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Après Wall Street et Fukushima : amélioration ou habitation du monde ? 

« Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature inextricablement entrelacé dans les institutions de l’homme. Le plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en faire un marché […] cela a été une conception vitale de la conception utopique d’une économie de marché ».

 

Karl Polanyi[1]

 

Les deux guerres mondiales et les génocides qui ont affecté le XXe siècle auraient dû enseigner aux civilisations la réalité de leur précarité essentielle. Il n’en est rien. C’est dans le pays frappé par l’atome militaire, le Japon, que la soif de profit a permis que l’on construisît des centrales nucléaires sur des failles sismiques. Si les civilisations ont peut-être su qu’elles pouvaient être mortelles, nous savons maintenant qu’elle n’ont pas vraiment voulu le savoir. Le drame japonais ouvre ainsi le monde d’après : il n’est plus possible d’occulter la propension du capitalisme à nier la vie. Peut-être que 2011 sera l’équivalent de ce que fut 1986, pour le système soviétique de domination : Tchernobyl a signé le début de sa fin.

Ce monde d’après, ce monde de la révélation de notre devenir catastrophique, était pourtant annoncé, entre autres, par la première grande crise du XXIe siècle : 2008 a signé la démesure de l’esprit capitaliste qui, dans sa forme financière et mondialisée, n’a trouvé de limite que dans l’effondrement. Sans l’intervention massive des États, dont les néolibéraux n’ont cessé de regretter l’excessive importance, les conséquences humaines et économiques auraient été bien pires qu’en 1929, comme beaucoup s’accordent à le reconnaître. À présent, l’accroissement des dettes publiques est, pour une bonne part, le prix à payer pour les errances de la finance et la cupidité des intérêts dominants.

Néanmoins, il ne manquait pas de consciences critiques pour mettre en garde contre les conséquences désastreuses de la renaissance, il y a trois décennies, d’un projet libéral à hauteur du monde. Les réflexions, qui commençaient à intégrer la problématique de Polanyi, participaient à cette vigilance. À ce moment, l’URSS quittait la scène et la Chine acceptait de s’intégrer dans ce qu’on dénommera « globalisation ». Polanyi, qui fut un critique de la première société de marché, disparue entre 1918 et 1933, offre une perspective[2] toujours féconde pour comprendre la signification de la deuxième, née au début des années 1980.

Telle était notre conviction quand nous avons rédigé cet ouvrage en 2001. Nous commettions, toutefois, l’erreur de sous-estimer la vitesse avec laquelle ce nouveau système-monde était capable de produire de la catastrophe. Ainsi, nous discuterons d’abord de la crise actuelle selon un point de vue inspiré par Polanyi ; nous évoquerons, ensuite, une approche institutionnelle concurrente ; nous exposerons, enfin, le nécessaire retour à l’historicité dans le monde d’après.

 

La seconde crise de la société de marché

Ce livre avait fortement mis en avant le caractère utopique de la « société de marché ». Pas d’économie de marché cohérente sans « société de marché », c’est-à-dire sans des institutions et une idéologie particulières. La société de marché contient donc un idéal performatif[3] : les mots participent de la construction des choses. C’est là, sans doute, une spécificité de Polanyi par rapport à Marx, voire une différence. Mais il ne s’agit pas de reprendre les fausses oppositions construites à l’époque de la crise du marxisme[4], durant les années 1980, à un moment où Polanyi était utilisé par d’anciens marxistes mélancoliques en quête d’une critique radicalement alternative. L’idée, typiquement polanyienne, du capitalisme comme utopie a une conséquence de taille : nombre de traits du système économique relèvent de la contingence, c’est-à-dire du politique, et non pas d’une pure nécessité, qu’il faudrait chercher dans l’état des techniques ou des exigences économiques. Il ne s’agit pas de nier les déterminations, qui pèsent sur les formes sociales, mais de rejeter le déterminisme techno-économique faisant du capitalisme libéral et mondialisé une nécessité. La politique et la culture ont donc leur place dans l’invention d’autres sociétés.

