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Nadia Lamamra est sociologue et militante dans le collectif vaudois de la grève. Elle avait participé à la grève de 1991, qui intervenait 10 ans après l’inscription du principe d’égalité entre femmes et hommes dans la Constitution suisse.

Cette première grève avait notamment mobilisé autour de la question de l’égalité des salaires, du congé maternité et du droit à l’avortement. Premier résultat de cette grève, l’obtention, en 1996, de la Loi sur l’égalité qui régit les questions d’égalité au travail et en formation, et à partir des années 2000, le droit à l’avortement ( en 2002) et un congé maternité (en 2005) de 14 semaines.

Entre 1997 et 2002, elle est secrétaire politique de la Coalition féministe Suisse (FemCo), puis recentre son activité féministe dans les études de genre plus que dans l’action de rue. La grève féministe qui vient d’avoir lieu en Suisse, le 14 juin 2019, lui a permis de recommencer à militer.

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Contretemps : Ce fut donc une grève historique ? Peux-tu revenir sur ta participation à cette journée ?

Historique, oui tout d’abord en termes de participation, puisque la mobilisation a été sans précédent. Appeler à la grève est également à relever comme historique. En effet, en Suisse, la « paix sociale » fondée sur l’accord intervenu en 1937 entre le syndicat de la métallurgie et le patronat appelé « Paix du Travail » a commencé à s’imposer depuis la fin des années 1930 dans tous les secteurs . Dès lors, utiliser le mot grève est déjà très subversif. Le mouvement a été attaqué sur tous les fronts, soit parce que le répertoire de la grève a été jugé trop violent, trop radical, soit parce que la grève n’était pas jugée comme étant une « vraie grève ».

D’un côté, les représentants patronaux ont rappelé la Paix du travail et laissé entendre que les féministes la brisaient. De l’autre, différentes voix se sont élevées pour rappeler que la grève politique est interdite en Suisse. En effet, tant qu’on reste sur des revendications syndicales, c’est licite, sinon c’est illégal. Un des enjeux, dès le début du mouvement, était donc pour les syndicalistes de trouver des revendications concrètes dans chaque secteur pour que les femmes puissent se mettre en grève sans risques majeurs. La grève féministe a indirectement permis de remettre au cœur des débats cette question de la grève politique et de sa légitimité en Suisse.

Autre élément subversif, et qui dès lors a également donné le flanc à la critique, est qu’une grève de femmes fait sortir la grève de son cadre habituel syndical salarié. Dès lors que le but est de dénoncer le système patriarcal, on sort du seul cadre salarié, puisque la domination masculine s’exerce bien au-delà du cadre salarié. La grève peut donc s’opérer partout.

La participation a été hallucinante. En 1991, on avait parlé de 500’000 femmes. En l’état, on n’a pas encore les chiffres. Les manifestations de fin de journée ont réuni un nombre jamais vu en Suisse. A Lausanne, il y a eu entre 40’000 et 50’000 personnes. Précédemment,  la plus grosse manifestation qu’il y avait eu, c’était dans les années 1990 pour la fonction publique et 20’000 personnes avaient défilé. Les organisatrices n’auraient jamais imaginé autant de monde.

Il y avait tous les âges, y compris des jeunes qui se mobilisent depuis ces derniers mois sur le climat, des collégien-ne-s, des lycéen-ne-s, des jeunes et des moins jeunes. Il y a eu des actions symboliques un peu partout dans le pays : des députées ont interrompu une session parlementaire à Berne pour venir participer ponctuellement à la manifestation.

A Lausanne, il y a eu une action symbolique à la cathédrale. Habituellement, il y a un guet qui officie tous les jours, et ce depuis le Moyen-Age. Son rôle : prévenir la population en cas d’incendie. Cela fait 614 ans que ce sont uniquement des hommes qui officient. A l’initiative du collectif vaudois et en lien avec la municipalité, il a été proposé que la nuit avant la grève, ce soit des femmes qui annoncent les heures. Après tirage au sort, j’ai tiré 23h, mon premier regret de ne pas annoncer minuit et l’entrée en grève a vite été effacé par le fait que dès lors j’étais la première femme dans l’histoire lausannoise à annoncer les heures à la cathédrale.

