Changement climatique : que faire après Paris ?
Alors que s’ouvre à Marrakech la 22ème conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP22), quel bilan peut-on tirer de ce que nombre d’acteurs, à commencer par le gouvernement français, ont salué comme le succès du sommet de Paris, ou COP21, tenu en décembre 2015 ?
Maxime Combes, économiste et membre d’Attac France, auteur de Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, Anthropocène, 2015), nous livre quelques éléments d’analyse. Ce texte est issu de son intervention lors des troisièmes rencontres écosocialistes à Bilbao en septembre dernier.
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Rédigé lors de la COP21, l’Accord de Paris sur le climat a été signé par plus de 170 États réunis à New-York fin avril 2016. Il est d’ores-et-déjà ratifié par une centaine d’entre eux qui représentent près de 70% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Bien que portant sur la période postérieure à 2020, il est donc entré en vigueur le vendredi 4 novembre, à la veille de la COP22 qui se tient à Marrakech du 7 au 18 novembre. A l’initiative de l’ONU, de la France et du Maroc, les moments d’auto-congratulation se succèdent et la COP22 dans son ensemble pourrait être placée sous le signe de la célébration[1].
Pour ses architectes, quelques ONG et de nombreux communicants, célébrer l’Accord de Paris ne relève pas seulement d’un narcissisme exacerbé et déplacé. Illuminer en vert la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe s’inscrit dans une stratégie minutieusement établie : entretenir le « momentum » de Paris, cette force de conviction selon laquelle la lutte contre les dérèglements climatiques serait sur de bons rails. Sur-communiquer sur l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris ne vise pas (uniquement) à masquer la vacuité de ses dispositions, mais à laisser penser que la prophétie annoncée va se réaliser. Histoire de convaincre les plus récalcitrants de se joindre au mouvement.
Regardons dans le détail. Il a beaucoup été répété que la COP21 était un formidable succès diplomatique. Au moment où les antagonismes nationaux sont exacerbés par des déséquilibres mondiaux qui s’accentuent, l’accord de Paris constitue effectivement un fait politique majeur au plan mondial. Il transcrit dans un traité international l’accord de 195 États de la planète pour maintenir un cadre multilatéral onusien de « gouvernance du climat », sans doute pour plusieurs dizaines d’années. C’est décisif, notamment parce qu’une absence d’accord aurait discrédité l’ONU peut-être de façon irrémédiable.
Il est par ailleurs toujours possible d’en extraire des éléments jugés « positifs ». Par exemple, l’article 2, qui fixe comme objectif de « contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C », et idéalement en deçà de 1,5°C, est un appui. Ratifié, cet article intègre le droit national de chacun des États. Sans doute pourra-t-on l’utiliser, y compris devant des cours de justice, pour obtenir des politiques climatiques nationales et globales plus ambitieuses. C’est loin d’être anecdotique.
Les commentateurs qui insistent sur le caractère historique de l’accord de Paris affirment souvent que c’est « le meilleur accord possible ». Que cette assertion soit exacte ou pas, elle est néanmoins extrêmement révélatrice du monde dans lequel nous vivons. C’est même une terrible accusation. Alors que l’urgence climatique est présentée comme le plus grand défi planétaire de ce début de siècle, il n’était donc pas possible d’aller au-delà des lignes rouges fixées par le Sénat américain – rien de contraignant – et par la présidence chinoise – rien qui ne remette en cause le développement économique du pays d’ici à 2030.
« C’est un bon point de départ » nous est-il rétorqué. C’est oublier que le processus de négociation est clos. Tout ce qui n’est pas dans l’accord de Paris ne pourra pas être ajouté de sitôt. L’Accord de Paris est là pour durer. Nous ne sommes pas prêts de l’amender. Il ne sera pas modifié avant plusieurs dizaines d’années peut-être. Le cadre juridique international de la « gouvernance du climat » a été fixé par l’Accord de Paris. Il s’appuie principalement, et pour longtemps, sur des engagements volontaires non contraignants et sur la bonne volonté des signataires en la matière.
Aucun dispositif contraignant ne peut être actionné pour soumettre les États ou les industriels récalcitrants à l’impératif climatique. Aucune institution n’est chargée de jauger et juger de la conformité « climatique » des décisions des acteurs privés et publics. Cette responsabilité est de facto transférée à l’opinion publique mondiale et tout particulièrement à la société civile (ONG, syndicats, collectivités territoriales, etc). C’est à elle, en définitive, que revient l’immense responsabilité consistant à faire respecter les objectifs fixés par l’article 2 de l’Accord de Paris. Personne d’autre ne le fera.
Rappelons ici que les engagements que les États ont pris, et qui ont été rendus publics avant la COP21, sont tout-à-fait insuffisants : ils ne respectent pas l’objectif consigné dans l’article 2 de l’Accord de Paris puisqu’ils conduisent la planète à un scénario de réchauffement (largement) supérieur à 3°C. L’ONU elle-même reconnaît qu’un record d’émissions de GES pourrait être battu chaque année d’ici à 2030 pour atteindre 56,2 gigatonnes d’équivalent C02 en 2030[2]. Dit autrement, les États envisagent de consommer 53 % du budget carbone dont nous disposons d’ici à 2025 et 74% d’ici à 2030.