Les néolibéraux sont, d’ailleurs si persuadés que nous aurions trouvé la clef du meilleur des mondes, dans ces années 1990, qu’ils prétendent que les maux économiques de notre temps seraient le fruit d’un manquement à la pleine logique capitaliste : ils dénoncent l’obsession du plein emploi qui aurait politisé le capitalisme[5]. Nos néolibéraux raisonnent comme si les politiques d’argent bon marché et la prolifération de la dette ne s’inscrivaient pas dans une nécessité qui s’impose à l’élite : conserver un taux de croissance suffisant, qui est la condition de possibilité de cette mondialisation inégalitaire. C’est ce point essentiel que nous voulons démontrer, qui implique que, si les États-Unis avaient tranché en faveur d’une protection sociale digne de leur puissance, et renoncer aux facilités de la finance et du « libre-échange », cette folie du crédit n’aurait pas été nécessaire.

Une des raisons qui a contraint à l’inflation de la dette, elle-même liée aux inégalités croissantes, est le libre-échange : celui-ci, notamment aux États-Unis, est porteur de déflation salariale, ce qui va à l’encontre de l’opinio communis des vingt dernières années[6]. Les fameux excédents chinois, contrepartie comptable d’une partie du déficit commercial américain, ne font qu’exprimer un mode d’accumulation désindustrialisant et financiarisé. La croissance américaine d’avant crise doit donc beaucoup aux « progrès » des techniques de la finance, occultant à court terme les conséquences d’un endettement excessif, et à la mondialisation, qui a permis de compenser, par la baisse des prix relatifs de certains biens importés, la tendance à la baisse de la demande, elle-même résultat inéluctable d’une redistribution des gains de productivité à une très mince couche sociale.

Souvent aussi hypocrites que rétrospectifs, les discours orthodoxes masquent que les mauvaises pratiques qu’ils fustigent sont une composante décisive de cette mondialisation. Sans disséminer ses dettes dans le monde, sans rendre liquides ses créances, le capitalisme bancaire américain n’aurait pas pu développer son activité de prêt avec l’énergie qu’on sait. Sans ce marché financier si attractif parce qu’inventif, les États-Unis n’auraient pas bénéficié de toute l’épargne du monde, et jamais la croissance mondiale n’eût été suffisante, dans ce système-monde polarisé autour de l’étalon-dollar. Comment peut-on dénoncer sérieusement l’« aveuglement » supposé de gouverneurs de banque centrale, alors que ceux-ci ne faisaient que rendre possible la dynamique capitaliste : à un moment critique, celle-ci nécessitait de la monnaie bon marché et des garanties étatiques au crédit hypothécaire qui facilitaient l’endettement. Ces gouverneurs n’ont pas de mandat pour expérimenter une stagnation économique, voire une dépression, assurés qu’ils seraient du bon fonctionnement de la « main invisible » sur le « long terme », car ce sont les fondements de la société de marché qui auraient été ébranlés, voire détruits dans le temps de cette expérience.

Ce sont donc bien les contraintes globales du capitalisme réellement existant et non les « erreurs » d’un président duFederal Reserve System, jugé trop à l’écoute de la démocratie, qui ont configuré les paramètres de la politique monétaire. Déplorer la montée de la dette privée, comme le font les néolibéraux, en faisant comme si elle ne s’inscrivait pas dans les nécessités du système économique des années 1990-2000, revient à vouloir poursuivie la chimère de la société de marché sans que ne soit jamais payé le coût de sa perpétuation[7].