Une dimension symbolique très forte : non seulement, c’était une forme de prise de parole dans l’espace public, de surcroît de nuit, mais aussi une démonstration en actes de l’entrée des femmes dans les « bastions » masculins. Une foule gigantesque s’était amassée sur le parvis de la cathédrale, c’était très émouvant. J’ai crié : « c’est la guette, elle a sonné 11 », annonce rituelle mais féminisée pour l’occasion, et puis, dès minuit, nous avons ajouté à l’annonce de l’heure : « c’est la grève ! ».

Il y a eu des actions dans toutes les villes, dès la nuit et toute la journée du 14. Ce qui est impressionnant, c’est la variété des modes de lutte : il y a eu des actions sur les lieux de travail, des débrayages, des pauses prolongées, des présentations de statistiques, des chansons, des artistes se sont mobilisées dans divers lieux culturels. Il y avait une liberté laissée à chaque groupe pour qu’il agisse à sa manière, et c’est probablement une des force du mouvement féministe tel que je le connais en Suisse, cette capacité à construire ensemble, au-delà des clivages et des désaccords.

Nombre d’événements ont été « paralysés » par l’ampleur de la mobilisation, par exemple à Lausanne, il devait y avoir une flash mob à la gare sur l’hymne du MLF et finalement, il y avait tellement de monde, que le hall de la gare était saturé, personne ne pouvait plus y entrer, pour l’effet de surprise d’une flashmob, c’était loupé, mais de voir autant de femmes, toutes générations confondues entonner cet hymne historique, a été là encore très émouvant. Dans certaines crèches, des pères « solidaires » ont remplacé des femmes en grève pour assurer un service minimum.

A Lausanne, on a fait des grevibus (inspirés des pedibus qui permettent aux enfants de se regrouper pour aller à pied à l’école avec un-e adulte qui les accompagne) : nous nous sommes regroupées dans différents endroits de la ville (au Nord, à l’Ouest, au Sud) pour partir en manifestation afin de rejoindre le point de rassemblement pour la manifestation de fin de journée. Cela a permis de bloquer les rues un peu partout dès l’après-midi. A pas mal d’endroits, il y a eu des actions symboliques à 15h24, moment où les femmes ne sont plus payées (écart salarial oblige) : des dying, des minutes de silence avant des moments bruyants pour marquer le moments où il faudrait qu’on arrête de bosser si on voulait être payée comme les hommes.

Dans les manifestations, il y avait des choses très drôles, très différentes de ce qu’on peut voir habituellement. Les pancartes « maisons » ont remplacé les banderoles de partis et syndicats, on a pu voir l’incroyable imagination des participant-e-s. Quelques unes de ces pancartes ont marqué les esprits : « Sans Hermione, Harry Potter serait mort dès le premier tome », « L’égalité c’est pas la moitié du gâteau, c’est la moitié de la boulangerie », « Arrêtons de raser les arbres et les pubis ». Les collectifs femmes en grève, les collectifs des lieux de travail étaient en tête de cortège, les partis et les syndicats étaient invités à se mettre en queue de manif et sans drapeaux.

 

Contretemps : l’ampleur était telle qu’il y a eu toutes sortes d’appropriations, y compris pour dire que les salariées feraient ou ne feraient pas grève, peux-tu revenir sur cet aspect ?

Ce qui était frappant cette fois, je n’en ai pas souvenir en 1991, c’était de voir que tout le monde se rendait compte que l’ampleur serait très importante. Nous avons été attaquées violemment car il nous a été dit que les hommes cis-genres n’étaient pas invités à préparer la grève. Paradoxalement, la grève était plus inclusive, puisque toutes les personnes subissant des discriminations de genre, et pas seulement les femmes, étaient invitées à participer et du coup, les hommes se sont davantage sentis exclus qu’en 1991.

