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Dans la soirée du vendredi 11 août, un millier de néo-nazis, de membres du Ku Klux Klan et de partisans de l’Alt-Right défilent au flambeau à Charlottesville (Virginie) aux cris de « Jews won’t replace us », « Blood and soil », « Whose streets ? our streets » et « White lives matter » (« Les Juifs ne nous remplaceront pas », « Sang et sol », « Les rues de qui? Nos rues » et « Les vies blanches comptent »). Les militants d’extrême-droite – quasi-exclusivement des hommes – sont venus de tout le pays pour ce rassemblement haineux sur le thème « Unite the Right » (Unir la droite). Pourquoi à Charlottesville ? Parce que la municipalité a décidé de supprimer une statue du général Robert Lee, chef des armées sudistes. Une décision intolérable pour les suprémacistes blanc, nostalgiques de l’esclavage. Ils arborent des drapeaux nazis, des drapeaux confédérés et d’autres symboles de l’extrême-droite. Certains sont lourdement armés, casqués et munis de boucliers (1). La manifestation est autorisée.

Le samedi, les fascistes veulent défiler dans le centre de la ville. Ils n’y parviendront pas. L’Etat de Virginie décrète l’état d’urgence. Surtout, la mobilisation des antifascistes est forte. Elle regroupe un arc de forces très larges, allant des églises locales (2) aux groupes antifa et anarchistes. La police est largement absente. Des incidents violents éclatent. Les militants d’extrême-droite  sont chassés du lieu de rassemblement avant même que le leader suprémaciste blanc Richer Spencer puisse prendre la parole. Ils tentent de se regrouper ailleurs, mais ne sont plus assez nombreux. Spencer éructe : « Nous reviendrons ». Pendant ce temps, plusieurs centaines d’antifascistes marchent dans le centre en criant « Whose streets ? Our streets ». (3) C’est alors qu’une voiture fonce eux, faisant une vingtaine de blessés et causant la mort d’une jeune femme : Heather Heyer. Au volant, James Alex Fields, un sympathisant nazi qui a fait 800km pour participer à « Unite the Right ».

 

Une tempête de protestations

Les Etats-Unis sont sous le choc mais Trump reste silencieux. L’ex grand maître du Ku Klux Klan, David Duke, déclare que Charlottesville est « un tournant » pour ceux qui « veulent réaliser les promesses de Donald Trump” (4), mais le Président se tait toujours. Ce n’est que le samedi soir, après la mort d’Heather Heyer, qu’il rédige un tweet : « Ce genre de violence n’a pas sa place en Amérique. Rassemblons-nous comme un seul homme ». Pas un mot contre l’extrême-droite. Moins d’une heure plus tard, Trump tient une conférence de presse. “Nous condamnons dans les termes les plus forts possible l’énorme déploiement de haine, de sectarisme et de violence (venant) de plusieurs côtés ». « De plusieurs côtés”, répète-t-il. Nazis et anti-nazis, racistes et antiracistes, Klanmen et victimes du KKK sont renvoyé.e.s dos à dos.

Cette déclaration provoque une tempête de protestations, y compris de membres éminents du parti républicain. Mais les fascistes boivent du petit lait. Le site néo-nazi Daily Stormer exulte :

« Les commentaires de Trump étaient bons. Il ne nous a pas attaqués. Il a juste dit que la nation devait être unie. Il a dit qu’il y avait de la haine… des deux côtés ! Donc pour lui les antifas sont haineux. (…) Aucune condamnation (contre nous). Quand on lui a demandé de (nous) condamner, il est simplement sorti de la pièce. Vraiment, vraiment bon. Dieu le bénisse”. (5)

 

Guerre des clans à la Maison Blanche

Dimanche matin, Ivanka Trump y va elle aussi de son tweet : “Il ne devrait pas y avoir de place dans la société pour le racisme, le suprémacisme blanc et les néo-nazis. Nous devons tous nous réunir comme des Américains, et être un pays uni » (4). La fille du Président a la réputation d’être aussi raciste que son père. Deux éléments la poussent probablement à rectifier le tir : d’une part, elle s’est convertie au judaïsme pour épouser Jared Kushner – un ami personnel de Netanyahou (6) – et elle est à ce titre ciblée personnellement par les néo-nazis, dont l’antisémitisme est virulent (7); d’autre part et surtout, son mari et elle appartiennent à la fraction néolibérale-impérialiste-globaliste de l’entourage de Trump.

