De la nature comme stratégie d’accumulation
Pour l’économie politique classique, une marchandise comprend et combine une valeur d’échange et une valeur d’usage. La valeur, comme le reconnaît cette tradition, est le produit du travail humain et chez Marx, elle se mesure au temps de travail socialement nécessaire. Pour Marx, le capital est de la « valeur en mouvement » et l’accumulation de capital est le processus permettant aux sociétés capitalistes de démultiplier la valeur sociale au moyen de l’exploitation du travail. Le capitalisme a toujours employé la force de travail pour introduire de la valeur dans les valeurs d’usage tirées de la nature. Aussi, peut-on se demander, à la lecture du titre du présent article, en quoi la nature a-t-elle pu devenir une stratégie d’accumulation. Je souhaiterais montrer qu’au cours des trente dernières années, une nouvelle dimension de la production capitaliste de la nature a profondément transformé le rapport social au monde naturel.
La production capitaliste de la nature
Il y a toujours eu marchandisation capitaliste de la nature au sens où des valeurs d’usage tirées de la nature (minerai de fer, force de travail, tout ce qui peut permettre le simple fait de transporter les choses) sont mises au service d’une consommation productive qui, à son tour, tend à transformer la nature : exploitation de gisements, occupation des sols, transformation mentale et physique (positive ou négative) des travailleurs par le travail, raccourcissement des distances grâce aux transports. L’activité sociale visant à assurer les moyens de subsistance a toujours impliqué une certaine « production de la nature ». Cela dit, dans les sociétés capitalistes, la production de la nature, d’abord ponctuelle et fragmentaire, se transforme en condition systémique de l’existence sociale, passant ainsi du rang de particularismes locaux à celui d’un projet d’envergure globale.
La notion de production de la nature, à savoir, littéralement, l’altération des formes déjà existantes de la nature (quel que soit le degré de transformation préalable de la nature par le travail humain), peut paraître quelque peu étrange dès lors que la nature semble représenter l’incarnation même de ce qui n’est pas produit, et de ce qui ne saurait l’être. Et pourtant, la production universelle de la nature est d’emblée inscrite dans l’ADN du projet capitaliste. La mondialisation n’en est que la mise en œuvre la plus récente. La production de la nature en régime capitaliste engendre ses propres idéologies. D’une part, l’objectivation radicale de la nature dans le processus de production industrielle engendre et réaffirme à la fois une nature désormais conçue comme réalité externe à la société, à l’humanité, au social. Dans ce cas, on voit dans la nature, d’une manière générale, le lieu de processus biologiques, chimiques, physiques échappant au domaine de la causalité ou de la création humaine, et d’objets identifiables, subatomiques et moléculaires, d’organismes et d’espèces spécifiques, de « corps » terrestres, etc.
La science moderne propose de tels objets conceptuels qu’elle constitue en autant d’objectifs discrets du travail social instrumental et, dans le même temps, elle valide cette idée d’un monde naturel extérieur et exploitable. Mais les sociétés occidentales, entre autres, voient également dans les êtres humains des sujets faisant partie intégrante du monde naturel. Toutefois, le caractère instinctif que prend aujourd’hui cette conception externaliste de la nature est une affaire très récente. Il suffit de remonter au XVIIIe siècle pour voir qu’il peut en aller tout autrement. Pour ne prendre que cet exemple, les idéologies théologiques et absolutistes de la nature étaient en parfaite opposition avec les conceptions d’une nature externe.
À première vue, bien sûr, l’idée d’une nature située au-delà d’un plan social dont elle serait entièrement distincte est irrecevable et littéralement absurde dès lors que cette conception externaliste engendre son propre alter ego : la nature peut être externe à la société et reste, simultanément, universelle. Autrement dit, le monde dans sa totalité, humain et non humain, est affecté par les évènements et les processus naturels. La contradiction entre ces approches externalistes et universalistes est aujourd’hui au cœur des idéologies capitalistes de la nature[1].
Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels ont su remarquablement saisir la puissance de cette production capitaliste de la nature. Relisant de façon critique l’idéalisme de Feuerbach, ils font observer que le matériau de base de la science, du commerce et de l’industrie vient de « l’activité sensible » des êtres humains. « Et cette activité, ce travail cette création matérielle incessante des hommes, cette production en un mot, est la base de tout le monde sensible tel qu’il existe de nos jours, à telle enseigne que, si on l’interrompait, ne fussent qu’une année, non seulement Feuerbach trouverait un énorme changement dans le monde naturel, mais il déplorerait très vite la perte de tout le monde humain et de sa propre faculté de contemplation, voire, celle de sa propre existence ». Bien entendu, poursuivent-ils, « le primat de la nature extérieure n’en subsiste pas moins […] Cette nature qui précède l’histoire des hommes n’est pas du tout la nature dans laquelle vit Feuerbach ; cette nature, de nos jours, n’existe plus nulle part, sauf peut-être dans quelques atolls australiens de formation récente, et elle n’existe donc pas non plus pour Feuerbach »[2].
Même si Marx ne développe jamais cette critique, ses implications n’en sont pas moins claires. Dans la mesure où les contradictions non résolues entre monde externe et monde universel caractérisent les idéologies capitalistes de la nature, la réponse critique ne se résume pas simplement à rejeter, en partie ou en bloc, les éléments constitutifs de cette idéologie. Comme toujours, plutôt que fausse, cette idéologie présente une vision distordue et inversée du monde dont les origines sont pensées dans une perspective de classe très spécifique. Il y a bien une externalité et une universalité de la nature, externalité et universalité dont il ne faut cependant pas faire des présupposés ontologiques allant de soi. L’idéologie de la nature externe-universelle relève d’un monde édénique pré-humain ou sur-humain qui a vocation à obscurcir les processus concrets d’externalisation rendant une telle idéologie possible. De façon corollaire, cette conception posant l’extériorité de la nature devient, bien entendu, une puissante arme idéologique dans la justification des différences sociales et des inégalités de races, de sexes, de genres, et de classes, entre autres, différences et inégalités dont l’origine est alors présentée comme « naturelle » plutôt que sociale. Le problème crucial ici est celui de l’occultation du procès de travail capitaliste qui constitue la nature en marchandise, lui conférant ainsi son externalité. Inversement, Marx et Engels font du travail social une dimension centrale de la nature, à tel point que la production de la nature devient « la base de l’ensemble du monde sensible tel qu’il existe de nos jours ».
Toutefois, dire que nous vivons aujourd’hui dans une « nature sociale »[3], ne signifie pas pour autant que l’on doive nier l’existence ou la puissance des processus « naturels ». La gravité, les processus biologiques, les mutations chimiques et géologiques ne sauraient être simplement mis en suspens et leurs origines n’ont rigoureusement rien à voir avec la dynamique du travail social, même si, par ailleurs, leurs effets peuvent être, de diverses manières, contenus, altérés, canalisés ou réorganisés. Un avion qui vole lutte contre la loi de la gravité, tant qu’il reste du combustible, mais le travail nécessaire à la construction et au fait même de faire voler un avion réaffirme tout aussi fortement les lois de la nature. Il va sans dire que la science « naturelle » a accompli la tâche sans précédent de déchiffrer la manière dont la nature fonctionne.
Production ou domination (et contrôle) de la nature ?
Cet exploit accompli pour l’humanité toute entière a cependant un coût. Les processus d’externalisation et d’objectivation ont facilité les efforts gigantesques déployés afin de dominer la nature, mais l’absence de retour réflexif sur ce travail, le refus d’intégrer une compréhension de la manière dont le travail humain (le plus souvent assisté par la science) a lui-même transformé le monde « naturel », ont été particulièrement destructeurs. D’un côté, la régression apparemment sans fin induite par les découvertes de particules subatomiques de plus en plus petites effectuées par les physiciens et les spécialistes du cosmos (découvertes que seules une fréquence électronique, une image d’ordinateur, ou des séquences mathématiques abstraites sont à même de rendre perceptibles), semble refléter bien plus la pratique scientifique elle-même que ce qui se passe ou non « dans la nature ». D’un autre côté, l’absence d’une telle réflexivité a non seulement facilité une transformation industrielle massive de la nature, elle a également suscité une cécité sociale généralisée quant aux conséquences néfastes de ce processus, allant des pollutions de l’air et de l’eau à l’armement nucléaire et au réchauffement climatique.
