immédiatement tangibles, les démocrates ont fait de vagues prévisions sur les effets de ruissellement sur l’emploi de leurs subventions au capital vert. Comme l’a écrit l’historien économique Adam Tooze, « il s’agit d’un programme piloté d’en-haut » qui manque d’une « ambition transformatrice » lorsqu’il s’agit des déterminantes sociales et de classes qui structurent la politique aux États-Unis.
Cette dynamique montre également pourquoi la réforme des soins de santé n’a pas produit les dividendes politiques que les démocrates espéraient depuis longtemps. Les architectes de l’Acte sur la santé abordable (ACA) promettaient régulièrement que l’adoption d’une approche fondée sur le marché rendrait la prestation de soins plus efficace. La mise en œuvre de l’ACA a néanmoins prouvé que la structuration d’un marché de prestations sanitaires induit une inflation des prix, sans parler de l’escroquerie des entreprises privées. Les négociations fructueuses de Joe Biden avec les entreprises pharmaceutiques ont permis de réduire le coût de certains médicaments sur ordonnance, comme l’insuline, mais ces efforts traitent en fin de compte les symptômes plutôt que la cause du problème. Malgré les mises à jour répétées du site web de l’ACA consacré à l’inscription ouverte, il reste extrêmement difficile de s’y retrouver parmi les nombreux plans proposés et les règles complexes d’éligibilité dans le temps limité imparti à la sélection des plans. Il est tout aussi difficile d’obtenir un représentant du HealthCare‧gov au téléphone. Ces expériences ont rendu de nombreux Américains encore plus frustrés et éloignés du gouvernement et, par extension, du Parti démocrate, le parti de la gouvernance « intelligente ».
Tirer les bonnes leçons
Il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Dans une société aussi fragmentée socialement, politiquement et régionalement que les États-Unis d’aujourd’hui, une action publique solide pourrait offrir un moyen de renforcer la cohésion et les liens. À l’instar du New Deal, une bonne action publique permettrait également de valider et de faciliter des mouvements plus larges en faveur de la transition écologique, de l’amélioration des salaires et des avantages sociaux et de l’organisation syndicale. Une gouvernance efficace et lisible pourrait servir de base pour restaurer la confiance dans la démocratie elle-même. Tel qu’il a été conçu à l’origine, le « Bidenisme » contenait des propositions de protection sociale qui auraient pu améliorer matériellement la vie des gens et, peut-être, les perspectives électorales des démocrates, en amont et en aval.
Le paquet « Build Back Better », la législation originale dont l’IRA fut rescapée, était le premier texte législatif majeur depuis des générations à l’échelle de la politique sociale et économique du New Deal. Il avait le potentiel de renforcer le filet de sécurité sociale et de revigorer la classe américaine et la politique électorale. Cela comprenait des politiques sociales universelles : le financement de l’enseignement préscolaire universel, l’extension des crédits d’impôt pour enfants de l’ère COVID, la mise en place d’un soutien fédéral aux congés familiaux rémunérés et aux soins médicaux, et bien d’autres choses encore. Bien entendu, les sénateurs démocrates Joe Manchin et Kyrsten Sinema ont réduit la législation à néant, en supprimant bon nombre des avantages sociaux directs et en reformulant le projet de loi en un programme de réduction de l’inflation (IRA).
Le fait que tant d’autres libéraux de la Chambre et du Sénat aient été prêts à faire ces compromis au nom de la courtoisie entre les partis et du respect des normes procédurales montre à quel point la classe professionnelle libérale est devenue allergique aux luttes ouvertes pour le pouvoir politique ou pour une vision morale d’ensemble. On demande aux électeurs de faire confiance au processus, de voter et d’attendre. Pour les électeurs de la classe ouvrière qui ont vu le crédit d’impôt pour enfants supprimé sous Biden, cela a été particulièrement pénible, car ils ont vu les frais de garde d’enfants grimper en flèche en même temps que les factures des courses ainsi que leurs loyers.
Comme l’a récemment déclaré Steve Rosenthal, ancien directeur de l’AFL-CIO, la Fédération américaine du travail – Congrès des organisations industrielles, au New Yorker, les électeurs de la classe ouvrière qu’il a interrogés ont besoin de politiciens à l’initiative sur les questions économiques, notamment l’amélioration de l’emploi et des soins de santé. M. Rosenthal dirige l’organisation pro-travail In Union, qui a coparrainé un rapport selon lequel de nombreux électeurs de la classe ouvrière « pensent que les démocrates se préoccupent de tout le monde sauf d’eux ». Il s’agit là d’une question de communication, bien sûr. Mais, comme l’a poursuivi M. Rosenthal, ces électeurs ont besoin de voir « clairement que nos candidats et notre parti s’efforcent d’améliorer leur vie sur le plan économique ».
Si les libéraux de la classe professionnelle n’apprécient pas le style présidentiel vulgaire et direct de Donald Trump – qui signe personnellement les chèques de relance, par exemple –, on ne peut nier son attrait populiste. Il est impossible d’imaginer John Q. Public[2] écrire une lettre à Biden pour décrire comment les dispositions de l’IRA en matière d’énergie verte ont immédiatement amélioré la vie de sa famille.
L’administration Biden a refusé obstinément d’admettre que, quel que soit le nombre de fois où le président a enfilé un casque de chantier ou lâché un « malarkey »[3] dans un discours, elle ne pouvait pas lutter contre l’aliénation des électeurs de la classe ouvrière, toutes races et orientations idéologiques confondues, par rapport à l’approche et à l’image du parti démocrate. Les quatre dernières années ont prouvé que l’indifférence des démocrates pendant cinquante ans à l’égard du déclin des effectifs syndicaux – et même leur contribution à ce déclin – ne pouvait pas changer du jour au lendemain.
Harris, bien plus que Biden, respire l’éthique libérale de la classe professionnelle. L’approche micro-ciblée de sa campagne hyper-gérée a clairement privilégié l’analyse quantitative des experts plus qu’elle n’a essayé de saisir réellement les besoins des travailleurs. Le choix de Tim Walz comme colistier de Mme Harris a d’abord suscité l’enthousiasme d’une grande partie de l’électorat. Pourtant, l’équipe de consultants politiques de la campagne a géré Walz avec tant de soin qu’il a fini par devenir qu’un autre bonnet d’âne trompeur maladroitement posé sur la tête de la classe professionnelle qui gouverne le parti.
Dans les mois et les années à venir, le parti démocrate fera un bilan approfondi. Certains mettront l’accent sur l’importance des campagnes de communication ou de sensibilisation. D’autres appelleront à un recentrage économique. Il est peu probable que l’une ou l’autre de ces approches permette de comprendre pourquoi le Bidenisme n’a pas réussi à reconquérir les électeurs de la classe ouvrière comme le parti l’espérait. Mais l’élection de 2024 montre clairement que les messages sans action significative, la gouvernance intelligente sans vision morale, et les initiatives et l’organisation descendantes plutôt qu’immédiates et ancrées dans la société sont vouées à l’échec – et pas seulement auprès des électeurs de la classe ouvrière.
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Publié initialement dans Jacobin.
Traduit de l’anglais pour Contretemps par EH.
Notes
[1] Scranton est une ville industrielle de Pennsylvanie où est né Joe Biden.
[2] John Q. Public est un nom générique aux États-Unis pour désigner un homme du commun, Monsieur Tout le Monde.
[3] Mot argotique.