« Déjà nous ». Le sens politique des classes populaires rurales
Extrait du livre de Benoit Coquard : Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.
Présentation du livre
Qui sont ces hommes et ces femmes qui continuent d’habiter dans les campagnes en déclin ? Certains y fantasment le « vrai » peuple de la « France oubliée », d’autres y projettent leur dégoût des prétendus « beaufs » racistes et ignorants. Mais « ceux qui restent » se préoccupent peu de ces clichés éculés. Comment vit-on réellement dans des zones dont on ne parle d’ordinaire que pour leur vote Rassemblement national ou, plus récemment, à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes ?
Parmi les nouvelles générations, ils sont nombreux à rejoindre les villes pour les études, puis il y a ceux qui restent, souvent parce qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour partir. Ceux-là tiennent néanmoins à ce mode de vie rural et populaire dans lequel « tout le monde se connaît » et où ils peuvent être socialement reconnus. Comment perçoivent-ils alors la société qui les entoure ? À qui se sentent-ils opposés ou alliés ?
À partir d’une enquête immersive de plusieurs années dans la région Grand-Est, Benoît Coquard plonge dans la vie quotidienne de jeunes femmes et hommes ouvriers, employés, chômeurs qui font la part belle à l’amitié et au travail, et qui accordent une importance particulière à l’entretien d’une « bonne réputation ».
À rebours des idées reçues, ce livre montre comment, malgré la lente disparition des services publics, des usines, des associations et des cafés, malgré le chômage qui sévit, des consciences collectives persistent, mais sous des formes fragilisées et conflictuelles. L’enquête de Benoît Coquard en restitue la complexité.
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Extrait – « Déjà, nous » : une conscience politique du nécessaire
Après une large parenthèse pour explorer ce qui fait la vie sociale quotidienne des habitants de ces campagnes en déclin, nous allons tenter de relier leurs conditions concrètes d’existence à leurs visions du monde et, plus précisément, à leurs affinités et comportements politiques. Rappelons le contexte des cantons dépeuplés du Grand-Est : nous sommes sur des terres profondément marquées à droite et qui ont, au cours des trois dernières décennies, dérivé vers le FN, avec un vote pour Marine Le Pen qui dépasse souvent en 2017 les 40 % (ou 50 %), tandis que le taux d’abstention oscille entre 20 % et 25 %. C’est ce qu’on pourrait appeler un monde d’« ouvriers conservateurs », encadrés par une petite et moyenne bourgeoisie dont la domination locale repose plus sur le capital économique que sur le capital culturel. Jusqu’au mouvement des Gilets jaunes, le fort vote FN était à peu près le seul événement politique qui faisait parler de ce genre de zones rurales. Or l’irruption des Gilets jaunes à l’automne 2018 a ouvert une brèche inattendue, dans des coins de France profondément rétifs aux engagements collectifs et à la rébellion politique.
Localement, il y a bien eu, lors du premier temps du mouvement, une assez forte suspicion : on entendait des jugements sommaires du style « ça ne va pas durer », « ça va bientôt se calmer ». Seule une petite minorité des enquêtés s’y est engagée sur le long terme, tandis que les autres, même si sur le fond solidaires des revendications, sont assez vite restés sur la réserve, craignant de bousculer l’ordre des choses et de s’exposer aussi à une répression. Lorsque le mouvement a ensuite pris de l’ampleur et est passé par des phases beaucoup plus conflictuelles, avec la violence des manifestations, certaines personnes qui pouvaient avoir, les premiers jours, mis le gilet jaune sur le tableau de bord sont devenues farouchement opposées au mouvement. Quant à ceux qui ont pu aller sur les ronds-points, ils ont été immédiatement plus enthousiastes et optimistes. En partie parce qu’ils ont perçu ou ressenti l’émergence d’une certaine conscience collective. La force du vécu collectif a été telle que les plus actifs des Gilets jaunes ont commencé à s’appeler entre eux « la famille » – et ce nom est resté… –, comme si l’identification à un « nous, les Gilets jaunes » unis dans une opposition commune, s’était produite.