Cette fraction est en lutte ouverte avec l’aile isolationniste-nationaliste-bigote, incarnée par le conseiller stratégique de Trump, Stephen Bannon, l’ancien responsable du site d’extrême-droite Breibart News. Outre Ivanka et son mari, la fraction globaliste compte notamment les généraux Mc Master (Conseil National de Sécurité) et Kelly (Chief of staff de la Maison Blanche) ; elle est soutenue notamment par le magnat de la presse Rupppert Murdoch. Tout ce petit monde craint que Trump aille trop loin dans le populisme de droite, s’isole complètement face à l’establishment, et exacerbe la polarisation sociale au point de déstabiliser les Etats-Unis, de mettre en péril la politique d’austérité, voire d’entraîner le pays vers la guerre civile. Mais, problème : les bigots nationalistes ont le soutien de la majorité des membres du parti républicain.

 

Fronde patronale

Les craintes que Trump s’isole face à l’establishment ne tardent pas à se matérialiser. Lundi 14 août, le patron du groupe pharmaceutique Merck Pharma, Ken Frazier, démissionne du conseil présidentiel sur l’industrie (un organe consultatif ): « Je ressens la responsabilité de prendre position contre l’intolérance et l’extrémisme », dit-il. Le Président est clairement visé : « Les dirigeants de l’Amérique doivent honorer nos valeurs fondamentales en rejetant clairement les expressions de haine, de sectarisme et de suprématie d’un groupe, qui vont à l’encontre de l’idéal américain selon lequel toutes les personnes sont créées égales ». (8) Frazier est un des rares patrons noirs à siéger dans le Conseil sur l’industrie. Ceci n’est sans doute pas étranger à sa démission.

Trump réagit avec mépris: « Maintenant que Ken Frazier, de Merck Pharma, a démissionné du Conseil sur l’industrie, il aura plus de temps pour réduire les prix des médicaments. Arnaque ! ». Le président ne s’était pas permis de telles attaques quand d’autres patrons avaient démissionné pour protester contre la sortie des USA de l’accord de Paris sur le climat… Cependant, deux autres chefs d’entreprise emboîtent le pas à Frazier: Kevin Plank (Under Armour) et Brian Krzanich (Intel). Le Financial Times (très hostile à Trump depuis le début) titre en gras : «Business leaders abandon Donald Trump over Charlottesville » (9). Le Président doit reculer. Il convoque une nouvelle conférence de presse :

« Le Seigneur Tout-puissant nous a tous créé égaux », « nous devons être unis ». « Le racisme est mauvais et ceux qui causent la violence en son nom sont des criminels et des voyous, y compris le KKK, les néo-nazis, les suprémacistes blancs et autres groupes qui répugnent à ce qui nous est cher en tant qu’Américains ».

Amen. En parallèle, il annonce qu’il ne manque pas d’autres hommes d’affaires pour remplacer les démissionnaires. On est à ce moment-là plus de 48H après les faits. Champion de la manipulation, Trump excelle depuis toujours dans les paroles hypocrites, du genre « J’ai une formidable relation avec les Noirs » (13). Cependant, il lit sa nouvelle prise de position sur un ton tellement plat que la conclusion saute aux yeux : ce type pense le contraire de ce qu’il dit. Le suprémaciste blanc Richard Spencer ne s’y trompe pas. Satisfait et ironique, il note que Trump “parlait comme un prof d’école du dimanche. Je ne l’ai tout simplement pas pris au sérieux.  Cela semblait creux et insipide » (10). En effet !

