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En ce jour anniversaire de la mort de Pierre Bourdieu, le 23 janvier 2002, nous publions le troisième volet des « conversations avec Bourdieu » du sociologue marxiste Michael Burawoy. Après avoir fait dialoguer Bourdieu avec Marx puis avec Gramsci, Burawoy confronte les œuvres du sociologue et de l’auteur des Damnés de la terre, autour notamment du colonialisme et de la révolution algérienne. 

 

« Mais je voulais surtout sortir de la spéculation – à l’époque, les livres de Franz Fanon, notamment Les damnés de la terre, étaient à la mode et ils me paraissaient à la fois faux et dangereux » (Pierre Bourdieu, « Fieldwork in philosophy », in Choses dites, 1987, p. 17).

« Ce que Fanon dit ne correspond à rien. Il est même dangereux de faire croire aux Algériens ce qu’il leur dit. Cela les conduirait à une utopie. Et je pense que ces personnes [Sartre et Fanon] ont leur part de responsabilité dans ce que l’Algérie est devenue, parce qu’ils ont raconté des histoires aux Algériens, qui ne connaissaient souvent pas mieux leur pays que les Français qui en parlaient. C’est pourquoi les Algériens ont continué à avoir une vision illusoire, utopique et irréaliste de l’Algérie (…). Du fait de cette irresponsabilité, les textes de Fanon et de Sartre ont quelque chose de terrifiant. Il fallait être mégalomane pour se croire autorisés à dire de telles absurdités » (Pierre Bourdieu, An interview with James Le Sueur, Uncivil War (2001:282).

 La position de Bourdieu vis-à-vis du marxisme devient de plus en plus hostile à mesure que l’on passe de Marx à Gramsci puis à Fanon. Bourdieu est disposé à reconnaître la perspicacité de Karl Marx et de nombreuses idées du premier rencontrent effectivement un écho dans les écrits du second. Comme je l’ai suggéré dans un texte précédent, la théorie bourdieusienne de la domination culturelle peut être conçue comme une extension de l’économie politique de Marx, des biens économiques aux biens symboliques. Même si Bourdieu cherche à se distinguer de Gramsci, son homologue dans la tradition marxiste, il marque néanmoins, comme à reculons, un certain respect envers Gramsci, en le retournant contre lui-même.

S’agissant de Frantz Fanon, Bourdieu ne prend plus de gants (comme le montrent les citations ci-dessous, issues de deux entretiens) ; je n’ai trouvé aucune autre remarque explicite à propos de Fanon dans l’œuvre de Bourdieu. Mais comme dans le cas d’autres marxistes, dès lors que l’on accorde un droit de réponse à Fanon, on constate aussi bien des parallèles remarquables que de flagrantes divergences. L’hostilité de Bourdieu à l’égard de Fanon – il n’y a aucune preuve que Fanon ait connu Bourdieu – est peut-être d’autant plus profonde que leurs vies en Algérie se sont chevauchées. Ils appartenaient toutefois à des mondes différents : l’un était un observateur scientifique venu de la métropole et compatissant à la détresse des colonisés, cherchant à leur redonner une dignité en reconnaissant leurs traditions distinctives ; l’autre un psychanalyste Martiniquais formé en France, s’occupant directement des victimes de violence des deux côtés du fossé colonial. L’un était rattaché à l’université et s’aventurait dans des communautés considérées comme des objets de recherche tandis que l’autre travaillait dans un hôpital psychiatrique avant de s’engager dans le mouvement de libération nationale (FLN).

Néanmoins, cette hostilité est surprenante étant donné la similarité de leurs analyses du colonialisme et de ses effets, en particulier celle que l’on trouve chez Fanon dans Les Damnés de la terre et celle de Bourdieu dans les textes relativement peu connus écrits lorsqu’il se trouvait en Algérie ou au cours de la période directement postérieure : Sociologie de l’Algérie (1958), Travail et travailleurs en Algérie, écrit avec Alain Darbel, Jean-Pierre Rivet et Claude Seibel, 1963), Le déracinement (écrit avec Abdelmalek Sayad, 1964). Bien entendu, les deux auteurs inscrivent leurs écrits dans des cadres théoriques distincts – théorie de la modernisation d’un côté, marxisme tiers-mondiste de l’autre – qui renvoient à des divergences importantes, mais cela n’explique sans doute pas l’animosité de Bourdieu à l’égard de Fanon, en particulier parce qu’il y a dans sa théorie de la modernisation davantage qu’un simple parfum de marxisme.

Il s’agit donc chercher dans une autre direction si l’on veut comprendre le mépris de Bourdieu pour Fanon, à savoir du côté de leurs positions dans le champ politique et intellectuel français. Bourdieu et Fanon ne se situaient pas seulement de deux côtés différents de la ligne de couleur au sein du champ politique algérien déchiré par la guerre mais, d’une manière au moins aussi décisive, ils occupaient des places opposées au sein du champ politique français, différent mais connecté au premier. Lorsque Bourdieu revient en France, il intègre un monde intellectuel très différent, celui de la métropole et non de la colonie, où malgré sa sympathie pour les colonisés il se positionne en opposition au tiers-mondisme, associé à Sartre et à d’autres, et exprimé avec le plus d’éclat dans les écrits de Fanon. Il faut se garder d’oublier que la question algérienne a créé une quasi-guerre civile en France, les positions allant de la défense fervente de la révolution anticoloniale jusqu’au soutien intransigeant au régime colonial – les deux extrêmes étant organisés militairement, y compris sur le territoire français. Bourdieu a oscillé et hésité entre les deux, mais il n’a en aucun cas pris le parti de Fanon et Sartre.