Les enquêtes ethnographiques qui vont être menées sur les Gilets jaunes vont être précieuses pour bien comprendre la nature des liens de solidarité durables qui se sont tissés au fil du temps et de cette lutte collective improbable. En effet, celle-ci est parvenue à réunir des personnes souvent isolées socialement et qui, bien qu’ayant des positions fort éloignée les unes des autres sur l’échelle de la politique officielle (la « politique politicienne »), se ressemblent objectivement en termes de goûts, de valeurs et de conditions d’existence. C’est pourquoi, sans nier la force mobilisatrice des idées portées par les Gilets jaunes, il est évident que l’engagement dans la durée et donc la pérennité du mouvement reposent en grande partie sur les mécanismes d’affinités entre les participants qui trouvent là un cadre intégrateur qui leur manquait dans leur quotidien – c’est le cas aussi, dans une certaine mesure, dans les syndicats et les partis politiques. En effet, nous avons décrit auparavant la centralité des groupes d’amis, mais il est essentiel de penser à celles et ceux qui, parmi les divers profils incompatibles évoqués, ne trouvent pas de place dans ces collectifs sélectifs. De plus, l’individualisation des conditions de travail et les délocalisations des lieux de vie collective empêchent, dans ces campagnes en déclin, la création et la pérennité de liens intégrateurs. De ce point de vue, le mouvement des Gilets jaunes tombait à pic. Il s’est ainsi distingué des autres mouvements sociaux précédents en ce qu’il était ouvert à toutes les bonnes volontés. D’autant plus qu’il n’apparaissait pas monopolisé ou capté, dans ces cantons dépeuplés, par des militants chevronnés. Ceux-ci, de fait, peuvent impressionner les profanes par leur facilité à prendre la parole en public, à tenir de longs discours, à savoir agir dans les manifestations, etc. Pour pouvoir se dire être une « famille », il faut bien que chacun y trouve sa place. En ce sens, la rapidité avec laquelle « les Gilets » ont valorisé et revendiqué cette appartenance à un collectif fortement soudé, d’abord contre les taxes et les injustices économiques puis contre la police et le gouvernement, est un révélateur de l’importance accordée aujourd’hui, en milieu populaire, au fait de pouvoir encore s’inclure dans un « nous ».
Du « eux/nous » au « déjà, nous » : un glissement des classes populaires
Au cours de mes recherches, qui se sont pourtant déroulées en dehors de la période de mouvement social et sur des scènes plus intimistes que les ronds-points et péages, j’avais déjà rencontré cette même appétence à appartenir à un collectif qui permet de dire fièrement « nous » et désigne en creux un « eux » qui incarne la figure de l’ennemi commun, toujours plus ou moins ciblé. Sans surprise après la lecture des chapitres précédents, ce « nous » s’est exprimé ici au sein des groupes amicaux. Or les limites du « nous » sont très circonscrites dans ces « bandes de potes » qui sont, on l’a vu, sélectives, car on y fait soigneusement le tri entre les « vrais potes » et les « autres ». C’est en affirmant et, en pratique, en faisant passer « les potes avant tout » que se mettent en place et se maintiennent des liens d’une grande intensité, perçus à la fois comme utiles et agréables, comme nous l’avons vu avec la « bonne petite équipe » de travail au noir ou encore avec la « bande à Boris ».
Cette conscience collective renvoie ainsi à tout un style de vie, précédemment décrit, alliant un besoin d’appartenance collective et des formes de réalisme désabusé. Ceci est, à mon sens, l’un des traits caractéristiques des classes populaires qui vivent aujourd’hui dans des espaces géographiques de relégation, que ce soient les quartiers HLM urbains ou les campagnes en déclin.