 

Le ton et le fond

L’incrédulité se fonde non seulement sur le ton du Président mais aussi sur son palmarès et celui de sa famille. Le père Trump a été arrêté par la police newyorkaise lors d’une manifestation du KKK en 1927, parce qu’il refusait d’obéir à un ordre de dispersion (11). En 1970 et 1973, père et fils ont été poursuivis et condamnés par la justice pour pratiques discriminatoires à l’égard des Noirs dans la location de logement. Lorsque Barak Obama est élu, Trump a mené pendant des mois une campagne très médiatisée insinuant que le premier président noir de l’histoire du pays n’était pas vraiment américain, qu’il était né au Kenya…

La liste des prises de position racistes de Trump pendant la campagne électorale est longue comme le Danube : il tweete de fausses statistiques sur les crimes commis par les Noirs ; il traite les Mexicains de«trafiquants de drogue, criminels, violeurs » ; quand sa frauduleuse « Université Trump » fait l’objet d’enquêtes judiciaires, il accuse le juge Gonzalo Curiel, né aux USA mais mexicain d’origine, de le persécuter en raison de son projet de mur à la frontière ; lorsque l’ex-chef du KKK, David Duke, appelle à soutenir sa campagne électorale, il fait celui qui n’a jamais entendu parler des terroristes en cagoule, de sorte qu’il ne peut les réprouver (12). Etc. Comme on le sait, ça continue de plus belle après l’élection : interdiction d’accès au territoire aux ressortissants de huit pays musulmans, promesse de publier hebdomadairement une liste des crimes commis par les migrants (13). Etc, etc.

 

Bas les masques !

Un problème des manipulateurs est qu’ils ne peuvent pas se dissimuler éternellement derrière leurs mensonges. Dans ce cas-ci, le masque tombe en un temps record. Le 15 août – un jour à peine après sa « condamnation » des fascistes ! – Trump tient une troisième conférence de presse. Elle est censée être consacrée aux travaux d’infrastructure, mais les journalistes le réinterrogent sur Charlottesville. « Pourquoi avoir mis si longtemps à réagir ? », lui demande-t-on ? « A la différence d’autres politiciens, j’ai besoin de connaître les faits avant de m’exprimer »,répond le Président (ce « besoin de connaître les faits» ne l’a pas empêché de répandre le bobard d’un attentat terroriste islamiste en Suède, en février dernier) (14). « Sur base des faits », donc, il confirme son  « excellente » déclaration du samedi soir : la violence venait « de plusieurs côtés », lance-t-il, « une partie des contre-manifestants a attaqué très violemment l’autre groupe », sans même avoir d’autorisation de rassemblement (c’est faux, la contre-manif était autorisée!) (15).

C’est le tollé. Affrontant la presse avec mépris et arrogance («Let me finish, fake news ! »), Trump va plus loin, beaucoup plus loin : il affirme qu’il y avait non seulement des manifestants d’extrême-droite mais aussi de « bonnes personnes » (fine people) qui étaient là « simplement pour protester contre l’enlèvement de la statue du général Lee », et que, en continuant comme ça, on pourrait aussi enlever les statues de George Washington, car « lui aussi possédait des esclaves » (16)…

Immédiatement, la vague des patrons démissionnaires grossit : Alex Gorsky (Johnson & Johnson), Jeff Immelt (General Electric), Jamie Dimon (JP Morgan Chase), Denise Morrison (Campbell Soup),… Elle touche non seulement le Conseil de l’Industrie mais aussi le Forum Stratégie et Politique. C’est une avalanche. Trump n’a plus qu’une issue : prendre lui-même la décision de dissoudre ces deux organes consultatifs. C’est ce qu’il fait, pour « ne pas mettre la pression sur les hommes d’affaires » (sic), écrit-il dans un tweet (17).

 

Business et politique

Au-delà des belles paroles contre les suprématistes blancs, les motivations des patrons démissionnaires sont très largement commerciales. Racistes et non-racistes boivent les mêmes softs… Dans le secteur producteur de biens de consommation, il faut éviter de fâcher l’une ou l’autre partie de la clientèle. Le patron du géant de la distribution Walmart est attaqué de toutes parts : la droite lui reproche une lettre à ses employé.e.s déplorant l’indulgence de Trump à l’égard des suprémacistes blancs, la gauche critique sa décision (désormais obsolète) de rester dans le conseil consultatif pour « influencer les décisions » (18). Dans le climat polarisé par Charlottesville, avec des associations de consommateurs qui guettent leurs moindres faits et gestes, les entreprises jugent prudent de se tenir publiquement à l’écart du président.