Il est significatif, dès lors, qu’avec son immersion dans le champ politique français Bourdieu ait rompu avec ses propres écrits « révolutionnaires » sur l’Algérie, pour offrir une interprétation complètement différente de la société algérienne. Ses travaux les plus connus sur l’Algérie ne sont pas les plus précoces mais les traités hautement théorisés que sont Esquisse pour une théorie de la pratique (1972) et Le Sens pratique (1980). Fondés sur la construction d’une Kabylie rurale intemporelle[1] – une mythologie anthropologique s’il en fut –, c’est dans ces deux ouvrages que Bourdieu développe les concepts de capital symbolique, d’habitus, de doxa et de méconnaissance, qui seront ensuite utilisés pour décrire la France à travers un prisme fonctionnaliste. C’est dans cette façon d’utiliser les formes élémentaires d’une vie sociale kabyle fabriquée en tant que pièces maîtresses pour comprendre le capitalisme avancé, que s’exprime la virtuosité de Bourdieu (et, pourrait-on dire, ses limites).

La violence physique est, ainsi, reléguée à la colonie tandis que la violence symbolique est associée par Bourdieu à la métropole mais, ironiquement, à travers l’extrapolation d’une société kabyle autochtone, harmonieuse et autoreproductrice. Reste que, curieusement, l’analyse bourdieusienne de la France manifeste des ressemblances troublantes avec le premier grand ouvrage de Fanon, Peaux noires, masques blancs (1952), qui décrit la violence symbolique de l’ordre racial français. Mais là où Fanon insiste sur la psychanalyse de l’oppression intériorisée dans le contexte de cet ordre racial, Bourdieu entreprend une socio-analyse de la distinction telle qu’elle se manifeste extérieurement, fondée sur la psychologie fine de l’habitus. D’une manière aussi importante, il faut noter leurs trajectoires inverses : Fanon va de la violence symbolique à la révolution sociale, alors que Bourdieu prend la direction opposée, de la révolution sociale à la violence symbolique.

C’est dans cette voie que je vais élaborer la réponse qu’aurait pu faire Fanon aux violentes attaques de Bourdieu. Je commencerai par évoquer leurs biographies convergentes – de la marge au centre pour revenir à la marge – et, à partir de là, j’explorerai leurs analyses parallèles du colonialisme, en montrant comment elles s’inscrivent dans des théories différentes. Je comparerai enfin leurs trajectoires contraires, entre le pessimisme critique vis-à-vis de la violence symbolique en France et l’optimisme révolutionnaire face à la violence coloniale en Algérie.

 

Des biographies convergentes : de la marge au centre, du centre à la marge

Bourdieu et Fanon se sont tous deux trouvés en Algérie au même moment, en l’occurrence durant la période des luttes intenses pour la libération nationale (1954-1962). Bourdieu arrive en Algérie en 1955 dans le cadre de son service militaire, après quoi il a été absorbé par le destin du peuple algérien. Il y reste après son service, occupant une position à l’université d’Alger, passe de la philosophie à l’ethnologie et la sociologie, se plonge dans la recherche sur toutes les facettes de la vie des colonisés. Faisant incursion dans des zones de guerre avec ses assistants de recherche, il devient un chroniqueur et un témoin de l’assujettissement colonial et des luttes en cours. En 1960, sa présence devient intenable politiquement et il quitte alors l’Algérie pour la France, où il entreprend une carrière illustre de sociologue, marquée de manière indélébile par ses expériences algériennes.

Fanon arrive en Algérie en 1953, deux ans avant Bourdieu, de France où il venait d’achever un cursus en médecine et psychiatrie. Il est nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville et, à travers ses patients, il fait indirectement l’expérience des traumatismes de la violence coloniale. Il en conclut que la psychiatrie ne saurait constituer une solution à la souffrance et s’engage dès lors dans la lutte de libération, menant à son expulsion d’Algérie en 1956. Il va à Tunis où il continue son travail psychiatrique, et ensuite à Accra où il devient ambassadeur itinérant du FLN (le Front algérien de libération nationale) en Afrique du Nord et de l’Ouest. Il meurt d’une leucémie en 1961, peu avant l’indépendance algérienne mais après avoir achevé Les Damnés de la terre, qui deviendra la bible des mouvements de libération dans le monde entier.

Pour des raisons différentes, Bourdieu et Fanon étaient particulièrement bien armés pour développer des interprétations originales de leurs expériences algériennes. Ils avaient tous deux fait l’expérience inconfortable d’un parcours partant de la marge pour arriver au centre. Bourdieu a grandi dans un petit village du Béarn, où son père, de métayer, était devenu employé de poste. Ce n’est qu’en raison de sa brillante réussite et du soutien de ses enseignants que Bourdieu est parvenu à accéder à l’Ecole normale supérieure. Fanon a été élevé en Martinique dans une famille créole où dominaient des aspirations de classe moyenne, avant d’intégrer les Forces françaises libres en 1943. Il a servi en Afrique du nord, étant le témoin de l’oppression coloniale sous une forme qu’il n’avait jamais expérimentée auparavant, puis dans l’est de la France où il a découvert la signification du racisme de la métropole. Il revient en France en 1946 pour mener des études de médecine à Lyon.

Bourdieu et Fanon ont tous deux fait l’expérience amère de la marginalisation en France : l’une fondée sur la classe, que Bourdieu décrit dans Esquisse pour une auto-analyse, et l’autre fondée sur la race, analysée par Fanon dans Peaux noires, masques blancs. L’un comme l’autre étaient ainsi bien disposés pour se montrer horrifiés par les abominations du colonialisme, bien que leur race et leurs tendances politiques les aient amenés à occuper des positions différentes au sein de l’ordre colonial.