Deux mises au point sont nécessaires ici. Premièrement, pour de nombreux marxistes ainsi que de nombreux critiques, les sociétés humaines en général, et le capitalisme en particulier, tentent de parvenir à une certaine « domination de la nature ». Pour l’école de Francfort, d’un côté du spectre politique, cette domination a toujours été conçue comme une condition inévitable du métabolisme humain dans son rapport à la nature[4]. De l’autre côté du spectre, les partisans de l’« écologie profonde » (deep ecology) et de « l’hypothèse Gaia »[5], entre autres représentants de l’essentialisme écologique, reconnaissent eux aussi une tentative de domination. À cette différence près que, pour ces derniers, il y là un choix social destructeur plutôt qu’inévitable. Il ne fait pas de doute que la science, dans la société capitaliste, vise généralement une domination explicite de la nature, mais ce projet est, comme nous l’avons vu, porteur d’une externalisation agressive de la nature. Cette externalisation de la nature s’incarne également, de diverses manières, dans la thèse de la domination de la nature, et ce, quel que soit le degré de lamentation auquel cette thèse conduit par ailleurs.
Inversement, la thèse de la production de la nature non seulement ne présuppose pas une telle domination généralisée, mais, en outre, elle laisse radicalement ouvertes les possibilités d’un rapport à la nature dans lequel la production sociale peut engendrer des effets contingents, imprévus et même contraires aux résultats attendus. En termes politiques, la thèse de la domination de la nature est une impasse. Si une telle domination est un aspect inévitable de la vie sociale, les seules alternatives politiques se limitent alors soit à une politique (littéralement) anti-sociale de la nature, soit à la résignation à une domination plus douce, plus respectueuse. Les Verts allemands se sont divisés exactement en fonction de cette ligne de fracture dans les années 1980, les uns se tournant vers l’éco-anarchisme, les autres rejoignant le Parlement allemand.
La deuxième mise au point est directement liée à la première. La thèse de la production de la nature ne prétend pas au contrôle de la nature. On pourrait à la rigueur penser à une forme d’hégémonie gramscienne sur la nature, mais, même dans ce cas, le rapprochement serait excessif. Pas plus que les capitalistes ne contrôlent entièrement le processus de production, ou le capitalisme mondial qui en découle, la société capitaliste ne contrôle entièrement la nature. Si le réchauffement de la planète et les OGM sont bel et bien socialement produits, ils ne sont pas pour autant entièrement contrôlés. Et aucune société future ne devrait encourager le moindre fantasme de contrôle de la nature.
De la même manière, il faut aussi insister sur le fait que la production de la nature n’a rien à voir avec l’idée d’une nature « socialement construite »[6]. Si les meilleures approches constructivistes voient dans la nature une construction à la fois discursive et matérielle[7], et posent la question de l’interaction entre race, genre, sexualité (entre autres formes de différences sociales) et nature, le lien entre matérialité et discours, reste, quant à lui, souvent dans le vague, les origines sociales des discours demeurant de l’ordre de l’implicite, tout comme les déterminants de ces changements dans les constructions sociales de la nature. Autrement dit, la nature « est perçue » (la forme passive prend ici tout son sens) comme construite de telle ou telle manière, mais cela ne nous apprend pas grand-chose des processus sociaux qui déterminent ces différences de perception. Au mieux, c’est le discours lui-même qui serait à l’origine du changement social. Le constructivisme discursif, de façon quelque peu arbitraire, vient alors se substituer à toute idée de nature comme production sociale ou éco-politique et sociale.
Un capitalisme écologique ?
La thèse de la production de la nature, quant à elle, fait apparaître les conditions historiques d’émergence des discours idéologiques à partir de changements dans les pratiques sociales productives : on pense par exemple à la nature « externe » comme expression de la marchandisation de la nature.
