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Dans cet entretien Robert Boyer – économiste à Paris-Jourdan Sciences Économiques (PSE) – présente ses analyses sur  le devenir de la croissance capitaliste au XXIème siècle, la mondialisation, les crises financières et les enjeux économiques du changement climatique. 

Cet article est paru dans le dossier « Capitalisme, Crise et Développement » de la revue Contretemps (numéro 21, février 2008).

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Tes travaux mettent l’accent sur l’existence de différents types de capitalisme. Tu utilises dans tes travaux récents le terme anthropogénétique pour décrire le modèle de croissance actuel dans les pays de la triade (UE, USA, Japon). Quels sont les éléments communs que tu veux désigner par cet adjectif ?

Il convient de distinguer entre détection des différentes formes de capitalisme et nature des régimes de croissance émergents. Il faut par exemple se souvenir que le modèle fordiste de l’après-guerre se déclinait selon des formes institutionnelles sensiblement différentes, qu’il s’agisse du rapport salarial, des relations état-économie ou encore de la couverture sociale. À priori, une diversité équivalente devrait s’observer pour le modèle anthropogénétique, même si son possible établissement est encore lointain. Sa détection par les régulationnistes tient à la conjonction des recherches sur la nature des systèmes nationaux de protection sociale et des analyses des avatars de la nouvelle économie comme régime d’accumulation émergent du début du présent siècle. Fondamentalement, il s’agit d’un régime dans lequel une fraction croissante de la production et de la consommation porte sur l’éducation, la formation, la santé, les loisirs. Autant d’activités qui sont intensives en travail, y compris qualifié, et dont le but n’est autre que de reproduire l’homme par le travail humain, d’où son nom.

Il est remarquable qu’il soit, pour l’instant et en général, perçu comme un dysfonctionnement du régime macroéconomique contemporain. Aux États-Unis, de façon très marquée, mais dans la plupart des autres pays aussi, n’observe-t-on pas une croissance permanente du prix relatif de la santé au point d’apparaître comme un facteur d’inflation ? Simultanément, dans les pays de vieille industrialisation, la croissance de l’emploi des dernières décennies s’est portée, certes sur la finance et les services aux entreprises, mais tout aussi massivement encore sur les services à la personne, la santé, les loisirs. Troisième indice d’émergence du modèle anthropogénétique, quelle que soit leur forme d’organisation, tous les systèmes de couverture sociale rencon­trent des problèmes récurrents de financement, que ce soit sous la forme de déficits des systèmes publics, comme c’est le cas en Europe, ou de renégociation à la baisse de cette couverture dans les grandes entreprises américaines, par exemple de l’automobile. De façon plus analytique, les statistiques de la comptabilité nationale confortent cette hypothèse d’une croissance séculaire de la part des dépenses anthropogénétiques en valeur dans le PIB.

Il est une différence importante par rapport au fordisme : ce modèle ne suffit pas à résumer l’ensemble de la dynamique macroéconomique, ne serait-ce que parce qu’elle dérive pour une large part de la financiarisation et l’internationalisation. À partir de ces traits communs, ce régime potentiel se décline très différemment selon les formes de capitalisme.

Dans le capitalisme social-démocrate, au-delà de réformes visant à assurer une fourniture des services correspondants par le secteur privé, le financement demeure essentiellement public et la couverture universelle.

Dans le capitalisme de marché financier de type anglo-saxon, c’est de la multiplication des intermédiaires et de leur mise en concurrence que l’on a longtemps attendu la stabilisation des dépenses anthropogénétiques. Or du fait de la particularité du changement technique dans le secteur de la santé, qui augmente les moyens nécessaires au soin de maladies de plus en plus diffi­ciles à surmonter, comme les États-Unis qui sont aux avant-postes de ce régime anthropogénétique enregistrent de façon précoce les tensions propres à ce modèle.

Les capitalismes à forte impulsion étatique du Nord de l’Europe s’inscrivent dans une position intermédiaire alors que les pays de la périphérie de l’Europe, en particulier de l’Europe du Sud, continuent à dépendre très largement de la solidarité familiale entre générations qui garantit une certaine sécurité de l’individu.

Enfin, le capitalisme méso-corporatiste de type japonais ou coréen manifeste une variante encore différente dans laquelle la grande entreprise joue un rôle déterminant tant dans la formation des compétences que dans la couverture sociale, ce que complète la densité des réseaux sociaux opérant au niveau local.