Dans les cantons étudiés, on est loin de pouvoir invoquer, pour ces ouvriers et employées ruraux, la notion de « classe pour soi » au sens de Marx, mobilisée et consciente des intérêts des prolétaires de tous les pays. Le recours au « nous » est bien plus limité. D’ailleurs, il faut bien prêter attention aux mots des enquêtés que nous allons rapporter. S’ils disent constamment, en parlant d’eux et de leur groupe, « déjà, nous », « nous d’abord », « que nous », c’est parce qu’ils pensent ne pouvoir être solidaires en acte que d’une poignée de personnes vraiment proches. Il y a chez eux cette idée que les « autres », extérieurs à leur bande de potes, profiteront de leur naïveté sociale et surtout ne s’en sortiront pas dans la vie. Les tenir à l’écart de ce « nous », c’est conjurer le risque de se retrouver stigmatisé, tels les « cassos » de la « place des perdus ».
Pour les familiers des classiques de la sociologie, le « déjà, nous » peut faire penser à la célèbre opposition « eux/nous » mise au jour dans les milieux populaires anglais des années 1940‑1960 par le sociologue Richard Hoggart. Cette bipartition entre le monde extérieur (« eux ») et leur propre monde social (« nous ») exprime à la fois la très forte conscience commune d’existence des classes populaires et une non moins grande coupure vis-à-vis de tous les « autres » : bien sûr les quartiers riches et les patrons, mais aussi les petits fonctionnaires et autres petites classes moyennes, rejetés dans le camp des « eux ». Hoggart montre comment cette opposition est une dimension éminemment structurante du rapport au monde des ouvriers de son époque[1]. Mais, si l’on se fie aux principaux travaux sur le sujet, il semble bien compliqué d’en trouver un équivalent dans la société française actuelle où le constat d’une montée de l’individualisme s’est imposé[2], sur fond de déclin des discours politiques en termes de classes sociales qui faisaient la promotion d’un « nous » honorable à l’échelle du groupe ouvrier[3]. Olivier Schwartz et Paul Pasquali notent ainsi que, « dans un contexte où le rattachement subjectif des individus à un “nous” est devenu plus fragile et incertain dans les classes dominées, l’ancrage au sein de celles-ci d’une telle structure de perception ne peut guère avoir la force que lui reconnaissait Hoggart[4] ». Les deux sociologues n’enterrent pas pour autant la possibilité d’un « nous » mais estiment qu’il serait probablement « plus incertain, plus complexe et plus fragile[5] ».
L’expression « déjà, nous » exprime cette permanence d’une conscience collective affinitaire et la volonté farouche des membres du groupe d’amis de montrer qu’ils font véritablement partie d’un groupe. Elle désigne aussi le souhait qu’il leur soit accordé localement de la reconnaissance pour ce qu’ils sont. Car au sein de la « bande de potes » règnent de fortes valeurs – la solidarité, la fierté, l’humilité – et un esprit de groupe toujours vivifié par des positionnements communs sur différents sujets de débat et enjeux de lutte. Dire « déjà, nous », c’est s’offrir un point de repère commun fondamental sur ce que l’on est, savoir que l’on est reconnu quelque part.
Si ce point est si crucial pour ces jeunes adultes ruraux de classes populaires, c’est parce que, d’un côté, ils se savent fortement dépréciés en dehors de leur monde particulier et, de l’autre, sur la scène locale, ils se retrouvent constamment en concurrence avec la majeure partie de celles et ceux qu’ils croisent au quotidien.
Ne pas « être des bisounours »
Pour aller plus loin, appuyons-nous sur ce qu’il se passe dans l’entre-soi amical. Dans les conversations où l’expression (ou ses variantes) apparaît, si le « nous » est précédé d’un « déjà », c’est qu’il désigne les amis les plus importants et exprime une défiance vis-à-vis du reste du monde proche : « que les vrais potes », disent dans ces moments-là les enquêtés, en insistant régulièrement sur l’adjectif « vrai[6] », comme pour marquer le fait que cette amitié n’est pas nouvelle, qu’elle a traversé certaines épreuves tout en restant solide[7].
