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Aurore Koechlin propose ici un compte-rendu de l’ouvrage de Silvia Federici : Le capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019, 192.

On pourra également lire son compte-rendu du livre de Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, et son livre – La Révolution féministe – à paraître fin août aux éditions Amsterdam.

Le nouvel ouvrage de Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, s’inscrit dans une double actualité. D’une part, il fait suite à une série d’ouvrages publiés en l’espace de quelques mois cette année venant poser à nouveaux frais la question de la stratégie pour le mouvement féministe, à l’heure où une quatrième vague du féminisme prend une dimension internationale, massive et incontestable[1]. Mais il s’inscrit aussi dans une actualité proprement française de la réception de Silvia Federici, qui a été (re)découverte à l’occasion de la traduction coup sur coup de deux de ses ouvrages principaux[2]. Elle est ainsi en partie responsable du renouveau de la vogue au sein du féminisme français pour la figure de la sorcière[3]. En outre, c’est par Silvia Federici que la majorité du public français a découvert les notions de reproduction sociale et de travail reproductif, compris comme le travail de production et de reproduction des travailleur·se·s, tant à un niveau quotidien (par le travail domestique notamment – préparation des repas, éducation des enfants, soins de la maison, …) que générationnel (par la procréation)[4]. Enfin, malgré sa position tranchée au sein du marxisme, elle demeure une figure qui suscite l’intérêt parmi différentes tendances politiques opposées du marxisme[5]. Nul doute dès lors que ce nouveau livre viendra confirmer le rôle central que joue Silvia Federici dans le renouveau, en France et ailleurs ces dernières années, d’une perspective indissociablement marxiste et féministe, intellectuelle et politique.

Ce nouvel ouvrage reprend six articles publiés entre 1975 et 2017, mais dont la majorité sont postérieurs à 2014 : on est dans la suite de Point Zéro : propagation de la révolution. Néanmoins, si dans Point Zéro le coeur de la réflexion portait sur la notion de reproduction, comme l’indiquait son sous-titre (« Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe »), le nœud de cet ouvrage semble résider dans le rapport entre féminisme et marxisme.

Cette question avait fait rage dans les années 1970, à l’heure de la deuxième vague du féminisme. Elle se situait alors à un niveau à la fois théorique, politique et stratégique : un marxisme féministe était-il possible ? Comment articuler une analyse de classe à une analyse de genre ? La catégorie « femme » pouvait-elle constituer le sujet du féminisme, ou masquait-elle une diversité de situations voire des rapports de domination entre les femmes ? Les débats s’étaient alors focalisés en partie sur deux aspects. Le premier reposait sur la question de savoir si on était confronté·e·s à un seul système capitaliste, ou à plusieurs systèmes, l’un patriarcal et l’autre capitaliste, comme le défendait par exemple Christine Delphy. Le deuxième reposait sur la question de savoir si on pouvait qualifier le travail domestique de travail productif ou non (ce qui avait d’importantes répercussions au niveau stratégique, car s’il n’était pas productif au sens marxiste du terme, c’est-à-dire producteur de sur-valeur, cela voulait-il dire qu’il n’était pas central pour la société et que, dès lors, les femmes en tant que telles ne pouvaient être un sujet révolutionnaire central ?).

Aujourd’hui, alors que la crise du capitalisme atteint un niveau sans précédent et que dans le même temps on assiste à un renouveau des luttes sociales et en particulier féministes, notamment en Amérique Latine, en Italie ou dans l’État espagnol, la question mérite d’être posée à nouveau. Pour reprendre Federici, « peut-on concevoir aujourd’hui un rapport entre marxisme et féminisme autre que le “mariage malheureux” qu’Heidi Hartmann a décrit dans un article souvent cité de 1979 ? »[6].

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Un marxisme féministe ?

Dans cet ouvrage, Federici répond clairement par l’affirmative. Elle défend  une vision marxiste et féministe, « avec les apports et les critiques du marxisme », et où « “féministe” signifie “centré sur le processus de reproduction” »[7]. Qu’entend-elle par là ? Un des aspects centraux de sa réflexion réside à mes yeux dans la nécessité qu’elle souligne de penser à la fois avec Marx et contre lui.