Dernier argument en faveur du travail silencieux mais puissant de ce régime : il s’applique tout autant aux pays en voie de développement puisque les théories aussi bien que les stratégies contemporaines insistent sur la formation des capacités comme condition tout autant que résultat du développement, par l’intermédiaire de l’élargissement de l’accès à l’éducation, à la santé et à la culture. Mais dans ce cas encore, les régimes de croissance se déclinent de façon variée selon les pays et ils sont extrêmement différents de ceux à l’œuvre dans les pays de vieille industrialisation.

 

Ce modèle de croissance peut-il se généraliser ou assiste-t-on à une reconfiguration/ re-hiérarchisation des relations centre-périphérie ou Nord-Sud à la faveur d’une nouvelle division internationale du travail ?

Au-delà de ces traits communs, il faut souligner que les relations Nord-Sud ont changé mais que l’opposition entre les deux ensembles continue à s’exprimer de façon différente.

En premier lieu, alors que l’on croyait le club des pays industrialisés définitivement fermé aux pays suiveurs du fait de la barrière des rendements croissants et des effets d’hystérésis, la percée du Japon puis des pays du Sud-Est asiatique, et plus récemment de la Chine et de l’Inde a ouvert une phase de l’économie mondiale. Les rendements croissants dans l’industrie manufacturière sont maintenant du côté de la Chine du fait de son énorme réservoir de main-d’œuvre et des potentialités de son marché intérieur. Mais il s’agit là de successeurs du régime fordiste comme modèle productif manufacturier et non pas du modèle anthropogénétique, tant la couverture sociale demeure extrêmement modeste en Chine comme en Inde.

En second lieu, la dernière décennie a été marquée par un changement dont on perçoit aujourd’hui à peine la portée. Les crises financières des années 1990 ont eu un coût extrêmement élevé dans les pays de la périphérie, du fait de la fragilité de leur système bancaire et de leur dépendance à l’égard du flux et du reflux des capitaux internationaux. Depuis lors, la plupart de ces pays ont choisi d’accumuler des réserves de change à travers un fort excédent commer­cial afin de prévenir les risques de dévaluation de la monnaie nationale, de crise financière majeure et par voie de conséquence d’imposition par le FMI de plans d’ajustement structurel. Précaution d’autant plus justifiée que pour la plupart, ces plans ont contribué à l’aggravation de la situation sociale et même, dans certains cas, économique.

Les macroéconomistes américains se sont aperçus de ce changement puisque les plus avisés d’entre eux élaborent des modèles à deux pays dans lesquels la conjoncture mondiale ne dépend plus seulement des décisions unilatérales des États-Unis mais de la stratégie du reste du monde. L’ampleur du déficit commer­cial américain conduit alors à se focaliser sur les relations États-Unis/Chine et la question du régime de change chinois du côté américain, l’insuffisance de l’épargne et de compétitivité américaine du côté chinois. Une nouvelle configuration de l’économie internationale est en train d’émerger et les théoriciens n’ont pas encore développé les outils permettant d’analyser clairement et complè­tement ses conséquences sur la stabilité de l’économie mondiale.

 

L’économiste américain Kenneth Rogoff affirmait récemment que les dépenses de santé vont entraîner un basculement du capitalisme au socialisme1. Que penses-tu de ce « sens de l’histoire » ?

Un autre indice significatif est intervenu concernant la reconnaissance du rôle des dépenses de santé dans la dynamique économique américaine. Au début de l’année 2007, a été organisée une conférence dans laquelle spécialistes de l’économie de la santé et macroéconomistes se sont interrogés sur la possibilité d’enrayer la croissance des dépenses de santé et leur conséquences macroéconomiques. Ainsi, s’est ouvert un concours entre économistes pour essayer de concevoir la meilleure organisation du financement et de la gestion du système de santé qui permettrait de concilier efficacité économique et équité. Si la tentation est grande de multiplier la concurrence entre tous les types d’intervenants (les assureurs, les offreurs de soins, les entreprises, les autorités d’évaluation de la qualité, etc.), il ressort que c’est précisément la stratégie de marchandisation qui conduit au paradoxe américain, à savoir le système le plus dispendieux et passablement inégalitaire puisqu’une fraction croissante des Américains n’est plus couverte par une assurance santé.