Sous cette forme, à la différence d’un « nous » relativement large et mouvant (les gens du quartier, les ouvriers, ceux qui ne sont pas des bourgeois…), fondé sur une affinité de proximité spontanée, le « déjà, nous » se veut plus précis et incarné : chacun peut lister les membres de la « bande » d’amis et les différencier du reste de l’interconnaissance locale ou des amis moins importants. Si des expressions équivalentes au « déjà, nous » peuvent probablement se retrouver dans différents milieux populaires, ce dernier aspect lié à l’interconnaissance me semble plus spécifique aux lieux les plus marqués par l’entre-soi, là où « tout le monde se connaît ». En effet, à un âge où l’avenir social commence à se dessiner, les jeunes se plaignent plus amèrement de devoir fréquenter certaines personnes seulement parce qu’elles habitent le même « coin paumé » qu’eux. Pour éviter toute contamination, ils tracent une nette ligne de démarcation entre « ceux qu’on ne peut [ou ne veut] pas voir » et ceux « sur qui on peut compter » et à qui « on peut tout dire », dans la complète confiance de l’entre-soi. Les « vrais potes », en plus de partager des goûts et des valeurs qui alimentent le côté ludique et hédoniste de la vie amicale, sont impliqués[8] dans des stratégies de vie commune : travail au noir, entraide masculine ou féminine, encadrement d’une société de chasse ou d’un club de loisir, pour ne donner que quelques exemples. Mais, surtout, comme pour les Gilets jaunes, ils ont le sentiment d’être solidaires dans des oppositions communes en cas de conflits. Or ces derniers sont récurrents et durables, et les opposent à des groupes qui leur ressemblent et qui sont engagés sur les mêmes scènes sociales. Il y a là un effet d’âge important. En période d’insertion et de stabilisation (souvent tardive) sur les marchés professionnel et matrimonial, les enquêtés se retrouvent régulièrement en lutte avec celles et ceux à qui ils ressemblent le plus, qui ont les mêmes qualifications professionnelles et ont été socialisés dans des conditions relativement similaires pendant l’enfance.
Dans ce contexte de situations critiques qu’il faut gérer ensemble pour en tirer profit, l’emploi du « déjà, nous » signifie qu’il faut faire passer en priorité l’intérêt de son groupe avant celui des « autres », au motif que « tout le monde fait pareil » et que chacun s’en sort et s’entraide dans les limites d’un « petit clan » de proches solidaires. D’ailleurs, les efforts, tant en actes qu’en paroles, de différenciation entre les « vrais potes » et le reste des amis ou connaissances se font toujours en référence à un angélisme supposé qui pourrait les faire passer pour des « bisounours ». Cette façon d’assumer un réalisme amical ne se comprend pas indépendamment de la prise en compte de l’état du marché du travail local. Celui-ci, de fait, constitue l’une des principales conditions de possibilité des appartenances. Les luttes pour l’emploi entre pairs provoquent des conflits aussi durables que les périodes d’amitié qui les ont précédés.
C’est le cas, déjà évoqué, de deux amis proches, Olivier et Antoine, qui se sont brouillés à propos d’une offre d’emploi d’ouvrier communal. Le conflit entre eux, alors proches et membres du même « clan », a été d’autant plus violent et la rancune de celui qui n’a pas eu le poste d’autant plus tenace que c’est le « piston » qui a fait in fine la différence : un conseiller municipal du village a tranché en faveur d’Olivier. Après cet événement, Antoine, qui n’a pas obtenu l’emploi, a quitté le groupe d’amis. L’épisode a ainsi redéfini les contours du « clan ».