Avec lui d’abord car comme le souligne à juste titre Federici, le féminisme doit beaucoup au marxisme. Dans une période de crise du capitalisme, plus que jamais, son héritage théorique et politique est irremplaçable. Ainsi, son analyse du capitalisme, même si elle doit bien sûr être actualisée, demeure une des plus  aboutie théoriquement dont nous disposions. En outre, il s’agit de conserver la vision de Marx de l’histoire et de la société comme traversées et structurées par les rapports et les luttes entre les classes, ainsi que le lien nécessaire, pour la politique révolutionnaire, entre théorie et pratique, et enfin la centralité du travail pour comprendre les sociétés humaines.

Mais pour Federici il s’agit également de penser Marx contre lui. Comme cela a par ailleurs été souligné par Lise Vogel dans Marxism and the Oppression of Women, Marx a été à très proche de fournir une théorie de la reproduction, mais a échoué. Pour Federici, cela est dû principalement à trois facteurs.

Tout d’abord, le travail reproductif a souffert d’une erreur d’appréciation de la part de Marx, qui l’a pensé comme le vestige d’un autre mode de production, qui serait amené à disparaître avec le développement du capitalisme et de l’industrialisation. Ensuite, malgré son approche historico-sociale des faits humains, il est demeuré en partie prisonnier d’un certain naturalisme, notamment concernant la reproduction biologique, ce qui l’a empêché de la percevoir non seulement comme une activité socialement organisée, mais aussi comme une forme de travail.

Enfin, Marx est, bien évidemment, un homme de son temps, et Federici reconnaît qu’une partie de son erreur provient tout simplement d’une détermination historique. En effet, il n’assiste qu’aux bégaiements de la réorganisation capitaliste de la reproduction qui a lieu selon Federici entre 1870 et 1910, et a pour conséquence de séparer profondément travail productif (salarié) et travail reproductif (domestique), et de faire émerger la figure de la ménagère ainsi que la famille nucléaire. La réalité de l’organisation de la reproduction à l’époque de Marx et Engels était bien plus celle d’une utilisation quasi illimitée de la force de travail, laissant fort peu de place à sa reproduction, réalité que décrit Engels dans La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844.

Dès lors, Federici souligne la nécessité d’amender les catégories de Marx. L’accumulation initiale, outre la séparation du travailleur avec ses moyens de production, a également été synonyme de séparation entre production et reproduction, et d’une sexuation de ces deux processus. Le travail reproductif, tout comme le travail productif, n’est pas « un travail précapitaliste, un travail primitif, un travail naturel mais bien […] un travail façonné par le capital et pour le capital »[8]. Le travail reproductif produit et reproduit la force de travail, quotidienne et générationnelle. Cela nous amène avec Federici « à penser la société et l’organisation du travail sous la forme de deux chaînes de montage : une chaîne de montage qui produit les marchandises et une autre qui produit les travailleurs et dont le centre est le foyer »[9].

L’ouvrage de Federici, à l’image de toute son œuvre, nous semble avoir deux qualités principales. D’une part, on ne peut qu’être frappé par la facilité avec laquelle elle expose des idées parfois très complexes et les traduit non seulement en un langage accessible, vivant, et parfois polémique, mais leur donne également corps avec des exemples toujours éclairants. De l’autre, l’approche théorique qu’elle propose est particulièrement convaincante, dans son effort de renouveler, d’élargir et d’enrichir le cadre d’analyse marxiste en intégrant une théorie de la reproduction sociale. Néanmoins, à partir de là quelques questions subsistent.

 

Des questions qui subsistent

La première concerne son retour historique. En effet, si je suis d’accord avec son analyse d’un mouvement global du capitalisme qui a poussé à l’extrême séparation des sphères productive et reproductive, et provoqué l’émergence de la figure de la ménagère et de la famille nucléaire, il me semble qu’une lecture en termes d’exclusion totale des femmes de la sphère de la production est erronée.

Il me semble plus précis de considérer le rapport des femmes au travail productif et au marché du travail comme fluctuant, plutôt que de théoriser des périodes où elles y participeraient massivement, et des périodes où elles en seraient entièrement exclues. L’histoire du travail a montré que même à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les femmes pouvaient entrer dans la sphère de la production[10]. Il me semble qu’il faut bien plus comprendre leur rôle comme celui d’un variable d’ajustement pour le capitalisme, à l’image du travail des immigré·e·s a à la même époque.

La deuxième remarque porte sur son appréhension des machines, de la technique et des nouvelles technologies. Sa juste contestation d’une certaine vision téléologique marxiste du développement de l’Histoire, et sa remise en question d’un productivisme (parfois conçu comme nécessaire à la société communiste pour se libérer de l’empire de la nécessité), laisse place à mon avis à une vision qui semble parfois critiquer la technique en soi et promouvoir le travail reproductif en tant que tel.