Si on lit correctement le cœur des arguments échangés entre les trois principaux programmes de réforme, l’économiste, dès lors qu’il s’affranchit de ses préjugés et penchants idéologiques, est condamné à reconnaître que l’équivalent d’un système national de santé serait une meilleure solution que celui qui s’est progressivement développé aux États-Unis. Kenneth Rogoff fait partie de ces derniers. Pour autant, il ne s’agit pas de socialisme mais de gestion collective de la santé, car c’est la forme qui évite les luttes concurrentielles pour attirer les individus les mieux portants et elle engrange les bénéfices d’une adhésion obligatoire à un même régime quels que soient le risque et le statut. D’un strict point de vue théorique, en effet, le modèle anthropogénétique, tout comme en son temps celui de l’économie de la connaissance, est un défi à la marchandisation et une incitation à une prise en charge collective. Un héritier de Marx ne manquerait pas de souligner l’ironique confirmation de l’un des pronostics de ce dernier, dans le contexte nouveau du xxie siècle : le capitalisme porte en germe une forme de collectivisation. Mais attention, nul déterminisme ne prévaut en la matière car le critère de l’efficacité sociétale ne conditionne en rien l’émergence effective d’un régime anthropogénétique à forte connotation collective. Tout dépend de la lutte des idées, des programmes et des intérêts… et finalement du politique. Or, en la matière l’encéphalogramme plat des socialistes au niveau mondial est des plus inquiétants.

 

Du point de vue de la relation salariale, quelles sont les implications de ce nouveau modèle de croissance ? La précarisation des statuts observée est-elle à mettre en lien avec cette mutation de l’activité ?

On se souvient d’un résultat central de l’analyse des transformations du rapport salarial au cours des deux dernières décennies. En rupture avec la tendance antérieure à une certaine convergence, par mimétisme, de la relation salariale fordienne, l’internationalisation, le changement de paradigme technologique et plus encore la rupture de fait des alliances politiques antérieures ont conduit à l’éclatement de la relation salariale selon trois modalités contrastées : la stabilité polyvalente, la flexibilité de marché et le modèle du professionnel. C’est ainsi la diversification des formes d’organisation du travail – la taylorisation n’est-elle pas en train de se développer dans le travail intellectuel, y compris de conception et plus encore dans les services ? – plus que l’émergence du modèle anthropogénétique qui façonne l’évolution des institutions du travail et les inégalités sociales. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est si difficile de détecter une logique de l’accumulation aussi claire que l’était celle de la production et de la consommation de masse. Aux États-Unis par exemple, les évolutions macroéconomiques sont façonnées par la conjonction de la financiarisation, de l’ouverture internationale et de la montée des dépenses anthropogénétiques.

C’est un défi adressé à la théorie de la régulation et une prime donnée à une conception néohayekienne de l’évolution du capitalisme. Pour leur part, les théoriciens néoclassiques continuent à plaider pour des réformes visant à l’implantation de leur modèle fétiche, celui dans lequel le travail se réduit à n’être qu’une marchandise comme les autres, sous l’égide d’une unification du contrat de travail. Or, les évolutions contemporaines vont dans la direction d’une hétérogénéité croissante, tant de l’organisation du travail que des formes du contrat d’emploi.

 

L’intégration de la contrainte écologique. La question écologique se présente comme une nouvelle contrainte pour le capitalisme. Gouvernements et grandes firmes semblent pris d’une frénésie écologique tardive. D’un point de vue systémique comment d’après toi les différents types de capitalisme peuvent-ils intégrer et gérer cette nouvelle contrainte ?

Une remarque générale d’abord : la conjoncture intellectuelle et politique actuelle n’est pas sans rappeler celle consécutive au premier choc pétrolier. Déjà à cette époque les politiques conseillaient aux citoyens d’abandonner l’automobile et de ne se déplacer qu’à bicyclette. Plus sérieusement, le caractère fini des ressources naturelles jouait déjà le rôle du pic de production pétrolière que nombre d’experts anticipent pour la décennie à venir. Autre analogie, les économistes se divisaient entre des malthusiens pour lesquels la croissance était condamnée à terme et les optimistes pour lesquels l’innovation technologique était supposée résoudre à terme tous les problèmes de pénurie des matières premières. Aujourd’hui ce même espoir est mis sur la puissance d’une grappe d’innovations qui seraient suscitées par les contraintes écologiques (pollution, réchauffement climatique, pénurie d’eau, pénurie de terrains agricoles).

Comment expliquer que ces vertueuses intentions des années 1970 soient restées en jachère si longtemps ? C’est que probablement le temps de l’économie n’est pas celui de l’écologie : l’impératif de profit peut conduire à épuiser des ressources naturelles avant même que la flambée des prix permette de corriger les excès des prélèvements sur la nature. Lorsque le signal des prix se manifeste, il est déjà trop tard.