La fronde patronale a pourtant aussi une dimension politique. Elle apparaît clairement dans la note que le patron de JP Morgan Chase, Jamie Dimon, a adressée à ses employés pour expliquer sa démission: “Une économie constructive et des politiques régulatrices ne sont pas suffisantes et ne compteront pas si nous ne nous attaquons pas aux divisions dans notre pays. C’est la tâche d’un leader, dans les affaires comme au gouvernement, de rassembler les gens, de ne pas les déchirer » (17). Cette insistance sur le nécessaire rassemblement de la nation se retrouve peu ou prou dans la plupart des prises de position, notamment celles qui émanent du big business.

 

Faire la part des choses

La question aujourd’hui est donc la suivante : le limogeage de Bannon traduit-il l’intention de Trump de se mettre au diapason des patrons démissionnaires ? Ce n’est pas si simple. Il faut voir au-delà des soubresauts de la Maison Blanche, tâcher de faire la part des choses entre ce qui découle 1°) du narcissisme boursouflé de Trump, 2°) de la guerre des fractions au sein de son entourage, et 3°) des contradictions sociales qui servent de cadre à ce Game of Thrones pour millionnaires en complet cravate. La dissolution des organes consultatifs de Trump relève de la troisième catégorie. Elle met en lumière le conflit qui s’aiguise depuis plusieurs années entre les cercles dominants du grand capital US, d’une part, et, d’autre part, le courant nationaliste-populiste qui domine la base du parti Républicain – un courant que Trump a récupéré et radicalisé après la marginalisation du Tea Party au sein des élus républicains (19).

C’est ce conflit qui se réfracte au sein de l’équipe de Trump (les deux fractions de son entourage, décrites plus haut), et c’est lui qui sous-tend les zigs zags caractéristiques de sa politique. Mais il ne faut pas conclure trop vite que le départ de Bannon tourne la page du national-populisme. Les propos de Trump lors de la conférence de presse du 15 août vont même carrément dans l’autre sens… Voyons cela de plus près.

 

Au nom de l’emploi

Question : « Mr. le Président, pourquoi pensez-vous que ces chefs d’entreprise quittent votre Conseil industriel ? ».

Réponse : “Parce qu’ils ne prennent pas leur boulot au sérieux comme il convient à ce pays. Et nous voulons des emplois, produire dans ce pays. Certaines de ces personnes dont vous parlez sont hors du pays, beaucoup de leur production est faite à l’extérieur. Regardez Merck, par exemple – je m’excuse, je m’excuse – regardez un peu où ils font leurs produits. C’est fait hors du pays. (comme par hasard il s’en prend encore à Merck, dont le patron noir a ouvert le bal des démissions ! DT) Nous voulons des produits faits dans le pays. Alors, je dois vous le dire, certains des gars qui partiront, ils partiront par embarras du fait qu’ils font leurs produits ailleurs. Et je les ai sermonnés, y compris le gentleman auquel vous faites allusion, sur le fait de ramener ça dans ce pays. Vous n’avez pas besoin de faire ça en Irlande et dans tous ces autres lieux. Vous devez ramener ces emplois dans ce pays. C’est cela que je veux. Je veux ramener la production aux Etats-Unis afin que les travailleurs américains puissent en profiter »(16).

Question: “A quel point êtes-vous préoccupé par les rapports raciaux en Amérique? Et pensez-vous que les choses se sont aggravées ou améliorées depuis que vous avez pris vos fonctions ? »  (Elles se sont indiscutablement aggravées : les données rassemblées par le Souther Poverty Law Center montrent que les provocations, intimidations et agressions racistes, islamophobes et antisémites ont fort progressé dès l’élection de Trump – DT).