De ce point de vue, le schéma d’analyse que propose Polanyi pour comprendre la grande crise de 1929 est utile pour saisir certaines dimensions de l’effondrement de 2008 : la société de marché ne peut fonctionner sans dettes, lesquelles expriment sa condition sociale de possibilité[8], et il n’y a aucune « main invisible » permettant aux antagonismes sociaux de se dissoudre dans l’économie. Seuls des compromis institutionnalisés, qui construisent socialement diverses formes d’action collective et les mécanismes de marché, peuvent stabiliser les conflits de classes et d’autres intérêts sociaux, dans la perspective d’une vie viable. En réalité, les marchés ne fonctionnent pas dans un vide social et culturel, sans des institutions qui sont des legs de l’histoire et expriment des rapports de force. Qui plus est, en 1929 comme en 2008, ces institutions ne vivent pas de l’air du temps. La finance de marché contemporaine a ainsi rendu possible une croissance que l’inégalité de nos temps exige structurellement, mais selon des prises de risque qui vont en augmentant ; à court terme, celles-ci ont engendré des profits privés considérables qui impliquaient, à moyen terme, toutefois, une crise grave et une importante socialisation des coûts.

 

L’école néoinstitutionnaliste a-t-elle relevé le défi de Polanyi ?

Ce constat sévère mais réaliste, que nous suggérons pour le capitalisme en début du XXIe siècle, n’est hélas pas possible dans le cadre de l’économie orthodoxe[9], dont la cécité vis-à-vis des mécanismes de la crise est remarquable[10]. L’analyse produite par un courant important de la pensée dominante en économie, le « néoinstitutionnalisme », qui aime à croire qu’il peut intégrer et dépasser les analyses de Polanyi, est, en réalité, elle aussi, d’une cécité étonnante vis-à-vis du monde réel : la raison provient, essentiellement, de ses tendances à l’apologie implicite du capitalisme américain.

Dans la première édition de cet ouvrage, nous avions évoqué trop brièvement certaines objections « néoinstitutionnalistes » adressées à Polanyi, dont celles de Douglas North, qui avait voulu, dès 1977, relever le « défi » que constituaient les catégories substantivistes. Dans certains articles publiés dans la Revue du MAUSS, nous avions tenté de mettre en relief le problème grave que constituaient le fonctionnalisme et la perspective téléologique propres à North. Or, l’on nous a souvent opposé que le néoinstitutionnalisme avait évolué durant ces années 1990 et que Le Processus de changement économique, livre de North, paru en 2005, pouvait être considéré comme la preuve d’un « nouveau néoinstitutionnalisme ». Dans le meilleur des cas, ces « évolutions » qui prétendent nous éloigner encore de la théorie néoclassique tombent, finalement, dans d’autres impasses, comme celles d’un culturalisme attardé ou la redécouverte stérile de vieux problèmes. Bref, le défi de Polanyi n’est pas près d’être relevé par l’économie orthodoxe, même en ses marches[11].

Ainsi, North critique la « théorie néoclassique », qui fait l’impasse sur la question essentielle de l’origine des perceptions des individus, car on ne peut supposer que « les gens savent ce qu’ils font ». Dès que des choix complexes sont en jeu, « on ne dispose que d’informations incomplètes, interprétées à l’aide de modèles subjectifs ». Selon North, la science économique ne devrait plus seulement être une théorie des choix, elle devrait être aussi une théorie des « échafaudages », conçus par l’espèce humaine, qui sont en deçà des choix. Ces échafaudages sont, en fait, assimilés au « contexte culturel » qui « encadre les interactions humaines »[12]. Ce faisant, il serait possible d’expliquer le « processus du changement économique » et de rendre compte de ce que l’histoire économique est souvent une histoire malheureuse.

North a ainsi produit une critique des « économistes néo-classiques », naïvement attachés à un laissez faire intégral, c’est-à-dire s’exerçant en dehors des institutions typiques que l’Occident a développées : les difficultés de la transition vers le capitalisme, dans la Russie des années 1990, le prouverait, selon lui, à l’envi. Des économistes hétérodoxes ont ainsi pu croire que North avait rejoint leurs positions… Pourtant, North relève simplement, que, dans un laps de temps aussi court et compte tenu du poids du passé récent, les bonnes institutions ne s’imposent pas si aisément et si facilement. Il est presque surprenant que ces remarques de North, qui combinent aussi bien le simple bon sens que la croyance discutable en la centralité du marché, aient laissé penser qu’un changement théorique majeur se produise, actuellement, en économie. En réalité, l’« évolution » de North n’est pas une rupture avec son économisme originel.