La transition du centre à la périphérie, de la France à l’Algérie, a impliqué une réorientation complète des schèmes de compréhension qu’ils avaient incorporés au cours de leurs cursus scolaires en France. Ils ont tous deux convergé vers une sociologie du colonialisme : Bourdieu à partir de la philosophie, qui se trouvait beaucoup trop éloigné de ce qu’il observait en Algérie, et Fanon à partir de la psychiatrie, qui se montrait incapable d’intégrer les dimensions structurelles de la domination coloniale. Leurs analyses du colonialisme s’avèrent extrêmement similaires.

 

Sept thèses sur le colonialisme : convergence entre Bourdieu et Fanon

Malgré leurs trajectoires convergentes de la périphérie au centre, puis du centre à la périphérie, on pourrait s’attendre à ce que Bourdieu le normalien français ait proposé une interprétation de la condition coloniale opposée à celle de Fanon le psychiatre martiniquais, en raison de leurs positions et dispositions divergentes. Une telle anticipation se trouve renforcée si l’on prend en compte les attaques postérieures de Bourdieu contre les écrits de Fanon, les qualifiant de « spéculatifs », « irresponsables » et « dangereux ». Il est donc d’autant plus surprenant de constater des parallèles frappants dans leurs analyses de la domination coloniale, des luttes anticoloniales et de l’abolition du colonialisme. Pour le prouver, je me fonderai sur deux textes, tous deux écrits en 1961, un an avant l’indépendance de l’Algérie – l’article « Révolution dans la révolution » de Bourdieu, et Les Damnés de la terre de Fanon.

 

1. Le colonialisme est un système de domination qui repose sur la violence. Fanon le rappelle ici, à sa manière, familière et évocatrice :

« Leur première confrontation s’est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément l’exploitation du colonisés par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons » (Fanon, 1961, p. 40).

Bourdieu est aussi clair :

« La guerre fait éclater en pleine lumière le fondement réel de l’ordre colonial, à savoir le rapport de force par lequel la caste dominante tient en tutelle la caste dominée » (Bourdieu, 1961, p. 126).

Bourdieu évite le concept de race et se montre réticent à l’utiliser non seulement dans son analyse du colonialisme mais aussi pour la société française où il préfère de loin déployer le concept de classe en tant que concept critique.

 

2. La situation coloniale consiste fondamentalement dans la séparation des colonisateurs vis-à-vis des colonisés. Dans les termes de Fanon, le colonialisme obéit au principe d’« exclusion réciproque », n’admettant aucun compromis.

« La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régies par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop » (Fanon, 1961, p. 42).

Bourdieu continue à employer le terme de « caste » pour mieux saisir le caractère structurel du colonialisme, mais ce faisant il manque la dimension vécue de la race, qui demeure centrale dans les écrits de Fanon.

« Bref, emporté par sa logique interne, le système colonial tend à développer toutes les conséquences impliquées dans son fondement même et à révéler son vrai visage – la séparation complète des castes sociales » (Bourdieu, 1961, p. 126).

 

3. Le colonialisme déshumanise le colonisé, et doit pour cela être renversé. Dans leur description de la domination coloniale, leurs analyses de l’expérience subjective du colonialisme se font écho. Fanon écrit ainsi :

« [Le colonialisme] déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. […] [Le colonisé] sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher ».

D’une manière similaire, Bourdieu écrit que le « respect » et la « dignité » sont les premières revendications des dominés parce qu’ils ont fait l’expérience du colonialisme en tant qu’ « humiliation » ou « aliénation » (p. 127). Faisant écho à Fanon, il écrit :

« La situation coloniale crée le « méprisable » en même temps que le mépris, mais elle crée aussi la révolte contre le mépris ; ainsi la tension qui déchire la société dans son ensemble ne peut que s’accroître » (1961, p. ???).

 

4. Le colonialisme utilise sa domination pour déposséder la paysannerie de sa terre. Tant Fanon que Bourdieu se concentrent sur la destruction de la paysannerie à travers l’expropriation de la terre, fondement même de son existence. Fanon écrit :

« Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. » (Fanon, 1961, p. 47)

Voici la caractérisation parallèle de la centralité de la terre que l’on trouve chez Bourdieu :

« Le paysan ne peut exister que enraciné dans la terre, dans la terre qui l’a vu naître, qu’il a hérité de ses parents et à laquelle il est attaché par ses coutumes et ses souvenirs. Une fois qu’il a été déraciné, il y a des chances qu’il cesse d’exister en tant que paysan, que la passion instinctive et irrationnelle qui le liait à son existence paysanne prenne fin. » (Bourdieu, 1961, p. 172 dans l’édition en anglais).

Alors que la terre est centrale chez les deux auteurs, l’analyse de Bourdieu et Sayad dans Le déracinement est plus riche. Ils étudient les camps de réfugiés créés pendant la guerre d’Algérie, résultant des déplacements forcés censés protéger les colonisés du mouvement de libération nationale, mais visant clairement à les évacuer des aires rurales.

 

5. L’ordre colonial ne peut être renversé qu’à travers une révolution. Fanon insiste ici sur l’importance de la violence, de la violence absolue. L’ordre tient par le moyen de la violence et, par conséquent, il doit être renversé par la violence. Fanon le dit ainsi :

« Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s’en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue. » (1961, p. 41)

Si chez Bourdieu l’idée d’un système de castes implique peut-être un ordre plus harmonieux que l’ordre racial de Fanon, il n’a pas de doutes sur le fait que le système colonial sème sa propre destruction, un « grand bouleversement » dans laquelle « la masse paysanne (…) s’est trouvée entraînée dans le tourbillon de la violence qui abolit les vestiges mêmes du passé » (2008 [1961], p. 136-137). Seule la révolution peut mettre fin au colonialisme.