Or, les quatre ou cinq formes de capitalisme, fondées sur des logiques différentes – le marché, l’État, la négociation entre partenaires sociaux, l’internalisation par la firme du plus grand nombre possible d’externalités tant économiques que sociales ou encore le recours à la solidarité familiale – sont susceptibles de donner des réponses très contrastées à l’impératif écologique. Confiance (naïve, on l’a vu) dans l’efficacité des signaux de marché, contrainte étatique et recours à la fiscalité, internalisation par les acteurs économiques de l’impératif écologique ou encore recherche de leur intérêt bien compris des entreprises constituent autant de réponses à ce même défi. Tout porte donc à penser qu’un futur modèle de croissance tirée par l’innovation écologique se déclinera encore selon les modalités aussi diverses que celles déjà observées dans le passé. Sans oublier que les capitalismes dits émergents (Brésil, Chine, Inde) ont toute chance de converger vers une forme originale : ils apporteront sans doute une autre solution à la question des ressources naturelles et de l’écologie.

En outre, il ne faut pas oublier que la flambée des prix relatifs des ressources naturelles est en elle-même porteuse d’un ralentissement de la croissance, dans la mesure où elle limite l’offre compétitive et déplace le revenu vers les économies rentières, à fort taux d’épargne. On ne saurait négliger ce régulateur endogène des relations entre écologie et macroéconomie. C’est lorsque les prix flambent que s’amorcent les stratégies qui vont conduire à leur ajustement à la baisse et réciproquement, c’est lorsque le pétrole est extrêmement abondant que se nouent les évolutions qui vont conduire au relâchement des efforts d’économie. Bref, il faut se souvenir que l’accumulation ne coule pas comme un fleuve tranquille mais qu’elle est marquée par des phases d’euphorie puis de grippage et de stagnation. La perception des problèmes écologiques met au jour un cycle équivalent.

 

Mais la contrainte écologique est aussi une contrainte individuelle en termes de nuisances au niveau de la santé ou des loisirs. Dans le cadre du modèle anthropogénétique, sa prise en charge est donc une source d’activité économique extrêmement vaste… Doit-on pour autant en conclure que s’annonce un scénario optimiste qui se traduirait par une réorientation du progrès technologique vers la croissance écologique ?

On dispose pour l’instant de peu d’évaluations quantifiées de l’impact par exemple de la pollution sur certaines maladies et les effets de santé publique du réchauffement climatique n’ont été perçus en France qu’incidemment lors de la multiplication des décès consécutifs à la canicule d’août 2003. L’impact de ce même réchauffement climatique sur les sports d’hiver commence à se poser mais n’est pas encore un problème central. Il est peut-être éclairant de se référer à l’expérience japonaise car c’est dans ce pays que sont intervenus les premiers scandales écologiques de l’ère fordienne, ce qui a suscité en retour l’édiction de règles beaucoup plus strictes… à partir desquelles les industriels ont dû innover pour proposer ensuite au marché mondial des biens plus respectueux des préoccupations écologiques.

Par contre jusqu’à une date récente, tant les États-Unis que la Chine, dont on connaît le poids dans l’économie mondiale, ont fort peu pris en compte cet impératif. C’est un dilemme typique du bien public mondial qu’est la stabilité climatique. On serait tenté d’avancer qu’une inflexion significative de la trajectoire antérieure ne peut intervenir que sous l’effet d’une multiplication des interventions publiques à travers les normes, la fiscalité, les subventions. Ces interventions se situent à priori à des niveaux très différents selon que l’on traite de la gestion de l’eau, de la pollution atmosphérique ou du réchauffement climatique. À cet égard, le succès actuel de la « responsabilité sociale des entreprises » montre la mollesse des contraintes qui pèsent sur les grandes entreprises internationales dont les bonnes actions sont supposées volon­taires car dérivant d’une éthique.

Enfin, l’histoire écologique longue du processus d’industrialisation montre que le système a dû buter sur un effondrement de la niche écologique pour que soient prises en compte de facto les contraintes environnementales. On songe par exemple à la quasi-disparition de certaines forêts lors de la première industrialisation anglaise. Sur un horizon plus long encore, les travaux archéologiques montrent que des civilisations entières se sont effondrées en particulier sous l’effet de l’épuisement des ressources naturelles sur les­quelles elles étaient basées. Bref, il n’est pas sûr que le scénario optimiste – l’innovation va permettre de surmonter les contraintes écologiques – soit le plus vraisemblable, en dépit même des efforts des scientifiques pour développer les instruments nécessaires à un diagnostic et d’éventuelles thérapies. Demeure en effet la glorieuse incertitude des modèles physiques permettant de cerner l’impact des activités humaines sur l’écosystème.