L’essor de la marchandisation et de la transformation capitaliste de l’écologie a fortement approfondi le processus de production de la nature. Au cours des années 1990, l’idée que « la nature existe intégralement comme catégorie discursive » devint une sorte de dogme religieux, mais la transformation profonde de la « socio-nature »[8] signale que c’est la régulation et la production de la nature qui menacent aujourd’hui de tout envahir. Les taux de change et les taux d’intérêts, les marchés du crédit et des actions ont toujours affecté, d’une manière ou d’une autre, la régulation de l’extraction des matières premières, mais l’extension de la logique de production de la nature fait apparaître aujourd’hui une dimension tout à fait nouvelle. Même si ce processus n’en est encore qu’à ses débuts, il s’intensifie rapidement dans la mesure où les marchés financiers sont de plus en plus en capacité d’influencer, voire, d’orchestrer, tout un ensemble de politiques environnementales : quelle forme de pollution est autorisée et quelle autre éradiquée ? Jusqu’où les dégradations environnementales sont elles acceptables ? Comment et où peut-on les répartir ? Qui paye ? La transformation capitaliste de la nature régule explicitement ces décisions sociales en fonction des marchés financiers. Lorsque les prix des crédits écologiques changent, les priorités en matière d’investissement suivent ; lorsque la météo change, le prix des droits de polluer suit, dès lors que les intermédiaires anticipent une plus ou moins grande production d’électricité. Lorsque les taux de change et d’intérêt bougent, les politiques environnementales sont directement affectées par les entrées et les sorties de capital. C’est précisément cette logique qui amena Lawrence Summers, encore directeur économique de la Banque Mondiale avant de prendre la présidence de l’université d’Harvard, à déclarer que l’Afrique était « sous-polluée » : les pertes de vies dues à la pollution dans les pays développés revenaient plus cher à l’économie mondiale, comparées à la faible valeur de la vie (au vu des bas niveaux de salaire) en Afrique.
La victoire déterminante de l’écologie à la fin du vingtième siècle consista précisément à faire apparaître le lien causal direct entre destruction environnementale et cycles de production et consommation capitalistes. Le marché, de manière certes encore incomplète, a maintenant repris et colonisé les pratiques environnementales. Les antagonismes radicaux font désormais place aux partenariats financiers ; ce qui est « bon pour la nature » est aussi « bon pour les profits »[9]. Il s’agit là d’une cooptation politique et donc d’une victoire complète pour le capital et d’une défaite pour l’écologie socialiste. Pour le capital, c’est là un point déterminant, la victoire n’est pas seulement idéologique, elle offre également des perspectives économiques sans précédent dès lors que la voie est ouverte à tout un nouveau domaine d’accumulation capitaliste. De plus en plus, les choix portant sur les types d’environnement, les paysages à produire et leur utilité sortent du cadre du large débat social (ou de ce qui pouvait à la rigueur y ressembler) pour passer, par la médiation du marché, sous le contrôle d’intérêts de classe très spécifiques.
Si la marchandisation et la financiarisation intégrale de la nature marquent une nouvelle phase dans la production de la nature, un changement parallèle est également en cours. Le fantasme guidant la conquête biotechnologique de la nature n’exige rien moins que le contournement de cette externalité de la nature initialement promue par le capitalisme lui-même. Le fait de dépendre, pour chaque cycle de production, de la disponibilité de la nature externe constitue un obstacle considérable et un facteur d’insécurité pour le capital. Dans la mesure où les organismes peuvent faire l’objet d’une gestion rationalisée et de réorganisations en vue de leur reproduction ininterrompue, le besoin de pillage incessant de la nature externe pour les matières premières est atténué. La reproduction sociale de la nature en laboratoire, que se soit dans le cadre universitaire ou dans un champ appartenant à une grande entreprise, dans la salle d’opération d’un hôpital ou par le biais de tests pharmaceutiques effectués sur un sujet-cobaye, ne se substitue manifestement pas à la puissance ou à la nécessité de la nature externe. Il faut plutôt y voir une absorption de la nature plus complète, plus intégrale, dans les circuits du capital. Mais si le capitalisme, dans sa recherche de valeurs d’usage à soumettre au régime de la marchandise, s’avère plus insatiable que jamais vis-à-vis de la nature externe, on commence aussi à entrevoir le début d’un nouveau régime capitaliste dans lequel la tâche de produire une nature utilisable passe de la nature dite « externe » à la nature sociale.