« C’est que le système colonial, en tant que tel, ne saurait être détruit que par une mise en question radicale. Toutes les mutations sont soumises ici à la loi du tout ou rien. Ce fait se trouve porté au niveau de la conscience, au moins confusément, aussi bien chez les membres de la société dominante que chez les membres de la société dominée. (…) Aussi faut-il admettre que la première et la seule mise en question radicale du système est celle que le système lui-même a engendrée, à savoir la révolution contre les principes qui le fondent. » (Bourdieu, 1961, p. 28)

 

6. La révolution anti-coloniale transforme la conscience, liquidant toutes les formes de localisme pour construire une solidarité nationale. Pour Fanon, la violence a un effet cathartique et unificateur.

« La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. (…) La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. (…) Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. (Fanon, 1961, p. 90)

D’après Bourdieu, la guerre dissout la « fausse sollicitude ». Les tentatives de conciliation et toutes les formes de concession sont autant de tactiques du dominant pour garder le pouvoir : « […] les trucs et les truquages se dénoncent d’eux-mêmes. La guerre favorise la prise de conscience » (1961, p. 30). La répression et la guerre mènent à une spirale d’hostilités, creusant un fossé entre deux camps. La guerre devient un agent culturel, qui dissout la résignation, remplaçant le refus symbolique de la domination coloniale (par exemple avec le port insistant du voile), ce que Bourdieu nomme le traditionalisme traditionnel, par des demandes agressives de droit aux aides sociales et à l’éducation. La fierté, dit-il, remplace la honte.

« Le sentiment de se trouver engagé dans une aventure commune, de subir un sort commun, de partager les mêmes aspirations et les mêmes idéaux, d’affronter les mêmes adversaires, a élargi et approfondi le sentiment de solidarité entre tous les Algériens en même temps qu’il lui donnait un contenu nouveau, la notion de fraternité perdant toute coloration ethnique ou religieuse pour devenir synonyme de fraternité nationale. » (Bourdieu, 1961, p. 34)

Voici donc la « révolution dans la révolution », autrement dit la transformation révolutionnaire de la conscience, la substitution d’une solidarité résolue à une déférence chargée de ressentiment. En quoi cette révolution dans la révolution est-elle différente de la conception de Fanon de la lutte de libération nationale[2] ?

 

7. La révolution anti-coloniale conduit soit au socialisme soit à la barbarie. Fanon distingue deux chemins en dehors du colonialisme : soit la libération nationale, fondée sur une révolution paysanne menant à une participation démocratique socialiste, soit une voie nationale bourgeoise, qui conduira à une dégradation progressive de l’ordre politique et mènera à la dictature et à la répression.

« La direction bourgeoise des pays sous-développés confine la conscience nationale dans un formalisme stérilisant. Seul l’engagement massif des hommes et des femmes dans des tâches éclairées et fécondes donne contenu et densité à une conscience. (…) Autrement, c’est l’anarchie, la répression, le surgissement des partis tribalisés, du fédéralisme, etc. » (Fanon, 1961, p. 193)

Bourdieu aussi découvre une bifurcation sur le chemin post-colonial, non pas la lutte de Fanon pour le socialisme ou la dictature, mais une indétermination quant au résultat immédiat : le socialisme ou le chaos.

« Une société aussi radicalement bouleversée imposera que l’on sache inventer des solutions révolutionnaires et mobiliser ces masses arrachées à leurs disciplines et à leur univers traditionnels, jetées dans un monde chaotique et désenchanté, en leur proposant un art de vivre nouveau, qui soit fondé non plus sur la soumission indiscutée aux règles coutumières et aux valeurs livrées par la tradition ancestrale, mais sur la participation active à une œuvre commune, à savoir, avant tout, l’édification d’un ordre social harmonieux et le développement d’une économie moderne capable d’assurer un emploi et un niveau de vie décent pour tous. L’Algérie contient des forces explosives telles qu’il se pourrait qu’il ne reste que le choix entre le chaos et une forme originale de socialisme qui devra être pensée pour répondre aux nécessités de la situation actuelle. » (Bourdieu, 1961, p. 40)[3]

Les deux pensent le socialisme possible, mais pour Fanon il s’agit d’un projet historique de long terme, tandis que pour Bourdieu il s’agit d’un événement spontané.

Les deux critiques du colonialisme convergent à un degré surprenant dans leur caractérisation du colonialisme et sur son issue. Si Fanon était « spéculatif », « dangereux » et « irresponsable », alors Bourdieu ne l’était pas moins. La principale différence, on peut le supposer, est que Fanon n’a pas vécu assez longtemps pour changer d’avis. Pourtant, en approfondissant la recherche, nous pouvons voir que leurs compréhensions communes sont ancrées dans des cadres théorico-politiques différents – l’une constituant une dissidence au sein de la théorie de la modernisation, et l’autre une dissidence au sein du marxisme.

 

Bourdieu : entre tradition et modernité

Il est peut-être étonnant de placer Bourdieu dans le camp de la théorie de la modernisation, notamment en raison de son intérêt pour la domination coloniale. Cependant, on peut faire le parallèle avec les mondes manichéens de la solidarité mécanique et organique de Durkheim. D’un côté, Bourdieu construit un ordre harmonieux auto-reproduit à travers des rituels régissant l’échange de dons et le cycle de la vie, ainsi que la reproduction inconsciente de la domination masculine telle qu’elle est exprimée dans la division de la maison kabyle. Cet ordre, non affecté par le colonialisme, est dominé par une conscience collective forte. Cette rédemption romantique d’une culture traditionnelle a été défendue par Bourdieu et ses disciples comme une inversion du mépris colonial pour la culture de ses sujets. Paul Silverstein (2004) la considère comme une nostalgie structurelle qui peut être une arme dans la lutte anti-coloniale[4]. Plus étrange, c’est dans le cadre de cette vision de la société « traditionnelle » que Bourdieu développe plusieurs de ses concepts – habitus, domination symbolique, méconnaissance – pour analyser la société française.