 

L’essentiel de la contrainte écologique résulte de l’industrialisation, dès lors la tertiarisation des pays du Nord pourrait sembler rendre relativement simple l’intégration de la contrainte écologique. La principale interrogation viendrait alors des pays du Sud. Leur développement économique actuel s’inscrit-il dans une logique de rattrapage qui implique une prochaine tertiarisation ? Ou s’agit-il d’une nouvelle spécialisation durable sur les produits industriels dans la division internationale du travail, beaucoup plus préoccupante d’un point de vue écologique ?

Il faut peut-être se défier de l’idée séduisante selon laquelle la tertiarisation de l’économie suffirait par elle-même à atténuer très largement la butée de la croissance sur la contrainte écologique. Un rappel historique est éclairant : à l’époque de la nouvelle économie, à la fin des années 1990, certains experts avaient émis le pronostic que la demande d’énergie et de matières premières allait se réduire considérablement puisque l’essentiel de l’activité économique tiendrait aux échanges d’informations entre individus collés derrière leurs écrans d’ordinateur qui n’auraient plus à se déplacer ni à prélever sur la nature autant que par le passé. Hélas, la flambée des prix de l’immobilier dans la Silicon Valley, terre d’élection de la nouvelle économie, est venue rappeler la pertinence du mécanisme ricardien, à savoir la croissance des rentes lorsque sont mobilisés les rendements d’échelle et de gamme de l’industrie.

Deuxième limite à cette vision irénique du tertiaire, c’est une illusion d’optique des pays du Centre que de conclure à la contraction de l’emploi et de la production industrielle. En effet, la désindustrialisation du Nord est compensée et au-delà, par l’essor rapide des nouveaux pays industrialisés (NPI) aux premiers rangs desquels le Sud-Est asiatique d’abord, la Chine aujourd’hui, et peut-être demain l’Inde. Il faut aussi relativiser l’idée que ces pays « rattrapent » car cela serait supposer que la cible et le point d’aboutissement des « économies émergentes » seront la configuration actuelle des pays du Nord. Or le modèle des étapes de la croissance de Rostow est dépassé car dans la nouvelle configuration de l’économie mondiale, le fait que les pays entrant dans la modernité peuvent se doter des technologies mondiales et la taille même de ces derniers vont induire une série de trajectoires originales. Il y a une dizaine d’années une célèbre prise de position de Larry Summers2 envisageait qu’effectivement les industries polluantes soient exportées vers le Sud. Mais aujourd’hui les problèmes d’environnement et de pénurie des ressources sont tels que les autorités du Sud envisagent d’édicter des normes au moins aussi sévères que celles des pays développés… même si cela s’avère difficile à appliquer. Situation complexe donc qui dépasse les dichotomies usuelles entre industrie et tertiaire ou entre Nord et Sud.

 

Au niveau global, la croissance actuelle s’accompagne de mouvements de capitaux inédits à l’échelle historique. Au niveau des individus des pays riches, la financiarisation est également de plus en plus présente avec la multiplication d’instruments financiers individualisés. Penses-tu que la crise financière qui a débuté en août remette en cause cette évolution ? Ou bien s’agit-il plutôt de ce que les régulationnistes appellent une « petite crise » ?

Il faut resituer la crise actuelle des produits dérivés des marchés hypothécaires dans la longue histoire des innovations financières. On est en effet frappé de détecter une séquence quasiment invariante dans la totalité des épisodes historiques de spéculation. Un inventeur propose un nouvel instrument financier dont le rendement privé, initial, apparaît prometteur. Frappés par ce succès, les suiveurs se précipitent pour exploiter ce bon filon et pour ce faire utilisent toutes les facilités que présente l’accès au crédit. Tant et si bien que les gains initiaux s’érodent, pis même, ils en viennent à déstabiliser l’ensemble du système financier du fait de la multiplicité des interdépendances entre entités et instruments financiers.

De façon plus précise, pour avoir voulu financer des ménages américains qui n’avaient pas à priori les moyens d’accéder à la propriété de leur logement et diffuser le risque à un grand nombre d’autres acteurs, le système de ces produits dérivés a fini par buter sur l’évidence : le risque avait été transféré et diffusé mais il n’avait pas été éliminé. Il fait même retour sur les banques qui avaient cru s’en débarrasser puisque ces dernières avaient titrisé leurs crédits, même les plus risqués. Or elles avaient aussi accordé leur crédit à ceux des agents qui acceptaient de détenir ces titres et produits dérivés. Comme par ailleurs, ils sont extrêmement différenciés et par conséquent difficiles à compta­biliser, le système financier bute sur l’opacité du bilan effectif des créances et des dettes. D’où une crise financière majeure.