La reproduction de plus en plus sociale de la nature infiltre peu à peu ce qu’il reste de nature pouvant encore être décrite comme externe. La « seconde nature » de Hegel ou de Marx, est aujourd’hui de moins en moins produite à partir de – et contre la première nature. La première nature en vient à être produite directement de l’intérieur de la seconde nature dont elle devient l’un des constituants. Une telle auto-reproduction de la valeur (on pense par exemple à la reproduction de souris de laboratoire brevetées, OncoMouse, ou aux semences transgéniques dans le champ ou dans l’usine d’une multinationale) ressemble au rêve orgasmique du capital, en passe par ailleurs de se réaliser dans certains secteurs de production. La nature ne s’en trouve pas simplement « améliorée » ; cette nature améliorée veille à sa propre auto-reproduction en ne nécessitant qu’un très faible apport de travail. Que cette nature vienne maintenant à échapper à ce cadre (imaginons une OncoMouse libre osant se reproduire dans les murs de son laboratoire de Harvard, ou une semence transgénique allant vivre sa propre vie en se transmettant au champ d’à côté quelque part dans le Saskatchewan), il faudrait alors la traquer, la ramener au régime de la marchandise, la privatiser, sans oublier de la faire comparaître au tribunal afin d’en déterminer le propriétaire, et, dût-t-elle rester sans propriétaire à l’issue du procès, il ne resterait plus alors qu’à l’exécuter.
La nature comme stratégie d’accumulation
À partir de sa recherche sur les organismes génétiquement transformés, et notamment sur le brevet OncoMouse, Donna Haraway en est venue à la conclusion, à la fin des années 1990 que le corps représentait une stratégie d’accumulation pour le capital : « La vie elle-même est une stratégie d’accumulation ». Cindi Katz reformule le problème en suggérant que la nature en elle-même représente une stratégie d’accumulation pour le capital[10].
L’émergence de la nature comme stratégie d’accumulation, au-delà des transformations dans la production de la nature, renvoie aussi à sa consommation. Les chiffres d’affaires de l’industrie du « bio » apparue avec l’écologisme hippie dans les années 1960, n’ont pas tardé à se compter en milliards d’euros. Les compagnies pétrolières, qui font partie des plus gros pollueurs au monde, font couramment passer leur anéantissement de la nature pour un souci de préservation de l’environnement, notamment en faisant valoir leurs dépenses en matière de crédits de carbone. Le recyclage, cette exigence extravagante des écologistes marginaux d’autrefois, est aujourd’hui (et quels qu’en soient les mérites par ailleurs) un secteur industriel majeur, qui non seulement attire d’importantes subventions publiques, mais se trouve pris en charge par la mafia dans certains États des États-Unis.
Ce secteur est également parvenu à enrôler de force le travail des consommateurs (tri, stockage et livraison des denrées recyclables) dans une subsomption réelle de la vie quotidienne par le capital. En 2006, WalMart, la plus grande chaîne de supermarchés au monde et porte-drapeau du consumérisme capitaliste, a annoncé son « tournant vert » grâce au choix de méthodes, de fournisseurs et de produits bios. On ne s’étonnera guère que les écologistes institutionnels en soient finalement arrivés à reconnaître cette évidence que l’écologie progressiste était morte[11]. Disons plutôt qu’elle est morte en tant que mouvement anticapitaliste. Mais elle est bien vivante et prospère comme entreprise multimilliardaire gérée depuis les salles de direction de ces mêmes puissances capitalistes qu’elle avait autrefois menacées.