En aucune façon, en effet, ses travaux des années 1970 ne sont niés : il s’emploie à comprendre pourquoi les « structures incitatives » à l’origine de « l’essor du monde occidental » n’ont pas été adoptées ailleurs. Le privilège occidental de la création de « marchés efficients »[13] serait à relier à la nature des croyances religieuses[14]. Il souligne que les « systèmes de croyances religieux comme le fondamentalisme islamique ont joué et jouent un rôle majeur dans l’orientation du développement social »[15]. Ainsi, le « monde islamique » n’aurait pas élaboré des institutions permettant de favoriser les « échanges impersonnels » qui sont des conditions nécessaires de la croissance. On pourrait, certes, ouvrir un débat sur le rapport des différentes civilisations à leurs structures économiques, mais ce que vise North n’est pas tant l’islam comme civilisation que comme religion. Il assène le fait suivant, qui souligne la singularité, non pas de la différence occidentale, mais bien de la différence chrétienne (c’est à un tel niveau de généralité qu’il se situe)À supposer que l’impersonnalité des échanges soit l’ingrédient critique du développement, il n’est nulle part rigoureusement démontré par North que la théologie musulmane eût constitué un obstacle à cet égard.

L’efficacité de la rhétorique de North tient sans doute à cette confusion, que peuvent entretenir nos temps actuels, entrel’islam comme politique – ce fait récent qu’il prétend ancien et qu’il qualifie de « fondamentalisme islamique » – et l’islam comme civilisation. On pourrait avoir de bonnes raisons de penser que l’islam politique, en tant qu’idéologie justifiant le pouvoir d’une bourgeoisie militaire, comme c’est le cas en Iran par exemple en ce moment, peut être un facteur de cohésion d’un « capitalisme politique » régressif, dont la logique est essentiellement rentière et dont l’assise est un État néopatrimonial. Mais, dans d’autres partie du « monde musulman », l’islam politique joue un rôle différent dans la dynamique sociale : il peut s’agir autant d’un produit d’une crise de la modernisation qu’une raison première de cette crise. Ce signifiant labile – « islam » – dont on ne sait trop s’il décrit une réalité politique, culturelle ou civilisationnelle, est utilisé comme pièce d’une rhétorique confusionniste que North dévoile en conclusion de son ouvrage : « Et l’agitation du monde musulman (à la fois à l’intérieur de ce monde et de ses frontières), jette une ombre épaisse sur les perspectives de l’humanité »[16].

Pourtant, les États-Unis et de leurs guerres préventives n’auraient-il pas quelque responsabilité décisive dans cette « agitation » qui menacerait l’humanité même ? Et, si l’humanité en tant que telle est menacée, n’est-ce pas plutôt en raison de l’interaction létale entre l’écosystème et l’économie capitaliste, tant vantée par North et ses épigones, qu’en raison de dérives fascisantes observables dans certaines parties de ce conglomérat nommé de manière problématique le « monde musulman » ? Les mouvements révolutionnaires, en Iran et dans les nations arabes, qui se développent entre 2009 et 2010 et qui ont surpris autant des dictatures proches de l’Occident que leurs supposés ennemis – les islamistes – montrent par ailleurs que le travail de North, englué dans ses a priori idéologiques, ne nous apprend rien du monde réel.