Crise de régulation ou crise du mode de développement ? Sur ce point les théories régulationnistes introduisent une distinction clé. Jusqu’à présent, à l’automne 2007, il s’agit d’une crise de régulation du système financier au sens où les règles et institutions publiques qui l’encadrent se sont avérées incapables de surmonter rapidement la crise de confiance qui frappe la plupart des établissements financiers. L’édiction de nouvelles règles du jeu – vigoureuse action publique en vue de créer un organisme de défaisance des créances douteuses, interdiction des hors bilans, des Structured Investment Vehicules (SIV), retour sur la réforme du système comptable dit de market-to-market,… – pourrait à priori éviter qu’une crise du système financier se transforme en une crise du système économique mondial.

Il s’agit donc d’une crise intermédiaire entre une petite crise cyclique et une grande crise du régime d’accumulation. Mais il n’est pas exclu que la paradoxale complexité des interdépendances entre instruments financiers d’une part et entre pays d’autre part, et l’incapacité des pouvoirs publics à intervenir débouchent sur une grande crise. Cependant, toutes les crises financières ne sont pas sur le modèle de celle de 1929-1932. De plus, compte tenu du fait que l’économie américaine n’est plus la seule à déterminer la dynamique mondiale, puisque la conjoncture chinoise tend à jouer un rôle de plus en plus important, existent des sources de stabilisation dans les facteurs réels de l’économie mondiale, en particulier le dynamisme des BRIC3. Dans la course du lièvre et de la tortue, c’est la finance qui réagit le plus rapidement et l’économie réelle qui a la plus grande inertie. Cette contradiction, déjà soulignée par John-Maynard Keynes, continue à marquer la crise du subprime dont l’éclatement date d’août 2007, mais dont les signes précurseurs étaient discernables dès mars 2006. Cela conduit à relativiser la capacité de prévision et d’anticipation des marchés financiers.

 

Quelles sont les implications en termes de redistribution des richesses de la gestion de cette crise par les banques centrales ? N’est-ce pas les agents les plus riches, ceux qui ont pris des risques inconsidérés, qu’on est venu sauver ?

En fait, le processus de transfert de richesses associé au déroulement et à la sortie des crises financières demeure particulièrement obscur car rares sont les recherches qui parviennent à obtenir et traiter les données pertinentes. Bien malin serait l’économiste qui serait capable par exemple de faire un bilan de ces transferts après l’éclatement de la convertibilité peso/dollar en Argentine ou même de rendre compte de la redistribution des richesses au Japon, après l’éclatement de la bulle spéculative des années 1980.

La situation est un peu plus claire concernant les crises de la dette souveraine. En effet dans ce cas, les organisations financières internationales, aux premiers rangs desquelles le FMI, jouent le rôle de défenseur actif des intérêts des créditeurs. À grands traits les transferts vont des citoyens de la périphérie qui ont payé par l’impôt la recapitalisation du système financier vers les grandes institutions financières du Nord. Sur ce point, la démonstration de Joseph Stiglitz est éclairante et ne manque pas de rejoindre celle élaborée de longue date par les analystes radicaux et les altermondialistes. Il est une exception : à certaines époques, dans les années 1980 par exemple, la dette extérieure de certains pays était si importante qu’elle donnait un pouvoir de négociation à leurs dirigeants puisque l’arrêt de leur refinancement aurait signifié une crise du système financier des pays du Nord. Mais la crise argentine a changé la donne.

 

La plus grande probabilité d’une crise économique catastrophique induite par la financiarisation est-elle contrebalancée par une meilleure capacité des autorités monétaires et des gouvernements à faire face aux déséquilibres financiers majeurs ? Peut-on s’attendre à une autodiscipline du capitalisme par un renforcement de la réglementation et des mécanismes prudentiels ?