Ainsi, lorsque Federici souligne que le travail reproductif ne peut pas être entièrement mécanisé, ce qui est convainquant, dans la mesure où c’est un travail qui implique un rapport humain (via le travail émotionnel notamment), elle ajoute que de toute façon, quand bien même cela serait possible, « ce n’est pas la société que nous voulons »[11], et elle utilise cet argument par la suite pour montrer les limites d’une perspective d’émancipation par le développement des forces productives.

Or, il me semble qu’il faut ici distinguer deux choses : la mécanisation d’une part, et la marchandisation de l’autre, qui sont trop souvent prises comme allant ensemble. Si la mécanisation va de pair sous la société capitaliste avec la marchandisation, cela ne signifie en rien qu’il en serait de même dans toute société. En outre, il me semble qu’il faut distinguer entre les techniques et leurs usages, sous peine de tomber dans un travers technophobe qui considère les techniques comme mauvaises en soi, oubliant qu’elles n’existent pas en dehors de leurs déterminations sociales, qu’elles sont définies par l’usage social qui en est fait. Ainsi, s’il est possible de mettre au point des techniques permettant de socialiser au moins une partie du travail reproductif, et dont l’usage ne serait pas néfaste à l’environnement, alors pourquoi s’en priver ?

Reprenons l’exemple que donne alors Federici en note de bas de page sur la gestation pour autrui (GPA). Elle se prononce résolument contre, comme une des formes la plus poussée d’exploitation du travail reproductif, effectuée en majorité par des femmes racisées, et qu’elle rapproche de l’esclavage. En outre, elle remet en question la façon dont la GPA utilise le corps des femmes, qui, selon elle, tout en se présentant comme « un enjeu d’émancipation des femmes et de maîtrise de nos corps », transforme en réalité les corps en « un contenant qui n’a aucune créativité »[12]. Mais la critique porte ici sur la marchandisation de la technique, et non sur la technique en soi. En effet, ces arguments ne tiennent plus si on pense la GPA hors du marché, une GPA « altruiste », garantie par la loi, sur le modèle actuel du don d’organes[13]. À moins de reconnaître que le problème vient de cette forme de reproduction biologique technicisée, ce avec quoi je suis en désaccord.

 

Quelle stratégie ?

Enfin, je terminerai par la question stratégique. Quelle est la stratégie marxiste et féministe qui découle de l’analyse théorique de Federici ? Selon elle, on assiste à une nouvelle étape de l’accumulation initiale, qui a pour effet de séparer les travailleurs des moyens de leur reproduction, bien marquée par la privatisation et la marchandisation de nouveaux « communs », comme les terres des pays du Sud, l’eau, l’air, etc.

Parallèlement, suite à l’extrême partition entre travail productif et travail reproductif, l’un effectué dans les lieux de production, l’autre au foyer, on assiste à une nouvelle métamorphose de l’organisation sociale du travail reproductif, avec une marchandisation accrue du travail reproductif. Ainsi, pour Federici, les moyens de la reproduction deviennent le principal objet d’une nouvelle accumulation du capitalisme. C’est pourquoi elle défend l’idée qu’il faudrait lui opposer une « politique des communs » : il s’agirait de « renforcer la coopération sociale », « réduire le contrôle du marché et de l’État sur nos vies », « encourager le partage des richesses », afin de « mettre des limites à l’accumulation du capital »[14].

Elle voit des tentatives de politique des communs dans le jardinage urbain, l’achat et la préparation des repas en commun, les logiciels libres, les banques de temps où des individus au sein d’une communauté échangent des services sur la base du temps qu’ils nécessitent et non de l’argent… Elle défend que la révolution ne peut venir que « par le bas », et ne saurait passer par une conquête du pouvoir politique.

Les communs constitueraient ainsi pour Federici une alternative à l’État : il nous faudrait construire ici et maintenant la société communiste. En effet, argumente Federici, l’État est en crise, et de plus en plus critiqué au-delà des milieux radicaux. Entièrement dirigé vers l’accumulation capitaliste, il ne saurait être réapproprié à une autre fin. Enfin, le prolétariat étant traversé par des rapports sociaux de domination, une dictature du prolétariat reviendrait à une dictature des hommes blancs de la classe ouvrière : « Car il faut s’attendre à ce que ceux qui disposent de davantage de pouvoir social dirigent le processus révolutionnaire vers des objectifs susceptibles de maintenir leurs privilèges »[15].