Ce qu’il reste d’opposition conservatrice à l’écologisme ne change en rien le sens général de ce qui précède. En ce qui concerne Kyoto, le refus états-unien de ratifier les protocoles signés par la plupart des autres pays est largement perçu comme la manifestation d’un conservatisme étriqué et hargneux face aux enjeux environnementaux. Cette opposition à la législation environnementale ne signifie pas tant un rejet de tout programme environnemental quel qu’il soit (G. Bush n’est-il pas d’ailleurs lui-même le fils du « président écologiste » ?) que la volonté de privilégier certains intérêts capitalistes contre d’autres. Le rejet états-unien des accords de Kyoto trahit un différend au sein des classes dirigeantes entre capitalistes de l’énergie se disant soucieux d’environnement (on pense aux campagnes publicitaires de BP) et capitalistes plus agressifs, dans le style cowboy, qui, tout en étant prêts à investir dans le marché de l’écologie, songent d’abord aux liens unissant leurs profits immédiats à la production directe d’énergie sur un marché en expansion. Ce non à Kyoto renvoie donc à une dissension au sein de la classe dirigeante mondialisée quant à la manière de soutirer des profits de la nouvelle conscience environnementale, et quant à la répartition des profits engendrés par la nouvelle transformation capitaliste de la nature, et de ses modalités.
À un certain niveau, ceux que l’on appelle les conservateurs n’ont simplement pas encore compris les possibilités qu’offrait le capitalisme environnemental, et c’est ce que l’histoire retiendra d’eux. Ils se placent, par ailleurs, du côté d’une industrie énergétique qui réalise des profits sans précédent tout en communiquant sur le terrain de l’écologie. Tout comme l’exploitation de la main d’œuvre à bas coûts prolifère dans de nombreuses industries d’Asie, d’Amérique Latine et d’Afrique, l’expansion du capital étendue à la nature constitue encore une solide frontière de l’accumulation du capital, qu’il s’agisse de la prospection sur le vivant en Amazonie ou du forage dans l’Arctique états-unien. L’avant-garde de cette expansion envahissante, est aujourd’hui transplanétaire, avec bientôt la colonisation, l’exploration scientifique et l’exploitation de l’espace, que l’on considère encore couramment comme extérieur à l’ordre planétaire du monde humain.
Démocratiser la production de la nature
L’élément nouveau aujourd’hui ne tient pas au fait que cette intégration horizontale de la nature au capital a cessé, même si dans certains domaines, elle se trouve sérieusement limitée du fait de la raréfaction de nombreuses matières premières, de la difficulté accrue à les localiser et de l’augmentation du coût de leur extraction. La nouveauté vient plutôt de ce que, en partie en réaction à ces contraintes de plus en plus grandes, une nouvelle frontière dans la production de la nature n’a pas tardé à s’ouvrir, notamment par l’intégration verticale de la nature au capital. Il ne s’agit pas là simplement de production de la nature « en aval », mais aussi, simultanément, d’un mouvement de financiarisation « en amont ». Le capital ne se contente plus de piller une nature disponible, il entreprend de produire une nature d’emblée sociale qui dès lors constitue la base des nouveaux secteurs de production et d’accumulation. De plus en plus, la nature, certes de manière sélective, devient son propre espace d’échanges marchands.
Au milieu des années 1970, Michel Aglietta détectait déjà une « crise du régime d’accumulation intensive », crise qui, rétrospectivement, nous apparaît annonciatrice d’une nouvelle phase d’accumulation et d’un capitalisme restructuré, dominé par le néo-libéralisme et ce que l’on appelle couramment la mondialisation[12]. Dans les années 1980, l’appropriation croissante de la nature comme stratégie d’accumulation contribua à résoudre cette crise de régime. Aujourd’hui, elle promet de fournir le système nerveux d’une nouvelle phase d’accumulation capitaliste. Tout cela ne va pas, bien entendu, sans contradictions, et notamment celle-ci : la nouvelle transformation capitaliste de la nature renforce, plutôt qu’elle n’affaiblit, la dépendance du capitalisme à l’égard de la nature. Autrefois, les crises et les récessions économiques provoquaient régulièrement un ralentissement dans l’appropriation de la nature, d’où l’ironie d’une nature mieux préservée du fait même des difficultés économiques. Toutefois, avec l’intensification de la nature comme stratégie d’accumulation, la destruction de la valeur inscrite dans les marchandises écologiques et les crédits touche au cœur même du capital et menace de destructions environnementales plus graves encore.