C’est en quelque sorte la dialectique de l’arme et de la cuirasse : très généralement c’est l’innovation financière qui précède le renforcement des règles, en particulier prudentielles, qui en assurent la viabilité à long terme. Ceci est donc un facteur de répétition des crises, bien qu’elles aient pour support des instruments financiers toujours renouvelés. D’un autre côté, l’impact des grandes crises financières passées se traduit dans l’évolution des règles du jeu, des méthodes d’évaluation des risques et l’implication des autorités publiques dans la stabilité financière, alors même qu’elles ne cessent d’invoquer le risque d’aléa moral si elles sauvent systématiquement les spéculateurs imprudents. Mais plus la spéculation a été massive, plus les autorités monétaires et fiscales sont contraintes d’intervenir car il leur faut préserver le système des paiements, base de toute économie. Voilà pourquoi Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a finalement été contraint d’approvisionner en liquidité le système bancaire pour éviter un effondrement en chaîne suscité par la crise de la Northern Rock. De même, Ben Bernanke a été contraint de chausser les bottes d’Alan Greenspan et d’alimenter le marché financier au-delà même de sa conception théorique en vertu de laquelle c’est une cible d’inflation qui devrait guider la politique du banquier central pour garantir la prévisibilité de sa politique.

Aujourd’hui donc, le banquier central a aussi, et surtout en situation de crise, pour fonction d’assurer la stabilité financière globale. Nous entrons donc dans un nouvel âge de la politique monétaire. Pendant les Trente Glorieuses, le banquier était keynésien au sens où il visait à stabiliser l’activité économique à la lumière de l’optimisation de l’arbitrage entre inflation et chômage. Avec l’accélération de l’inflation qui marque la crise du fordisme, s’affirme, à partir de 1979, la figure du banquier central conservateur qui considère que sa seule fonction est de lutter contre l’inflation, ne serait-ce que parce qu’il considère qu’à long terme il n’y a plus d’arbitrage inflation/chômage. Le succès de cette stratégie, souvent douloureuse en termes de capacité de production et de chômage se traduit, à partir du milieu des années 1990, par la persistance de taux d’intérêt bas. Associé à de bas taux d’inflation, ce changement suscite l’essor de la spéculation qui se porte tantôt sur les actions, tantôt sur l’immobilier comme aux États-Unis, voire les deux simultanément comme au Japon dans les années 1980.

Qu’il le reconnaisse ou non, le banquier central est – directement ou indirectement – à l’origine de la répétition des bulles spéculatives. Comme un observateur aussi avisé qu’Alan Greenspan se déclare incapable de détecter une bulle financière – alors même qu’il avait su blâmer l’exubérance irrationnelle des marchés en 1997 –, une fois la crise ouverte, il lui appartient d’intervenir pour alimenter en liquidité les agents financiers et permettre tant de rouvrir la Bourse que de soutenir les acteurs du marché immobilier. Ce mouvement se répète d’octobre 1987 à l’automne 2007, sans oublier la spectaculaire intervention au titre du sauvetage de LTCM en 1998. Ainsi le banquier central n’est plus prisonnier du compromis capital – travail fordiste mais il a partie liée avec la finance, ce qui fait tout à la fois sa force et sa faiblesse. On serait tenté d’avancer que banquier central et milieu financier sont dans le rapport du yin et du yang.

La fréquence et l’ampleur des interventions publiques face aux grandes crises financières relativisent beaucoup l’espoir que certains analystes mettent périodiquement dans la capacité d’autodiscipline des financiers eux-mêmes. Il suffit de songer au scandale d’ENRON pour percevoir combien les acteurs privés vont utiliser de façon opportuniste les possibilités d’esquive par rapport à l’idéal, tant célébré mais peu pratiqué, de transparence. L’opacité – à l’égard des tiers tout au moins – des sources de profit n’est-elle pas le secret de la réussite ? Or la stabilité financière globale exigerait que les autorités publiques aient les informations nécessaires pour cerner la réalité de la position des firmes en termes de liquidité et de rentabilité. À nouveau l’exemple des subprimes est éclairant : les acteurs financiers étaient très fiers d’être les seuls à même de juger du risque des actifs qu’ils titrisaient, mais lorsque cette pratique s’est généralisée, l’incertitude de tout un chacun à l’égard des autres a bloqué le principe de la confiance. Seules des autorités publiques peuvent alors tenter de surmonter la défiance par l’ouverture de crédits exceptionnels, les déclarations de soutien à la stabilité financière ou encore de socialisation des pertes. Enfin, il n’est pas anodin de noter que la crise de la Northern Rock vient montrer les limites d’un système financier très largement fondé sur l’auto-organisation de la communauté financière elle-même. Par parenthèse, cela devrait discréditer les recherches contemporaines qui postulent que l’intérêt bien compris d’agents rationnels devrait les inciter à des comportements responsables, c’est-à-dire incapables de déboucher sur une crise financière. Les effets de réputation et la capacité d’auto-organisation ont des limites certaines en matière de prévention des grandes crises financières.