Cette position pose plusieurs questions. D’une part, on ne voit pas très bien comment la politique des communs parviendra concrètement à renverser le capitalisme, ou même à changer d’échelle. Que les luttes autour des communs (pensons aux ZAD par exemple) soient particulièrement dynamiques et importantes, cela est certain, de la même façon qu’elles constituent une source d’inspiration et de motivation pour l’ensemble du mouvement social.

Pour autant, cela suffit-il à constituer une stratégie ? En France, les effets de contamination des ZAD n’ont eu qu’un temps, et l’État sait alterner entre la répression féroce et la négociation rusée pour casser toute tentative de construction pérenne des communs ici et maintenant. C’est pourquoi il semble aujourd’hui toujours nécessaire de poser la question de l’affrontement direct avec le pouvoir, comme le font d’ailleurs les gilets jaunes depuis maintenant plus de six mois. Autrement dit, la question du pouvoir ne peut être esquivée.

Il ne s’agit bien sûr pas de prendre le pouvoir pour modifier à la marge une société structurée par des rapports d’exploitation et de domination, mais de prendre le pouvoir pour abolir ces rapports. Dans ce mouvement, si nous pensons avec Federici que l’État capitaliste est un appareil de reproduction des rapports d’exploitation et de domination que nous cherchons à abolir, nous estimons qu’un État sera nécessaire durant la phase de transition vers une société libérée du capitalisme patriarcal, précisément comme instrument pour faire émerger cette nouvelle société.

Enfin, pour reprendre son dernier argument, outre qu’il vaut pour n’importe quelle stratégie, et que la politique des communs peut très bien reproduire les rapports de domination, il me semble que la théorie de la reproduction sociale y répond. En montrant que la reproduction de la force de travail est centrale au système capitaliste, et plus globalement, à toute société, elle montre qu’une révolution communiste est impossible sans révolution féministe. Un renversement du système actuel ne pourra passer que par une réorganisation de la production par la socialisation des moyens de production et par une réorganisation de la reproduction par la socialisation des moyens de reproduction (cantines et habitations collectives, socialisation de l’éducation des enfants, destruction de la forme juridique et sociale de la famille, etc.).

Certes, cela se fera très certainement par l’imposition d’un rapport de force. Certes, la socialisation des moyens de reproduction ne suffira pas à détruire entièrement la domination de genre, mais il en va exactement de même de la domination de classe. La lutte entre l’ancienne société et la nouvelle perdurera bien longtemps après la révolution. Aucune stratégie ne peut prétendre pouvoir se prémunir absolument et une fois pour toutes de la reproduction des dominations sociales. La seule garantie que nous puissions avoir est celle de disposer d’un mouvement féministe révolutionnaire fort. C’est là notre tâche aujourd’hui et, en ce sens, l’ouvrage de Silvia Federici est sans conteste un excellent point de départ.

 

Notes

[1] Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La fabrique, 2019 et Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99%. Un manifeste, Paris, La Découverte, 2019.

[2] Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, Paris, iXe, 2012 et Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Entremonde, 2014 (2012).

[3] Comme en témoignent sur des plans très différents la création du Witch Bloc en 2017 ou l’énorme succès du livre Sorcières. La puissance invaincue des femmes de Mona Chollet aux éditions La Découverte en 2018.

[4] Voir notamment « La source de vie du capitalisme : la base domestique et sociale de l’exploitation » de Tithi Bhattacharya, Contretemps, 2018.

[5] La diversité politique du public rassemblé à la présentation de son livre à la librairie L’Atelier à Paris le 16 mai 2019 en témoigne. Elle a néanmoins suscité des critiques, notamment de Christophe Darmangeat.

[6] « Omnia sunt communia », p. 63.

[7] « En guise d’introduction. Marxisme et féminisme : histoire et concepts », p. 23.

[8] « En guise d’introduction. Marxisme et féminisme : histoire et concepts », p. 19.

[9] Ibid.

[10] Voir notamment l’article “Women’s Work and the Family in Nineteenth-Century Europe” de Joan Scott et Louise Tilly dans Comparative Studies in Society and  History, Vol. 17, N°1, janvier 1975.

[11] « En guise d’introduction. Marxisme et féminisme : histoire et concepts », p. 24.

[12]  Ibid.

[13] Voir notamment « Une gestation pour autrui “éthique” est possible » de Jennifer Merchant, Travail, genre et sociétés, 2012/2 n°28, p. 183-189.

[14] « Omnia sunt communia », p. 70.

[15] Ibid., p. 107.

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