L’Algérie moderne était très différente de cet ordre harmonieux. Elle était assaillie par le colonialisme qui avait créé une classe ouvrière stable, mais potentiellement révolutionnaire, un sous-prolétariat déboussolé, et une paysannerie dépossédée. Ici, nous retrouvons les formes anormales de division du travail de Durkheim qui génèrent la désorganisation et le conflit. D’un côté, il y a une division forcée du travail, l’imposition de conditions inégales aux colonisés, les privant d’opportunités d’ascension sociale, et menant effectivement aux luttes anti-coloniales. De l’autre, il y a la division anomique du travail, exprimée dans la confusion de ceux qui se trouvent prisonniers entre deux mondes opposés – dans ce que Bourdieu appellera plus tard l’« habitus clivé » – produisant des explosions de comportements irrationnels et messianiques.

« Les transformations de l’univers économique et social déterminent un désarroi profond (qu’expriment le roman de langue française et la littérature orale d’inspiration populaire) dans toutes les classes de la société algérienne et, en particulier, chez les petits-bourgeois (e. g. les fonctionnaires des bureaucraties publiques et privées et les enseignants), exposés aux conflits qu’entraînent l’affaiblissement des systèmes de sanction traditionnels et la dualité des règles de vie, sans cesse affrontés à des alternatives éthiques et, partant, contraints de porter au niveau de la conscience les prémices implicites ou les modèles inconscients de leur tradition, donc voués à vivre comme une double vie intérieure et à balancer sans cesse entre l’identification anxieuse et le négativisme révolté » (Bourdieu, 1958, p. 134-135).

Ces idées de décalage culturel, d’adaptation incomplète à la modernité, de piège entre l’ancien et le nouveau, sont au cœur de la théorie de la modernisation des années 1960 de Clifford Geertz, Alex Inkeles et Edward Shils, sans mentionner les variables de configuration de Talcott Parsons[5]. Pour expliquer le sort des soi-disant « nouvelles nations » et les obstacles à la « modernité », ces auteurs ont tous invoqué le lourd poids de la tradition et des liens primaires (parenté, tribu, religion). Bourdieu n’offre guère plus de preuves que les autres à l’appui de ses affirmations sur cet état d’anomie[6].

Plus originale est la manière dont Bourdieu adapte au contexte de l’Algérie coloniale L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Weber. En s’appuyant sur la philosophie du temps de Husserl, Bourdieu affirme que la modernité est une orientation vers un futur planifié rationnellement, tandis que la tradition est enfermée dans la répétition des mêmes schémas. Il place la modernité du côté de la classe ouvrière algérienne, qui en raison de sa stabilité dispose d’une capacité à penser rationnellement et à imaginer des alternatives futures, tandis que la paysannerie reste figée dans le présent éternel, dans ce qu’il appelle le traditionalisme traditionnel. Le « sous-prolétariat » urbain instable, marginal, semi-employé ou sous-employé, et le prolétariat rural déplacé de ses terres vers des camps de repeuplement, vivent au jour le jour. Ils manifestent un traditionalisme du désespoir, orienté sur l’ici et maintenant, mais conscient des alternatives futures qui leur ont été niées.

Curieusement, ceci mène Bourdieu, via la notion durkheimienne d’anomie, vers la position marxiste orthodoxe sur la classe ouvrière algérienne : elle est révolutionnaire parce qu’elle est enracinée dans l’emploi stable – contrairement à la paysannerie déracinée ou au sous-prolétariat urbain qui explosent dans une révolte spontanée et inconsciente :

D’un côté, la révolte du sentiment, expression incertaine et incohérente, de l’autre le radicalisme révolutionnaire, issu de la considération systématique de la réalité, deux attitudes qui correspondent à deux types de conditions matérielles d’existence : d’une part les sous-prolétaires des villes et les paysans déracinés dont l’existence n’est que fatalité et arbitraire, de l’autre, les travailleurs permanents du secteur moderne, pourvus du minimum de sécurité et des assurances qui autorisent la mise en perspective des aspirations et des opinion. La désorganisation de la conduite quotidienne interdit la formation de ce système de projets et de prévisions rationnels sont la conscience révolutionnaire est un aspect (Bourdieu, 1977, p. 80).

Les déracinés peuvent être une « force pour la révolution », mais non pas une « force révolutionnaire », qui défende et organise consciemment la transformation de la société. Cette possibilité est réservée à la classe ouvrière :

« A ceux qui ont le « privilège » de faire l’objet d’une exploitation permanente et « rationnelle » et de bénéficier des avantages corrélatifs, appartient aussi le privilège d’une véritable conscience révolutionnaire : cette visée réaliste de l’avenir n’est en effet accessible qu’à ceux qui ont les moyens d’affronter le présent et d’y chercher un commencement d’exécution de leurs espérances, au lieu de s’abandonner à la démission résignée ou à l’impatience magique de ceux qui sont trop écrasés par le présent pour pouvoir viser autre chose qu’un futur utopique, négation immédiate et magique du présent » (Bourdieu, 1977, p. 81).

Quel contraste avec la classe ouvrière française décrite dans La Distinction ou les Méditations pascaliennes, qui agit par nécessité, est symboliquement dominée, méconnaît ses conditions d’existence. Bourdieu, qui n’est pas du genre à se laisser perturber par des contradictions, n’a jamais expliqué cette incohérence évidente. Quelle est la source de cette différence ? Est-ce qu’elle a pour fondement les structures politiques des deux pays – les effets de la violence symbolique plutôt que coloniale – ou est-ce qu’elle repose sur les positions de Bourdieu dans le champ politico-intellectuel des deux pays ? Une comparaison avec Fanon éclairera ces deux possibilités.