Il eût fallu sans doute prendre au sérieux les mots mêmes adoptés par North pour comprendre que le néoinstitutionnalisme n’est qu’un avatar de l’« impérialisme de l’économie » à l’égard des autres sciences sociales. Les « économies politiques », qui sont au cœur de son analyse du développement, ne désignent que les logiques de l’organisation politique des sociétés ; l’« économie politique » revendiquée par les néoinstitutionnalistes est à comprendre comme l’économie du politique. Quant à l’« efficience », elle renvoie à un état techno-économique où « le marché présente les coûts de productions et de transaction les plus bas possibles »[17] : le lien est donc total entre « marché » et « efficience ». On comprend que ces « économistes du politique » aient été incapables de théoriser une protection sociale efficace et peu coûteuse et que naisse, sous leur plume, cet étonnant syntagme : le « marché économique ». Il nous semble ainsi que North qui voulait explicitement relever le défi de Polanyi ne l’a pas relevé : des catégories comme les « échafaudages » n’ont pas de force explicative sérieuse, que l’on considère les problèmes économiques actuels du « monde musulman », les difficultés de la transition postsoviétique ou la question de l’origine du capitalisme.

 

Combattre l’empire des marchandises fictives

La catastrophe nucléaire japonaise de cette année 2011 accroîtra les contraintes pesant sur ce qui a constitué, longtemps, un facteur crucial de légitimation du capitalisme : la croissance. Il se peut que l’idéologie économique perde de sa capacité à organiser le réel. Dès 2008, dans le sillage de travaux nombreux, F. Neyrat nous avertissait de ce que la notion de « risque », cœur de l’économie contemporaine, était impuissante à appréhender les déterminations catastrophiques de notre monde, où l’interdépendance croissante entre économie et écosystème vide de sens la notion de « risque naturel ». Au minimum, admettons que le risque, qui compte pour l’économie et la société, est absolument non probabilisable : c’est là le cauchemar de la science économique encore dominante. C’est la fin de la logique assurantielle, pivot de l’orthodoxie en économie et de nombres d’institutions économiques, laquelle peut être masquée par une socialisation croissante des coûts privés.

Deux évolutions sont possibles. Nous pouvons persévérer dans la logique létale de la société de marché ou de ses fausses alternatives, que sont les « capitalismes politiques » à la chinoise ou à l’iranienne. Nous devons d’ailleurs être conscients que la célébration de l’identité, via une habile mobilisation des mécanismes de réciprocité, peut être un avantage pour assurer la perpétuation de la société de marché. Si la revendication de certains modes de vie constitue parfois un obstacle dressé contre certaines extensions du Capital, il n’en reste pas moins que, faute d’une alternative politique globale, la politique de l’enracinement, la création de communautés, peut se substituer aux interventions de l’État pour ce qui est de la stabilité sociale. Le néolibéralisme trouve ainsi un allié aussi inattendu que solide dans ces « formes d’appartenance à des communautés organiques définies à partir de la parenté, de l’ethnicité et de la religion »[18]. L’idéologie du capitalisme mondial est une foire aux identités aux vertus bien conservatrices, ce que ne comprennent pas certains contestataires médiatiques de la société de marché.

Mais, bien loin du projet néolibéral et de ses alliés identitaires ou religieux, voire de ses opposants qui ne font que revisiter les formes du vieux fascisme européen, nous pourrions nous saisir de la réalité des catastrophes pour redonner, comme l’a soutenu justement Laurent Loty, aux fictions utopiques leurs capacités à susciter une imagination alterréaliste, contre l’optimisme libéral qui nous fait accroire que le monde actuel est le meilleur des mondes. D’une certaine façon, il serait ainsi possible de quitter nos temps postmodernes pour aller vers une altermodernité. Fredric Jameson a justement caractérisé notre époque finissante « comme celle du déclin de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l’apprentissage de l’histoire »[19]. Le domaine esthétique est sans doute celui qui avait le plus exprimé ce moment historique, « dépression mélancolique » selon Nicolas Bourriaud, liée au travail de deuil de l’idéologie des progrès techniques, politiques et culturels[20].