« Ne noircissez pas le tableau plus qu’il ne l’est, des mécanismes de révision sont prévus par l’Accord de Paris » répondent en cœur les architectes et promoteurs de l’accord. Soyons précis à propos de ce sujet un peu technique. Les États doivent communiquer à l’ONU leurs contributions nationales volontaires pour chaque plage de cinq ans à partir de 2020. Les États qui l’ont déjà fait pour la période 2020-2025 doivent donc juste préparer une nouvelle contribution pour la période 2025-2030, en progression par rapport à la période précédente. Ceux qui ont pris des engagements qui courent jusqu’en 2030, comme l’Union européenne, seront amenés à présenter une contribution « révisée » pour la période 2025-2030.
Si un « dialogue facilitatif » est prévu en 2018 et si un premier bilan mondial doit être mené en 2024, rien n’oblige les États à être plus ambitieux avant 2025. Soit, dans dix ans. Dix ans ! Les États se sont donc laissés dix ans pour voir comment rehausser leurs ambitions. Or, en matière de réchauffement climatique, ce qui compte n’est pas le niveau d’émissions relâchées dans l’atmosphère en fin de période mais le cumul des émissions sur la totalité de la période. En repoussant à plus tard ce qu’ils ne veulent pas faire aujourd’hui, les États ont pris une décision dramatique pour le futur : ils institutionnalisent la procrastination et entérinent un réchauffement climatique très largement supérieur à 2°C.
Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) vient d’ailleurs, et à nouveau, de tirer la sonnette d’alarme : les émissions doivent être réduites d’au moins un quart d’ici la fin de la prochaine décennie, par rapport aux tendances actuelles, soit revenir en deçà des 42 gigatonnes[3]. Sans feuille de route clairement établie – aucun calendrier de mise en œuvre n’existe – et sans mécanisme de contrainte, les objectifs fixés par l’article 2 pourraient donc rester lettre morte. Les champions de la pollution ne vont pas décider d’opérer une transition post-fossiles simplement parce qu’ils croient que le voisin va en faire autant. Les prophéties ne s’auto-réalisent jamais. Elles sont construites, pas à pas, et l’issue dépend largement des transformations s’opérant dans les aspirations du corps social, et des mobilisations diverses et variées de la société civile.
De ces constats, nous devons tirer plusieurs conclusions.
La première est que ce fameux « esprit de Paris », laissant penser que l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux seraient devenus de fervents partisans d’une lutte résolue contre le réchauffement climatique, va nécessairement s’étioler. Ses bases ne sont pas suffisamment solides pour assurer la transformation des comportements des plus récalcitrants et, plus important, pour opérer les profondes transformations des soubassements matériels et énergétiques du capitalisme à l’heure de l’anthropocène.
Au contraire, nous pourrions rapidement assister à une résurgence des climato-sceptiques dans l’espace public. Les récentes déclarations de Nicolas Sarkozy en sont sans doute de nouvelles prémices[4] qui s’ajoutent à celles de Trump et consorts. Sans doute les prémices d’une recomposition de la pensée climato-sceptique : il ne s’agira plus fondamentalement de nier le réchauffement climatique ou son origine humaine, mais d’y opposer des sujets présentés comme « plus importants » tels que « le choc démographique ». Si une telle opération vise à insinuer le doute, elle revient à nier les inégalités climatiques entre les populations pauvres et les populations les plus riches, tout en faisant porter aux premières la responsabilité du péril démographique et en dédouanant les secondes pourtant responsables du réchauffement climatique.
Une telle approche peut trouver un large écho, ou ne serait-ce que des alliances de circonstances, auprès de secteurs politiques et économiques qui refusent de prendre à bras-le-corps les conséquences politiques, économiques et matérielles de l’entrée dans l’anthropocène, cette nouvelle ère géologique où l’histoire courte des sociétés humaines se trouve inextricablement liée à l’histoire longue de la planète Terre. Une approche bien commode pour qui ne veut pas modifier en profondeur ses comportements et les soubassements matériels de notre (mal)développement qui conduisent à ce qu’à peine 20 % de la population mondiale consomme 80 % des ressources, générant l’essentiel du réchauffement climatique mondial.
L’accord de Paris n’est d’ailleurs pas clair à ce sujet en faisant comme s’il était possible de lutter efficacement contre les dérèglements climatiques sans toucher aux mécanismes et règles qui organisent cette formidable machine à réchauffer la planète qu’est l’économie mondiale. Il contribue ainsi à sanctifier le décalage abyssal existant entre la bulle des négociations et la globalisation économique et financière qui se poursuit de l’autre côté. L’actualité vient encore de le montrer : les institutions européennes, les États-membres et de nombreux lobbies économiques se félicitent de l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris tout en appuyant l’accord de libéralisation du commerce et de l’investissement entre l’UE et le Canada (CETA) qui va accroître les émissions de GES (données UE) et faciliter l’importation en Europe de pétrole issu des sables bitumineux[5].