 

Fanon : entre capitalisme et socialisme

Si Bourdieu analyse l’Algérie avec les catégories manichéennes de modernité et de tradition, Fanon voit l’Algérie à travers le prisme du capitalisme et du socialisme. Si Bourdieu analyse l’Algérie à partir du point de vue d’un passé romantique, Fanon voit l’Algérie dans la perspective d’un futur romantique. Ils se rejoignent sur le terrain du présent.

Pour Fanon, le colonialisme était un espace de luttes. L’indépendance nationale est une lutte contre le pouvoir colonial, la guerre de mouvement de Gramsci menée avec violence, mais elle est aussi une lutte contre la postcolonialité, une guerre de position au sein des colonisés entre, d’un côté, ceux qui suivent la bourgeoisie nationale qui se bat pour remplacer les colonisateurs et, de l’autre, les militants du mouvement de libération nationale qui se battent également pour transformer la structure de classe.[7] La guerre de position pour l’avenir coexiste difficilement avec la guerre de mouvement anti-coloniale, mais si la première est remplacée par la seconde et le dénouement du colonialisme est laissé à lui-même, le socialisme démocratique ne sera jamais victorieux. Telle est la conception de Fanon.

Non seulement Bourdieu n’est pas parvenu à séparer les deux moments de la révolution anti-coloniale, mais il n’a pas accordé assez d’attention à l’idée que la classe puisse être une force politique. Fanon, à nouveau en suivant Gramsci, a examiné le rapport de forces entre les classes dans le camp de la bourgeoisie nationale réformiste et dans le camp du mouvement de libération nationale révolutionnaire. Au cœur de la bourgeoisie nationale on trouve les commerçants, les marchands et les petits capitalistes, avec leurs intellectuels recrutés chez les enseignants, les fonctionnaires, les avocats, les infirmières et d’autres professions libérales. La bourgeoisie nationale a aussi eu le soutien de la classe ouvrière, certes réduite, que Fanon considérait comme privilégiée et parasitaire. C’est ici que Bourdieu et Fanon divergent radicalement : la stabilité relative de la classe ouvrière impliquait pour Bourdieu un potentiel révolutionnaire, alors que pour Fanon cela était synonyme de réformisme[8]. Comme le montre l’exemple de l’Afrique du Sud, en réalité, la situation est bien plus complexe : différentes fractions de la classe ouvrière deviennent révolutionnaires à différents moments.

Pour Fanon, la lutte révolutionnaire reposait sur la paysannerie dépossédée parce qu’elle n’avait rien à perdre. Bourdieu considérait que c’était d’une « stupidité prétentieuse » (Le Sueur, 2001, p. 284). La paysannerie était « submergée par la guerre, les camps de concentration et par les déportations de masse ». Il était donc complètement idiot selon lui d’affirmer qu’elle était révolutionnaire. Bourdieu a essayé de corriger cela dans le livre écrit avec Abdelmalek Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, qui traitait de la crise des déplacés. Fanon n’était pas aussi ignorant que Bourdieu le prétendait, étant donné qu’il avait fait sa propre recherche de terrain chez les Kabyles (Macey, 2000, 234-236). Il pensait que leur propension instinctive à la rébellion venait précisément de l’expropriation de leur terre, que Bourdieu avait lui-même considéré être la source de « millénarisme révolutionnaire et d’utopie magique  »  (Algérie 60, p. 91, Editions de minuit, 1977)

Ce qui les différencie d’une manière plus fondamentale apparaît avec l’étape suivante du raisonnement de Fanon. Pour que la paysannerie s’affirme comme force révolutionnaire, son énergie éruptive devait être disciplinée par des intellectuels. Il y en aurait en abondance, des radicaux rejetés des villes pour avoir mis en lumière la vénalité des élites indigènes. S’opposant à la voie bourgeoise, ils rejoignent la paysannerie pour forger un mouvement révolutionnaire. Pour Bourdieu, l’idée d’une symbiose entre les intellectuels et la paysannerie est un fantasme d’intellectuel qui, non seulement ne peut pas marcher, mais est également dangereux et irresponsable. Il s’agit de quelque chose de très différent de la position de Bourdieu lui-même, intellectuel engagé soutenant les colonisés, mais à une distance qu’il juge saine et objective.

Quoi qu’il en soit, Fanon poursuit son analyse du rapport de forces entre les classes. Il y a deux projets rivalisant pour obtenir le soutien des classes colonisées : la voie de la bourgeoisie nationale centrée autour de la bourgeoisie locale et la classe ouvrière ; et le mouvement de libération nationale centré autour de la paysannerie rejoignant – et rejointe par – les intellectuels radicaux. Fanon se demande lequel de ces deux projets parviendra à obtenir le soutien des classes indécises : les chefs traditionnels dans les campagnes qui sont réformistes par nature, et forment un écran pour les colonisateurs, mais qui ont aussi des comptes à rendre à leur peuple toujours plus militant ; et le lumpenprolétariat urbain, récemment déraciné de ses villages, groupe volatile facilement manipulable par les chefs qui leur garantissent de minces concessions. Les colonisateurs jouent leur propre rôle en façonnant l’équilibre entre ces deux tendances, et quand ils voient que les choses tournent en leur défaveur, ils mettent tout leur poids en faveur la bourgeoisie nationale, moins menaçante.

L’analyse de l’avenir, si étrangère à la sociologie tournée vers le passé de Bourdieu, se prolonge avec des anticipations pessimistes mais prophétiques de la part de Fanon. Si la bourgeoisie nationale réussissait à s’approprier la direction de la lutte anti-coloniale,et parvenait au pouvoir, elle ne serait pas capable de construire une réelle hégémonie, qui demanderait des ressources qu’elle ne possède pas. Elle deviendrait une bourgeoisie dominée – dominée par la bourgeoisie internationale – , uniquement capable d’imiter cette dernière et de devenir une classe parasitaire, cherchant à compenser son arriération par une consommation ostentatoire et le retour au tribalisme et au racisme.