Mais tout cela ne se passe pas sans opposition politique. Dans la mesure où la nature est plus intensément intégrée au capital en tant que stratégie d’accumulation, la dimension inclusive de cette production sociale de la nature en régime capitaliste devient de plus en plus visible et la nécessité d’une réponse politique de grande envergure se fait toujours plus urgente. Il est important de combattre les semences transgéniques, par exemple, parce qu’elles peuvent contaminer et altérer pour toujours d’autres organismes, y compris des êtres humains. La présente analyse a toutefois au moins tenté de montrer qu’une problématique aussi étroite de la valeur d’usage de la nature n’est pas seulement restrictive : elle induit en erreur et a peu de chance de faire émerger une réponse politique à même de se confronter à la production stratégique de la nature en tant que telle.
Au moment où la classe capitaliste mondialisée s’arroge tous les pouvoirs sur la production de la nature, pouvoirs camouflés dans le vocabulaire du marché, de la propriété privée et du libre-échange, la riposte, pour être à la hauteur, doit être tout aussi ambitieuse. Bref, si les luttes contre les OGM, la biotechnologie, les conditions de travail et de santé, et les autres moyens de capitalisation de la nature, restent d’une importance cruciale et doivent être menées et gagnées, il demeure tout aussi vital de rester attentif, sur le long terme, aux rapports sociaux fondamentaux. En d’autres termes, si la production de la nature est une réalité historique, alors à quoi pourrait ressembler une production authentiquement démocratique de la nature ? Voilà donc l’occasion de regarder vers l’avenir plutôt que vers le passé, de penser à la manière dont la nature devrait changer, et de penser au genre de forces sociales nécessaires à la démocratisation de la production de la nature.
Traduit de l’anglais par Thierry Labica
Référence originale : Neil Smith, « Nature as accumulation strategy », Socialist Register, vol. 42, 2007.
Traduction précédemment parue dans la revue papier Contretemps, n° 20, 2007.
Notes
[1] Cf. Neil Smith, Uneven Development: Nature, Capital and the Production of Space, Oxford, Basil Blackwell, 1984, chapitre 1.
[2] K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Editions Sociales, Paris, 1968, p. 56.
[3] Bruce Braun, Noel Castree (dir.), Social Nature, Londres, Routledge, 2001.
[4] Alfred Schmidt, Le concept de Nature chez Marx, Paris, PUF, 1994 ; William Leiss, The Domination of Nature, Boston, Beacon Press, 1974.
[5] Partisans des thèses défendues par James Lovelock selon lequel la terre formerait un seul et même organisme vivant (Ndt).
[6] Voir par exemple, William Boyd, W. Scott Prudham et Rachel A. Schurman, “Industrial Dynamics and the Problem of Nature”, Society and Natural Resources, 14, 2001, p. 557.
[7] Cf. l’ouvrage dirigé par Braun et Castree, Social Nature, op. cit.
[8] Erik Swyngedouw, « Modernity and Hybridity : Nature, Regeneracionismo, and the Production of Spanish Waterscapes », Annals of the Association of American Geographers, 89, 1999.
[9] Matthew Wald, “What’s Kind to Nature Can be Kind to Profits”, The New York Times, 17 May, 2006.
[10] Donna Haraway, Modest Witness@Second Millenium. FemaleMan Meets OncoMouse : Feminism and Technoscience, New York, Routledge, p. 65 ; voir également David Harvey, “The Body as Accumulation Strategy”, Society and Space, 40, 1998, pp. 401-21 ; Cindi Katz, « Whose Nature, Whose Culture ? Private Productions of Space and the Preservation of Nature », in B. Braun and N. Castree (dir.), Remaking Reality: Nature at the Millenium, New York, Routledge, 1998.
[11] Michael Schellenberger and Ted Nordhaus, « The Death of Environmentalism. The Politics of Global Warming in a Post-environmental World », TheBreakThrough.org, 2004.
[12] Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Odile Jacob, 1997.