Je trouve cela intéressant que le fait de demander aux hommes de rester en retrait, de ne pas prendre la parole ou la tête de la manifestation, que de leur proposer d’assumer des tâches domestiques pour permettre aux femmes de faire grève, cela a été compris comme de l’exclusion. Cela a surtout été utilisé pour nous attaquer, pour invalider une grève de laquelle les hommes seraient exclus.

Pour moi, il y a un nœud qui est celui de l’hétérosexualité articulée au système de genre : on a eu des débats avec des femmes qui se sentaient interpellées par le projet mais qui se sentaient en porte-à-faux face à leurs compagnons. Les femmes ne peuvent pas aussi facilement désigner l’ « Autre » comme « ennemi principal », puisque pour nombre d’entre elles, cet « Autre » est leur compagnon, le père de leurs enfants.

Il y a eu aussi ce qu’on a appelé le « Strike washing » : on a commencé à voir fleurir des entreprises annonçant offrir des pauses prolongées aux femmes, ou encore leur proposer d’arrêter le travail à 15h24, pendant que des administrations publiques donnaient congé aux femmes. Easyjet a annoncé que les hôtesses pourraient porter le badge ; Ikéa a invité le collectif à venir faire la promotion de la grève, en tenant un stand avec du matériel un samedi devant le magasin. Il fallait en être, se donner une couche de vernis égalitaire. Nous avons choisi de l’interpréter comme un indice de l’ampleur du mouvement.

 

Contretemps : Tu disais que c’était plus inclusif que la grève de 1991, tu peux revenir là-dessus ?

C’est arrivé tout de suite. Il y avait des syndicalistes et des plus jeunes femmes. On a décidé d’écrire femmes avec une astérisque à côté pour souligner que cela concernait toutes les personnes vivant des discriminations de genre de quelque ordre que ce soit. Pour les plus jeunes, c’est une évidence d’avoir une réflexion plus intersectionnelle, de même que d’avoir une réflexion sur les personnes LGBT+, ce qui n’était pas le cas pour ma génération, par exemple.

Et ça pose des questions de comment on convainc – il faut expliquer ce qu’on entend aux femmes que l’on croise, on ne peut pas dire tu es une femme donc tu viens – mais en fait, c’est très bien qu’on n’ait pas transiger là-dessus, les gens ont compris. Dans tous les textes on l’explicitait et cela a pris une telle ampleur qu’on ne s’est plus vraiment posé la question.

 

Contretemps : Il y avait des débats dans le mouvement ?

Lorsqu’il y en avait, sur les questions trans, de prostitution ou du salaire ménager, les positions sont finalement restées assez ouvertes pour laisser visible le fait que dans le mouvement féministe, il y a des débats et des tensions. Je pense que cela fait un certain temps en Suisse que dans les mobilisations féministes, on essaie de rendre visible qu’il y a des courants, des désaccords, des débats. Il y a une forme de pragmatisme, on sait qu’il y a des désaccords mais on avance. De même, on a parlé de grève féministe et grève des femmes : en suisse romande on a dit les deux et en suisse alémanique, on a surtout parlé de grève des femmes (Frauen* streik). Cela ne veut pas dire que le débat n’existe pas, qu’il serait caché, mais lorsqu’on vise des votations ou des journées d’action, cela permet d’avancer.

 

Contretemps : L’idée était de revenir de façon plus concrète sur son organisation et dans un premier temps sur l’articulation mouvement féministe, mouvement syndical à partir du moment où vous avez lancé la mobilisation le 2 juin dernier ?

A Lausanne, pour la Suisse Francophone, nous avons voté la grève en juin 2018. C’était un appel très large, qui est parti au départ des secrétaires femmes des syndicats romands qui travaillent sur les questions féministes, mais dès la première réunion, il y avait des collectifs féministes. Suite à cela, il y a eu un mouvement d’aller-retour avec la commission femmes de l’Union Syndicale Suisse (USS), pour les convaincre et obtenir le soutien de la centrale syndicale.