Ensuite, par jeu d’échelle, au-delà de la petite économie amicale du monde proche, les jeunes adultes pensent qu’une solidarité entre tous les semblables n’est pas possible, au travail comme en dehors. Si « on pense déjà à nous », me dit Enzo, trente-deux ans, employé dans un supermarché, c’est que « tout le monde fait pareil ». Lorsque je relance les enquêtés qui s’expriment de cette manière sur les raisons de cette vision sombre du monde social, ils évoquent les nombreuses recompositions des solidarités amicales dont ils ont été témoins ou acteurs. Selon eux, il convient d’ailleurs de ne pas revendiquer trop tôt des amitiés solidaires, au risque de perdre la face en cas de conflit futur entre « anciens potes ». Cette prudence a surtout été visible chez les jeunes les plus précaires, qui se montrent les plus pessimistes quant à la solidarité amicale et sont intarissables quand il s’agit de mentionner la trahison de tel ou tel en qui ils avaient placé leur confiance. Les discours sur les conflits entre ex-amis renvoient à la même logique structurelle que celle qui fonde le cas de la concurrence pour l’emploi municipal évoqué plus haut. Dans les conversations où elle apparaît, l’expression « déjà, nous » est une manière implicite de faire comprendre que, dans la vie sociale, il faut être plus intelligent (« faut être plus malin »), en s’efforçant constamment de s’échanger des conseils et des « renvois d’ascenseur » dans la sphère privée entre personnes « de confiance », plutôt que de « le crier sur tous les toits » au risque d’en être privé par un semblable ou d’attiser des jalousies.
Dans les campagnes en déclin, la pénurie d’emplois provoque ainsi une forte méfiance entre proches et semblables, dans un contexte de forte homogénéité sociale. La compétition alors visible entre ceux qui se ressemblent et se connaissent souvent depuis de nombreuses années conduit plutôt les « bandes de potes » (en tout cas celles qui durent depuis de longues années) à regrouper des personnes qui se savent non concurrentes. Pour cette raison, et nous allons y revenir ci-dessous, les groupes d’amis ne sont pas forcément homogènes socialement.
Tensions amicales et affinité interclassiste
En effet, dans plusieurs groupes rencontrés, on peut avoir des artisans et chefs d’entreprise qui sont les « vrais potes » d’ouvriers et d’employés. Cette proximité peut étonner si l’on reste sur l’opposition de classe entre détenteurs des moyens de production et prolétaires, mais elle est assez logique lorsqu’on se réfère au schéma de l’espace social selon Bourdieu, avec des ouvriers et des petits patrons du pôle économique qui peuvent être assez proches en termes de style de vie dans le quart en bas à droite du schéma[9]. Cette proximité est notamment visible dans les loisirs en commun : football, chasse, motocross. Ou encore dans les mises en couple, puisque les conjointes de ces jeunes hommes ont des profils assez proches, avec souvent une situation professionnelle plus précaire que leur conjoint. De cette manière, les oppositions de classe qui peuvent exister au travail auront tendance à être en partie gommées par des proximités de genre, entre des hommes ayant les mêmes goûts et se trouvant au sein d’un couple économiquement inégalitaire. Néanmoins, lorsque c’est directement le patron (et non pas simplement un patron parmi d’autres) qui fait partie du « clan d’amis », cela n’est pas sans engendrer certaines tensions. Martin constate amèrement à propos de son employeur et ami (un trentenaire comme lui) : « Un jour, t’es les meilleurs potes […], et le lendemain, il va te parler pire qu’à un chien sur le chantier. » À une autre occasion, il m’explique que cette tension ne tient pas spécifiquement à son patron, car, plus largement, « c’est pas évident de mélanger les copains et le boulot ». Mais, plus tard, il précise, en se faisant comme souvent l’analyste clairvoyant de sa propre condition, qu’une telle situation mêlant « les potes » et « le taf » ne peut se résoudre qu’en décidant soi-même avec qui s’allier. Pour appuyer cette observation, il se sert à raison de l’exemple de sa « bonne petite équipe » d’amis qui travaillent au noir presque chaque week-end[10]. Si cela fonctionne, c’est qu’ils ont, dit-il, « chacun leur domaine » de compétence dans la construction d’une maison, et aussi qu’ils sont des amis sincères en dehors de cette alliance stratégique pour augmenter les revenus.