« Parce qu’elle n’a pas d’idées, parce qu’elle est fermée sur elle-même, coupée du peuple, minée par son incapacité congénitale à penser l’ensemble des problèmes en fonction de la totalité de la nation, la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe. » (Fanon, 1961, p. 150)

La bourgeoisie nationale commence par copier les institutions occidentales – constitutions politiques et manifestations extérieures de son économie – mais la démocratie pluripartite dégénère en un régime de parti unique, puis en une dictature d’un seul homme. Fanon a exprimé d’une manière saisissante ce qui allait se passer en Afrique postcoloniale. Ce n’était pas de la spéculation vide. C’est ainsi que les choses se sont passées.

En peignant un tablea aussi désespérant de la voie nationale-bourgeoise, Fanon espère nous convaincre que la seule voie progressiste est la libération nationale, autrement dit la transformation révolutionnaire de la structure de classe.

Mais dans quelle mesure est-elle réalisable ? Même si les forces révolutionnaires conquéraient l’hégémonie, pourraient-ils mettre en œuvre le socialisme démocratique ? Sans même parler des héritages de la colonisation qui ne peuvent être balayés d’un revers de main – argument de Bourdieu et d’autres –, qu’en est-il des forces internationales ? Fanon considère, d’une manière assez optimiste, que l’Afrique postcoloniale peut insister et imposer des réparations au capitalisme occidental parce que ce dernier a besoin des marchés africains, non seulement de ses ressources naturelles mais également de son marché de consommation. Si Fanon fait preuve de naïveté quant aux possibilités du socialisme démocratique, cette naïveté s’enracine dans un désespoir lucide à l’égard des écueils de la bourgeoisie nationale.

Bourdieu comme Fanon ont une fascination pour la paysannerie, et mettent en œuvre cette fascination dans une analyse critique des sociétés contemporaines. Bourdieu crée une anthropologie romantique de la paysannerie algérienne, qui deviendra la base de son analyse fonctionnaliste de la domination symbolique dans la société française. Fanon présente la paysannerie comme une classe révolutionnaire rendant possible le socialisme démocratique, et le fait de manière à mettre en lumière la dégénérescence de l’Afrique postcoloniale si elle suit la voie de la bourgeoisie nationale.

 

Entre optimisme révolutionnaire et pessimisme critique

La conversation entre Fanon et Bourdieu montre comment les influences théoriques circulent entre les colonies et les métropoles, et plus spécifiquement l’influence des premières sur les secondes. Ce ne sont pas des exemples isolés. Certains des grand intellectuels français ont été façonnés par leurs expériences en Afrique coloniale – Foucault a passé deux années d’étude en Tunisie, Derrida et Camus ont grandi en Algérie – et la question algérienne marque encore fortement la vie intellectuelle française, même 50 ans après l’indépendance.

La conversation entre Fanon et Bourdieu devient ainsi plus intéressante si l’on s’intéresse à ce qui a précédé et à ce qui a suivi l’expérience algérienne, et que l’on examine les effets théoriques de leurs trajectoires personnelles entre la colonie et la métropole. On constate alors une convergence frappante et inattendue dans leurs conceptions de la société française, en particulier si on la replace dans le cadre de la colonisation. La notion même de violence symbolique, au centre des travaux de Bourdieu sur la France, implique de la distinguer de la violence physique du colonialisme, notamment dans la colonie de peuplement qu’était l’Algérie. La violence symbolique se réalise par le biais de l’habitus, l’introjection cumulative de la structure sociale dans la psychè humaine et l’inscription de la structure sociale dans le corps même.

Les parallèles avec Fanon sont troublants. Peau noire, masques blancs, écrit portant sur l’expérience par Fanon du racisme en métropole, déploie une compréhension psychanalytique des dynamiques internes de la domination raciale, dans laquelle le (ou la) colonisé-e  intériorise la structure sociale et lutte pour trouver sa place dans cette structure. Cela implique de tout faire pour avoir des liaisons sexuelles inter-raciales, et des efforts démesurés pour être le parfait français ou la parfaite française. Mais cela n’aboutit qu’à renforcer leur infériorité. Il ne s’agit pas de la violence physique de la colonisation, mais bien de la violence symbolique, plus profonde, inhérente à la domination raciale métropolitaine. Pour Fanon, de même que pour Bourdieu donc, il n’y a tout simplement aucune réponse efficace à la violence symbolique. Tous deux parviennent à un pessimisme critique concernant la France, qui tranche d’une manière si saisissante avec l’optimisme révolutionnaire qui les caractérise lorsqu’il s’agit de l’Algérie.

Les parallèles deviennent encore plus intrigants si l’on considère le grand livre de Bourdieu sur la domination symbolique, La Distinction. Ici, les classes dominantes sont dotées de capital culturel, certaines plus que d’autres, et les classes dominées en sont privées. Les classes moyennes (la petite bourgeoisie) sont les grandes prétendantes : elles aspirent à la culture légitime, et adoptent une attitude hyper-conformiste afin de rivaliser avec les classes auxquelles elles n’appartiennent pas. Le petit bourgeois est en effet un bourgeois « qui vit petitement » :

« Son hexis corporelle même, où s’exprime toute sa relation objective au monde social, est d’un homme qui doit se faire petit pour passer par la porte étroite qui donne accès à la bourgeoisie : à force d’être strict et sobre, discret et sévère, dans sa manière de s’habiller, mais aussi de parler – ce langage hypercorrect par excès de vigilance et de prudence –, dans ses gestes et dans tout son maintien, il manque toujours un peu de carrure, d’ampleur, de largeur et de largesse » (Bourdieu, 1979, p. 390)