Réponse : « Je pense qu’elles se sont améliorées ou sont restées égales. (…) Mais je pense que le fait que j’ai apporté – ce sera bientôt – des millions d’emplois – vous voyez, où les entreprises reviennent au pays – Je pense que cela va avoir un énorme impact positif sur les relations raciales. Nous avons des entreprises qui reviennent au pays. Nous avons deux entreprises automobiles qui viennent de l’annoncer. Nous avons Foxconn au Wisconsin juste annoncé. Nous avons beaucoup d’entreprises, je dis, qui affluent de retour au pays. Je pense que cela aura un énorme impact positif sur les relations raciales. Vous savez pourquoi ? C’est des emplois. Ce que les gens veulent maintenant, c’est des emplois. Ils veulent des chouettes emplois avec un bon salaire, et quand ils ont cela, vous verrez comment seront les relations raciales” (ibid.).

 

Un double mouvement

Pour se sortir du mauvais pas de Charlottesville, pour rompre l’isolement et pour détourner l’attention de sa complaisance vis-à-vis de l’extrême-droite violente, nationaliste et suprémaciste, Trump opère donc un double mouvement.

D’une part, il déplace le débat. Au lieu de ‘faut-il tolérer les nazis‘, la question devient : ‘faut-il enlever les statues à la gloire des confédérés’ ? Dans une série de tweets le 17 août avant l’aube, il déplore que “l’histoire et la culture de notre grand pays soient ainsi déchirées par l’enlèvement de nos belles statues » (sic) (20). Tout en feignant, belle âme, de se placer sous l’angle du « patrimoine » (alors qu’il a détruit un patrimoine artistique, un vrai, pour faire construire sa Trump Tower par des ouvriers sans papiers!) (11), il couvre donc l’extrême-droite, mais par le biais de l’héritage historique. La ficelle est grosse, mais efficace : selon un sondage, 60% des électeurs l’approuvent sur ce point, dont 86% des Républicains (21). En même temps, dans la coulisse, il réduit les subsides aux associations qui font de la prévention et de l’information sur le danger de l’extrême-droite, ou qui déradicalisent les terroristes nazis.

D’autre part, Trump renoue à fond avec la ligne populiste du nationalisme économique déployée – avec Bannon – pendant la campagne électorale. Quasi en même temps que la troisième conférence de presse de son patron, alors qu’il est déjà sur le siège éjectable, Bannon déclare d’ailleurs :

“Les Démocrates, tant qu’ils parlent de politique identitaire, je les tiens. Je veux qu’ils parlent de racisme tous les jours. Si la gauche est focalisée sur la race et l’identité, et que nous avançons avec le nationalisme économique, nous pouvons écraser les Démocrates » (22).

C’est exactement ce point de vue que Jamie Dimon, patron de JP Morgan Chase, a critiqué en déclarant : “Une économie constructive et des politiques régulatrices ne sont pas suffisantes et ne compteront pas si nous ne nous attaquons pas aux divisions dans notre pays ». Mais c’est exactement ce point de vue que Trump a développé face aux journalistes.

 

Trump affaibli ?

La presse, la social-démocratie, etc., se réjouissent : Trump est affaibli. Mais attention : chaque fois qu’il est affaibli, chaque fois que ses conceptions réactionnaires sont démasquées, Trump s’en tire par une pirouette et une contre-attaque… qui renforce ces conceptions réactionnaires dans sa base électorale, et le rapproche ainsi de sa dictature. Au-delà du limogeage de Bannon, c’est la recette qu’il a appliquée dans l’affaire de Charlottesville. Non sans une diabolique habileté. Trump n’a sans doute pas les capacités de pensée stratégique de son ex-conseiller, mais il a une intelligence des opportunités et un instinct de survie hyper-développé : affairiste sordide, fraudeur invétéré, escroc systématique, collaborateur de la mafia, complice probable de blanchisseurs d’argent sale, la Présidence est pour lui un moyen de solidifier son entreprise, de la rendre « respectable », et peut-être même d’éviter la prison. La Maison Blanche, c’est la super-blanchisseuse. Il s’y accrochera de toutes ses forces, par tous les moyens. Or, le seul moyen praticable pour lui consiste justement à… poursuivre la politique national-populiste.