Bourriaud soutient également qu’une altermodernité travaillerait déjà le champ esthétique où, après la si postmoderne assignation aux origines, expression de l’idéologie de la fin des idéologies, viendrait le temps d’un « espace déhiérarchisé, celui d’une culture mondialisée et préoccupée par de nouvelles synthèses »[21].

Ne pas renoncer à l’approfondissement d’une culture commune à l’échelle du globe, ce qui est un acquis positif des tendances récentes de la civilisation, tout en refusant les logiques d’assignation, les injonctions à l’authenticité, pourrait être un constituant d’une vie bonne pour ce XXIe siècle. Seule cette conception de la vie, qui pose la question de savoir ce que nous avons envie d’être, pourrait nous permettre de ne pas fuir dans l’avoir, qu’offre l’idéologie économique mortifère. Or, la crise du capitalisme mondialisé et le choc écologique sont justement des faits majeurs susceptibles de réveiller la politique, c’est-à-dire ipso facto de nous rétablir dans l’historicité, de traduire l’exigence de la vie bonne pour aujourd’hui. On l’aura compris : ce rétablissement ne pourra pas être un retour à l’identique, l’altermodernité n’est pas unenéomodernité.

Polanyi, en son temps, avait déjà mis en question la modernité libérale, d’où était issue l’« impasse fasciste »[22]. Plus tard, il a opposé la nécessité de l’habitation raisonnée du monde à l’amélioration pourvoyeuse de profit[23], intitulant un chapitre de la Grande Transformation, « Le marché et la nature », qui se finissait ainsi : « On ne peut séparer nettement les dangers qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature »[24]. La crise de la modernité ne mettait donc pas en cause un seul projet humain (la démocratie sociale contre la société de marché) mais, peut-être, le monde lui-même au-delà de l’homme ? Le productivisme impliqué par le grand marché avait déplacé la question : il ne s’agissait plus de vivremais de survivre. Plus de cinquante ans après la mort de Polanyi, ne serait-il pas temps de prendre au sérieux ces questions, même si, en Occident, nous avons cru, un peu vite, que notre vie postmoderne impliquait un mode de vie postindustriel[25] ?

 

Jassans-Riottier, le 21 avril 2011

 

Jérôme MAUCOURANT, Avez-vous lu Polanyi ?, « Champs », Flammarion, 2011.

 

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[1] La Grande Transformationop. cit., p. 238.

[2] Il nous semble que l’intérêt du travail de Polanyi soit à chercher d’abord à ce niveau généralCf. G. Dale, Karl Polanyi – The Limits of the Market, Polity Press, 2010.

[3] Voir N. Brisset, « Une lecture performativiste de Karl Polanyi », XIIIe Colloque Charles Gide, 2010 et S. Plocinizcak, « Au-delà d’une certaine lecture standard de la Grande Transformation », La Revue du MAUSS, n° 29, 2007.

[4] La conception de l’échange comme « forme d’intégration » provient du chapitre premier du Capital : M. Cangiani, « Karl Polanyi : une voix du siècle passé ? », La Revue du MAUSS, 2, n° 34, 2009, p. 336-348.

[5] Souvenons-nous, d’ailleurs, que les libéraux des années 1930 avait déjà pointé, dans le laxisme monétaire, l’origine de la crise de 1929.

[6] Voir Paul Krugman 2007 et Jacques Sapir 2008.

[7] Après avoir constaté que « la part des revenus du travail dans la richesse mondiale tend à se réduire », un ancien expert du patronat français écrit, avant la crise de 2008, à propos de la « corporation des économistes médiatisés », si silencieuse à l’égard des politiques monétaires expansionnistes et acharnée à défendre sans relâche la mondialisation : « La beauté idéologique du projet nécessite d’ensevelir la question théorique et pratique de la limite qu’il conviendrait de poser à la capacité d’emprunt croissante des ménages occidentaux, capacité sans laquelle le processus serait voué à s’arrêter »Cf.J-L Gréau, La trahison des économistes, Gallimard, 2008. Voir aussi l’important travail de l’anthropologue P. Jorion qui annonce, dès 2004, le mécanisme de la crise (La Revue du MAUSS publiant un extrait de ce livre en 2005).