Le mépris de Bourdieu pour la petite bourgeoisie qui cherche à être admise dans un monde inaccessible s’avère étrangement homologue du mépris de Fanon envers les Noirs qui cherchent à entrer dans la société blanche, en se rendant moins noirs. Bien qu’il ne le dise jamais d’une manière explicite, Fanon ne parle pas de la classe ouvrière, mais des membres de la classe moyenne noire qui, comme lui, émigrent en France pour exercer telle ou telle professions libérale. Tout se passe comme si leurs propres histoires d’exclusion, gravées dans leurs psychés, faisaient de l’un (Bourdieu) un petit-bourgeois qui se déteste, et de l’autre (Fanon), un Noir qui se déteste. Cela expliquerait également la hargne avec laquelle il dénonce la bourgeoisie nationale colonisée, qui ne fait qu’imiter la bourgeoisie occidentale.

Il y a, cependant, une profonde asymétrie entre les trajectoires de ces deux intellectuels. Fanon est d’abord, en France, un pessimiste critique, puis devient un optimiste révolutionnaire en Algérie en se fondant sur une conception radicale et romantique de la paysannerie. Bourdieu est d’abord, en Algérie, un optimiste révolutionnaire, puis devient un pessimiste critique, en France, en s’appuyant sur une conception conservatrice de la paysannerie. Chacun réagit à ses expériences précédentes. Fanon laisse derrière lui la violence symbolique du racisme en France avant de participer à la catharsis révolutionnaire contre la violence coloniale. De même, Bourdieu s’empresse d’abandonner son équivoque optimisme révolutionnaire, et dès son retour en France, rejette le marxisme tiers-mondiste en adoptant un pessimisme critique fondé sur une nouvelle forme de violence, la violence symbolique. Vers la fin de sa vie, il rompt avec son pessimisme critique en rejoignant la classe ouvrière calomniée, s’attaquant à l’ordre symbolique associé au néolibéralisme, et forgeant de nouveaux liens avec des intellectuels africains. Un retour du refoulé mais sans garantie théorique.

 

Traduit par Juan Sebastian Carbonell, Yohann Douet et Ugo Palheta.

 

Notes

[1] Pour un important ensemble de textes sur les contradictions et les paradoxes des écrits algériens, voir Jane Goodman et Paul Silverstein (2009), en particulier le chapitre écrit par Fanny Colonna, qui critique Bourdieu pour son travail de terrain faiblement fondé empiriquement, qui manque les réalités de la vie quotidienne, et pour l’affirmation selon laquelle les Kabyles méconnaissaient ce dont ils étaient capables.

[2] Bourdieu (1998) écrit sur la difficulté de transformer l’habitus, ce qui impliquerait toutes sortes de réapprentissages corporels. Fanon dit la même chose, à savoir que l’intériorisation de l’oppression est si profonde que le colonisé peut se transformer uniquement à travers la violence.

[3] Dans ses écrits avec Sayad en 1964, Bourdieu analyse les possibilités du socialisme, dans des termes similaires à ceux de Durkheim et Mauss. Ils émettent un doute sur la réalisation d’un socialisme auto-organisé et décentralisé, basé sur l’organisation paysanne autonome de fermes abandonnées par les colons, de la même manière qu’ils expriment leurs craintes quant à la possibilité d’un socialisme autoritaire et centralisé impose par en haut. Comme Fanon, ils espèrent une direction éducatrice, répondant aux besoins de la base. Néanmoins, ils retombent aisément sur le legs de la tradition culturelle pour expliquer la régression économique et politique.

[4] Nous retrouvons cette vision dans le premier écrit de Bourdieu (1958), une description de seconde main des cultures des différents groupes ethniques, et ensuite dans les travaux explicitement théoriques écrits en France, notamment dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972).

[5] Bourdieu essaye de marquer ses distances avec un des théoriciens de la modernisation de l’époque – Daniel Lerner (1958) – en critiquant sa caractérisation psychologique de la modernité comme reconnaissance de l’autre, expression de l’empathie et une rationalité librement choisie. Comme les attitudes face au monde, la « tradition » ou la « modernité », ne sont pas librement choisies, dit Bourdieu, mais sont le produit de conditions matérielles spécifiques, du conflit entre des civilisations inégales sous le colonialisme (Bourdieu, 1958, p. 117, 119-20). Mais les concepts de tradition ou modernité ne sont jamais remis en cause, seulement redéfinis.

[6] Bourdieu (2000), s’appuie sur son célèbre cas du cuisinier Kabyle – un homme qui change souvent de petit boulot. Il y a peu de chose qui prouve que ceci soit un signe d’anomie ou relève d’un habitus traditionnel. Au contraire, le cuisinier nous montre une grande habileté entrepreneuriale en s’adaptant aux exigences de la vie urbaine sous le colonialisme.

[7] Gramsci semble avoir pensé que soit la guerre de position précède la guerre de mouvement (à l’Ouest où la société civile est forte), soit la suit (à l’Est avec sa société civile non développée où le socialisme serait construit après la révolution). Fanon avait compris les dangers d’attendre l’indépendance pour engager la lutte pour le socialisme.

[8] Il est intéressant de noter que Fanon et Bourdieu ont soutenu des visions opposées de la classe ouvrière dans le capitalisme avancé : pour Fanon elle est potentiellement révolutionnaire, alors que pour Bourdieu elle ne l’est pas. Bien qu’il n’y ait aucun signe du fait que Fanon ait lu Gramsci, il avait une conception très gramscienne de l’Ouest avec une société civile développée, et une bourgeoisie capable de faire des concessions, ce qui était n’était pas le cas à la périphérie.  (Fanon, 1961 : p. 10, pp. 41-42, p. 108, pp. 159-160, p. 168 )

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