C’est très différent de 1991, où le mouvement était parti « d’en haut », soit de la tête de l’USS, ce qui avait été vécu difficilement en Suisse romande. En effet, nous voulions construire un mouvement et pas uniquement participer aux stratégies électoralistes du parti socialiste suisse et de l’USS. Le précédent de 1991 – qui avait très bien marché – créait une certaine appréhension : il fallait qu’on fasse mieux que 500’000 – ce qu’on avait fait en 1991-, ce qui n’était pas simple. Il y avait une coordination nationale, des coordinations par cantons, et des collectifs locaux, sur les lieux de travail, ce qui a été facilité par les réseaux sociaux. La coordination vaudoise se réunissait régulièrement et ensuite, il y a eu des dizaines de sous-groupes.

En 1991, on ne souvient qu’on était 20 dans les réunions alors que là, on était 100, et chacune représentait encore un sous-groupe ou un collectif local, c’était beaucoup plus foisonnant.  Alors même que les syndicats et les partis étaient présents, ils ont été invités à rester en retrait et ils ont relativement bien suivi. Depuis le début, il avait été dit qu’on refuserait toute récupération et toute présence visible des syndicats et des partis. Il y avait des femmes très engagées qui ont relayés ça dans leurs propres partis. Sans doute y avait-il un besoin de reclarifier une position féministe radicale à l’extérieur mais aussi au sein des partis de la social-démocratie. Cela n’a pas empêché certaines politiciennes de tenter de tirer la couverture à elles, mais cela est resté très modeste.

 

Contretemps : Comment était mis en avant le travail domestique ?

Le travail domestique a été abordé comme un travail invisible et non reconnu. Il a été thématisé comme un travail majoritairement effectué par des femmes. En sortant la grève du seul cadre salarié, les femmes qui effectuent ce travail ont été invitées à participer à la grève, elles ont été inclues : « c’est à vous aussi de débrayer à la maison ». C’est pourquoi on voulait faire des choses dans les quartiers pour les inclure.

Il y a un truc qui nous réunit toutes, c’est un système de domination masculine duquel on souffre à différents degrés et intervenir dans le quartier, c’est sympa pour cela, ceci aussi parce que pour certaines, c’était la première manifestation de leur vie, il y a une forme de mobilisation citoyenne très différente des mobilisations sur les lieux de travail, dans les lieux de formation. Il y a des femmes qui ont mis des torchons de cuisine au balcon, des femmes ont défilé avec des tabliers de cuisine et des aspirateurs avec des slogans du type : « D’habitude on range, aujourd’hui on dérange ».

 

Contretemps : Comment vous voyez la suite ?

Il y a eu un signal politique très fort et on attend des choses entre autres sur la question de l’âge de la retraite, de l’égalité salariale. J’espère qu’une pression aussi grande fera bouger nos élu-e-s. Sur les questions de violence, de harcèlement sexuel, il y a encore du travail. Par ailleurs, certaines d’entre nous attendent des changements législatifs, mais on voit bien que ça ne suit pas derrière et que ce n’est pas suffisant. Sur les questions d’éducation il y a également un enjeu, on est toujours très très loin d’une éducation non sexiste.

Et l’autre gros chantier, c’est la question des prestations de retraites : les femmes voient se cumuler, dans des rentes particulièrement basses, toutes les inégalités subies pendant une vie : les bas salaire, les temps partiels, les interruptions, etc. Leur appauvrissement au moment de la retraite est très important. Et à notre niveau, il y a l’envie de maintenir les collectifs mais il va falloir trouver des formes nouvelles, inventer des collectifs militants capables d’être aussi porteurs, enthousiasmant et créateurs d’utopie que l’a été la mobilisation, sinon on risque de perdre très vite toutes les femmes qui se sont mises en mouvement pour la première fois . Le plus dur va commencer et il y a un travail d’invention à faire.

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