[8] Voir le chapitre 4 du présent ouvrage et K. Polanyi, « Le mécanisme de la crise économique mondiale », p. 337-351, dans M. Cangiani, J. Maucourant dir., Essais de Karl Polanyiop.cit.

[9] À l’inverse, l’économiste hétérodoxe doute du caractère autorégulateur du marché et de la capacité supposée des forces de celui-ci à promouvoir efficacement et spontanément les institutions nécessaires à la reproduction sociale. Celle-ci s’organise depuis 2009 : http://www.assoeconomiepolitique.org.

[10] Il ne s’agit pas d’affirmer que la fonction de l’économiste soit de prédire la crise : on pourra objecter que l’annonce journalière d’un effondrement a toujours quelque chance d’être confirmé par les faits …Mais, sauf à sombrer dans l’insignifiance, la « science économique », qui se veut la reine des sciences sociales, se doit de mettre en lumière ce à quoi nous expose le mode d’accumulation financière. Il ne s’agit pas, comme peut le soutenir une certaine épistémologie de la physique, d’exiger des expériences ou des conjectures cruciales permettant la réfutation d’une théorie, mais bien de demander, à une science empirique, qu’elle jette de la lumière sur les processus et les structures de son objet, de façon à penser les modes de reproductions et de ruptures. De ce point de vue, l’économie encore dominante est plus un discours normatif qu’une science empirique.

[11] Toutefois, dans le cadre de l’approche économique, il y a eu des progrès notables, comme en témoigne cette suggestion d’ajouter une forme d’intégration à la problématique polanyienne : M. Vahabi, « Ordres contradictoires et coordination destructive : le malaise iranien », Revue canadienne d’études du développement (30), n° 3-4, p. 361-392, 2009.

[12] D. North, Le processus du changement économique, Éditions d’organisation, 2005p. 74.

[13] Ibid., p. 165.

[14] Ibid., p. 15.

[15] Ibid., p. 37. North pense que les religions expriment des « contraintes démographiques/et de ressources » propres aux sociétés. Cf. p. 175.

[16] Ibid., p. 216.

[17] Ibid., p. 33, n. 3.

[18] Nous nous inspirons ici de l’analyse de A. Bugra, « Karl Polanyi et la séparation institutionnelle entre politique et économie », Raisons politiques – études de pensée politique, 20, 2005, p. 37-55.

[19] F. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, École supérieure nationale des Beaux-Arts de Paris, 2007, p. 62.

[20] Nicolas Bourriaud, Radicant –  pour une esthétique de la globalisation, Denoël, 2009.

[21] Ibid., p. 215. La référence botanique aux radicants « qui font pousser leur racine au fur et à mesure de leur avancée »(p. 58) est essentielle : le sujet contemporain est ici « tenaillé entre la nécessité d’un lien à son environnement et les forces du déracinement, entre la globalisation et la singularité ».

[22] K. Polanyi, « L’essence du fascisme », p. 369-395, dans M. Cangiani, J. Maucourant dir., op. cit.

[23] « Habitation contre amélioration » est le sous-titre du chapitre 3 de La Grande Transformation.

[24] K. Polanyi, La Grande Transformationop. cit., p. 253.

[25] La mondialisation est accumulation du capital à l’échelle mondiale, avec une division du travail telle que se pose avec moins de vigueur la question de la production industrielle en Occident, la baisse de son coût relatif aidant à cette négligence. Mais, la nécessité de la démondialisation, en temps écologiquement difficiles, et d’une réindustrialisation non productiviste peut rebattre les termes de la question industrielle. Il faut noter qu’une démondialisation de l’économie ne signifie pas nécessairement la démondialisation culturelle portée, entre autres, par les flux d’information.


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