 

Quelles sont les conséquences pour les salariés de l’affaiblissement des garanties collectives, de la financiarisation et de l’individualisation de l’exposition aux risques ? Quels peuvent être, dans ce contexte, les nouveaux points d’appuis pour l’action collective ?

Les recherches régulationnistes s’accordent sur un diagnostic central : depuis environ deux décennies, la recherche de rendements financiers élevés et stables a impliqué un report du risque économique sur les autres acteurs, tout particulièrement les salariés, mais aussi les sous-traitants et les PME. L’interna­tionalisation de la production et la globalisation financière renforcent les effets de ce mécanisme devenu central. Dans la sphère politique, la plupart des gouvernements des Trente Glorieuses traduisaient une alliance de fait entre une fraction moderniste des entreprises et les salariés. Avec la crise du fordisme, les gouvernements tendent à devenir schumpétériens au sens où ils doivent encourager l’établissement sur leur territoire d’entreprises créatrices de valeur ajoutée. Mais dans une troisième étape, la déréglementation financière, tant interne qu’externe, et la multiplication des innovations qui en résultent, donnent un pouvoir sans précédent à la finance. Dans ce contexte devenu très défavorable, les salariés ont eu à développer des stratégies nouvelles, sans jusqu’à présent avoir retrouvé le pouvoir de négociation qu’ils avaient sous le fordisme.

La première stratégie consiste à utiliser les armes de la finance au bénéfice des salariés à travers la création de fonds d’épargne d’entreprises, la cogestion de fonds de pension par capitalisation, dans la lignée des stratégies antérieures de partage du profit et d’intéressement. Cette stratégie est estimable dans la mesure où les salariés compensent ainsi par l’accès à la rémunération du capital une partie de l’érosion de leur salaire. Pourtant, ceci n’a pas rétabli leur pouvoir de négociation faute de pouvoir implanter des fonds d’investissement direct dans l’économie, sans transiter par le marché financier et ses règles d’optimisation du rendement de courte période. Ceci n’enraye donc pas la logique financière et ses effets de déstabilisation des relations salariales.

Une seconde stratégie, certes beaucoup plus difficile à mettre en pratique, consisterait à utiliser l’arène politique et en particulier le processus électoral pour peser sur les gouvernants afin que soient votées des lois renforçant la représentation et le pouvoir des salariés au sein même des entreprises. À bien y regarder, la cogestion allemande est loin de nuire à la compétitivité du capitalisme rhénan et l’implication des salariés dans la grande entreprise japonaise continue à montrer son efficacité une fois surmontée la longue période de consolidation bancaire. Tout le problème est alors d’établir un tel rapport de forces dans les pays où ce principe n’a pu s’établir dans la période de forte croissance et de plein-emploi… alors même que le chômage et l’incertitude sur la pérennité de l’emploi salarié pèsent en permanence sur les stratégies syndicales.

Une troisième stratégie, moins ambitieuse mais intéressante, consisterait à construire de nouvelles bases du syndicalisme tant dans les nouveaux secteurs que dans ceux caractérisés par la flexibilité du marché. On note un mouvement dans ce sens aux États-Unis par exemple, tout particulièrement en Californie. En France, la taylorisation d’une partie des tâches de conception affecte directement des catégories de salariés hier privilégiés, tels les ingénieurs, qui pourraient constituer les bases d’un renouveau syndical. Enfin, l’emploi dans l’avant-garde du secteur financier fait ressortir une tendance paradoxale : par exemple les traders de haut vol sont parvenus à imposer un partage de la valeur ajoutée, prélevant ainsi sur la rémunération des rentiers. Au cœur même de la finance apparaissent donc des principes d’une socialisation – certes toute relative – des gains du capitalisme. Mais hélas, la recherche effrénée du rendement financier a les conséquences opposées sur les salariés dans les secteurs non financiers et ils sont la majorité. Dans ces conditions, est-il réaliste d’imaginer une alliance entre les working rich et les working poor ?

 

Notes

Keneth Rogoff, « Santé : plutôt rouge que mort? », Les Echos, 3 septembre 2007, http://www.lesechos.fr/info/analyses/4616922.htm

Secrétaire au Trésor de Bill Clinton, l’économiste Lawrence Summers a aussi été président de Harvard de 2001 à 2006.

Acronyme utilisé pour désigner les quatre grands pays émergents : Brésil, Russie, Inde et Chine.

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