Prenons le cas d’Éric, ayant exercé plusieurs types d’emploi ouvrier durant l’enquête avant de se mettre à son compte en tant que brocanteur (il revend en gros des objets de faible valeur). Depuis qu’il est « posé », comme il dit pour rappeler sa stabilité matrimoniale et économique relative, il est l’un de ceux que j’entends le plus souvent utiliser les expressions « déjà, nous » ou « que nous » pour affirmer son attachement à un groupe d’amis désormais stable, qu’il a largement contribué à souder autour de lui – sa maison fait office de point de rendez-vous habituel, comme nous l’évoquions dans un chapitre précédent. Éric est attaché à la pratique d’une solidarité concrète mais restreinte aux seuls « vrais potes » au risque de ne « rien avoir en retour ». Dire « déjà, nous » lui sert aussi à s’opposer à « ceux qui [l’]ont pris pour un con » et ont abusé de ce qu’il considère être son « côté trop gentil ». Lors d’une fête d’anniversaire réunissant presque cent personnes, Éric parle avec un jeune vacancier venu de la ville. Ce non-initié dit qu’il perçoit les convives comme un groupe de jeunes villageois très unis. Éric rétorque alors qu’il peut compter ses amis « sur les doigts d’une main » alors qu’il « connaît tout le monde ici ». Il ajoute qu’au-delà d’une apparente entente sur des scènes festives, ce vaste groupe d’interconnaissance est le théâtre de nombreuses trahisons « par derrière ».
De cette manière, ce qui, pour l’observateur extérieur, peut apparaître comme une « communauté villageoise » soudée est en fait vécu de manière bien plus fragmentée et conflictuelle. Le parcours amical chaotique d’Éric, dont les ruptures suivent logiquement ses différentes périodes de précarité professionnelle, rappelle également que, dans ces groupes d’amis, les « coups de main » et autres formes de solidarité ne vont jamais sans rapports de domination qui renforcent les inégalités. Cette logique est claire dans les « bandes de potes » au sein desquelles les conditions matérielles d’existence des membres varient le plus. Lorsque Éric a connu des difficultés financières, il a été critiqué par des membres de son groupe de l’époque, puis mis peu à peu à l’écart, au motif, selon lui, qu’il aurait « toujours besoin de quelque chose ». Ces conflits se sont amplifiés par la suite, car ils sont devenus connus de tous : une réconciliation aurait été perçue comme un manque de sincérité et de conviction pour chacun des protagonistes, qui d’ailleurs en sont venus aux mains publiquement. Plusieurs années après, Éric déclare qu’il ne peut pas se réconcilier avec ses anciens amis avec qui il a grandi, et avec qui il partage encore aujourd’hui des goûts et des valeurs qui permettraient de passer du bon temps ensemble et de potentiellement s’entraider. Cela serait mal perçu : « On va dire, après : ils ont fini par se rabibocher ! »
Notes
[1] Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, op. cit.
[2] Je pense ici à la notion d’« individualisme négatif » chez Robert Castel : Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.
[3] Voir Bernard Pudal, « La beauté de la mort communiste », Revue française de science politique, n° 52, 2002.
[4] Paul Pasquali et Olivier Schwartz, « La Culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, n° 114, 2016, p. 39.
[5] Ibid., p. 38.
[6] Par opposition aux « vrais potes », « faux gars » ou même « fausse meuf » peuvent faire office d’insultes.
[7] Le « nous » peut alors aussi inclure des membres de la famille proche qui, malgré un statut un peu à part, se mêlent parfois à la sociabilité amicale.
[8] Le mot « impliqué » évoque ici le caractère souvent caché et semi-légal des stratégies communes qui soudent la « bande de potes ».
[9] Voir Amélie Beaumont, Raphaël Challier et Guillaume Lejeune, « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, vol. 122, n° 2, 2018, p. 9‑31.
[10] Notons que, dans ce groupe et pour cette activité, le patron de Martin participe aussi parfois mais rarement, tandis que cela se fait dans le dos du patron des autres membres qui eux travaillent dans une grosse boîte.