Pourtant la feuille de route est connue. Si l’on prend au sérieux l’objectif des 2°C, alors il est nécessaire de geler une très grande majorité – de 66% à 80% selon les calculs – des réserves de pétrole, de gaz et de charbon. Dit autrement, les entrailles de la Terre contiennent beaucoup trop d’énergies fossiles : à moins d’être climato-sceptique ou complètement insensé, chacun doit convenir que nous faisons face à un trop-plein d’énergies fossiles, pas à une pénurie. On ne manque pas d’études scientifiques pour appuyer ce résultat. Pourtant, en plus de vingt ans de négociations de l’ONU sur le changement climatique, aucun État, aucune multinationale et aucune institution internationale n’a jamais proposé de limiter à la source la production de charbon, de gaz et de pétrole dans le cadre des négociations[6].
Le récent et documenté nouveau rapport de Oil Change international[7] précise les voies à suivre. Prendre au sérieux l’objectif des 2°C, ou mieux 1,5°C, implique de fermer de manière anticipée un certain nombre de puits d’hydrocarbures et de mines de charbon actuellement exploités, et ce bien avant les dates envisagées par les entreprises pétrolières, gazières et charbonnières. Le rapport établit une liste de recommandations, en commençant par les pays riches, tout en indiquant qu’il est nécessaire de débloquer un soutien financier pour assurer un développement décarboné dans les pays du Sud. Le rapport se veut confiant : il n’est pas question de fermer le robinet des fossiles du jour au lendemain. Gouvernements et entreprises sincères en matière de lutte contre les dérèglements climatiques ont la possibilité d’organiser une sortie progressive des énergies fossiles, tout en assurant un redéploiement des salariés concernés.
Sauf à se précipiter dans le chaos climatique – et ainsi violer l’article 2 de l’Accord de Paris en cours de ratification – il n’y a que deux options : ne plus investir dans les énergies fossiles, planifier et organiser un désinvestissement massif dans le secteur tout en mettant en œuvre une transition énergétique qui assure des emplois au moins équivalents ; ou bien poursuivre les investissements dans le secteur des énergies fossiles et devoir brutalement en sortir d’ici quelques années à peine, avec des conséquences économiques et sociales désastreuses qui n’auront pas été anticipées et bien gérées. Disons-le autrement : chaque euro supplémentaire investi dans le secteur des énergies fossiles est une atteinte manifeste à l’article 2 de l’Accord de Paris, qui nous rapproche soit du chaos climatique soit d’une grave crise financière, économique et sociale.
Instaurer une interdiction générale sur tout nouvel investissement en matière d’énergies fossiles et désinvestir du secteur n’est pas une option parmi d’autres. C’est donc la voie à suivre pour qui est un peu sérieux en matière de climat. Toute autre voie ne l’est pas et devrait être présentée dans le débat public comme une atteinte à l’article 2 de l’Accord de Paris, hypothéquant notre avenir commun. Pour ce faire, nous allons devoir jouer finement la partie qui est devant nous, en utilisant des alliances à géométrie variable, qui nous permettent de durablement isoler les climato-sceptiques d’un nouveau genre, tout en s’assurant que les secteurs les moins enclins à remettre en cause la machine à réchauffer la planète qu’est le capitalisme mondialisé, rejoignent peu à peu nos positions. Comme le disait Murray Bookchin, nous sommes obligés de tenter l’impossible, pour ne pas être confrontés à l’impensable.
Notes
[1] Laurence Tubiana: « la COP 22 sera un moment de célébration », https://telquel.ma/2016/11/01/laurence-tubiana-cop-22-sera-moment-celebration_1521641
[2] Aggregate effect of the intended nationally determined contributions: an update, UNFCCC, 2 mai 2016, http://unfccc.int/resource/docs/2016/cop22/eng/02.pdf
[3] Le PNUE souligne l’urgence de réduire de 25% les émissions de gaz à effet de serre prévues d’ici à 2030, http://www.unmultimedia.org/radio/french/2016/11/le-pnue-souligne-lurgence-de-reduire-de-25-les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-prevues-dici-a-2030/#.WB23vFtmOCV
[4] Climat : Nicolas Sarkozy, dangereux marchand de doute, http://www.liberation.fr/debats/2016/09/16/climat-nicolas-sarkozy-dangereux-marchand-de-doute_1499625
[5] Aitec, Attac France, L’Accord UE-Canada n’est pas compatible avec l’Accord de Paris, https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/l-accord-ue-canada-n-est-pas-compatible-avec-l-accord-de-paris
[6] Changement climatique : la proposition dont aucun Etat ne veut, Nicolas Haeringer et Maxime Combes, Libération, 28 mai 2015, http://www.liberation.fr/terre/2015/05/28/changement-climatique-la-proposition-dont-aucun-etat-ne-veut_1318408
[7] The Sky’s Limit, Oil Chnage International, Septembre 2016, http://priceofoil.org/2016/09/22/the-skys-limit-report/