La classe dominante US a un gros problème : dans sa majorité, elle préférerait être débarrassée de ce Président qui jette de l’huile sur le feu de la polarisation sociale et met en question ses intérêts géostratégiques. Mais, pour s’en débarrasser, il lui faut un outil politique. Et celui-ci fait défaut. Lors des élections, le grand capital a presque tout misé sur Clinton, mais sa défaite a plongé les démocrates dans une crise profonde, dont ils ne sont pas prêts de sortir… sauf peut-être en suivant Sanders (ce qui ne ferait naturellement pas l’affaire du patronat). Du côté républicain, c’est encore pire : le national-populisme trumpiste est hégémonique à la base du parti, la plupart des élus sont prêts à manger dans la main du Président pour garder leur siège, et Trump engage aujourd’hui la bataille pour éliminer celleux qui lui résistent (notamment John McCain, un de ses ex-rivaux à la candidature) (23).

Il n’est donc pas évident que Trump sorte affaibli de l’affaire de Charlottesville. Non seulement la Maison Blanche serre les rangs autour du Chef (« Le Président a eu entièrement raison », dit un communiqué sorti peu de temps après la troisième conférence de presse) (16), mais l’establishment républicain fait de même (24). Comme le dit Edward Luce dans le Financial Times :

« Les Républicains sont paralysés sur deux plans. Premièrement, le parti ne peut pas désavouer ce que Mr Trump est en train de faire sans se répudier lui-même », car Trump est « le Frankenstein des Républicains. (…)Le deuxième problème est la peur. Du fait du charcutage électoral, la plupart des Républicains –et des Démocrates- sont plus vulnérables à un challenge venant de leurs propres rangs qu’à une défaite infligée par l’autre parti. » Trump gardant le soutien de la plupart des électeurs républicains, « tout élu républicain qui s’oppose à Mr Trump peut être sûr de représailles sans merci ». Et Luce a raison de le dire : « une défaite des Républicains en 2018 est loin d’être assurée. Même alors, il faudrait qu’elle soit de grande ampleur pour renverser les profondes forces de polarisation de l’Amérique ” (25).

 

Pas d’autre choix que la lutte

La seule approche institutionnelle susceptible de débarrasser l’humanité de Trump serait une procédure de destitution. Elle pourrait être engagée dans le sillage de l’enquête dirigée par Robert Mueller sur la filière russe. Par exemple si étaient confirmées certaines investigations approfondies qui renforcent l’idée que Vladimir a les moyens de faire chanter Donald parce qu’il détient des informations extrêmement compromettantes sur les combines très juteuses mais illicites de la famille Trump dans les Républiques de l’ex-URSS (la Géorgie et le Kazakhstan en particulier) (26). Mais les conclusions de cette enquête ne seront probablement pas connues avant les élections parlementaires de mi-mandat (en 2018). Surtout, elles feront l’objet d’une bataille juridique féroce. Entre autres, les avocats de Trump ne manqueront pas de plaider que le mandat de M. Mueller sur la filière russe ne l’autorise pas à aller fouiner dans les affaires de leur client en Géorgie…

Une chute de Trump est bien loin d’être le scénario le plus probable. Le risque d’un régime autoritaire est plus que jamais présent aux USA, car le grand capital n’a d’autre choix que de composer avec le Président. Pas question par conséquent de baisser la garde face aux dangers multiples qu’il représente. Pour les Noirs, pour les femmes, pour les LGBT, pour les salarié.e.s. Pour le climat de la Terre. Et pour la paix. Car, comme l’écrivait récemment un journaliste au-dessus de tout soupçon d’anticapitalisme :

La crise internationale que Mr Trump attise (avec la Corée du Nord – DT) est de plus en plus inséparable des problèmes domestiques qui assiègent son administration. L’enquête de l’ex directeur du FBI Robert Mueller sur l’ingérence russe dans l’élection US se rapproche de plus en plus du cercle immédiat autour du Président. Le Congrès est bloqué et la Maison Blanche est un carrousel de licenciements et d’intrigues. Et maintenant il y a la violence politique dans les rues, avec des suprémacistes blancs et des néo-nazis qui attaquent, et même qui tuent, des contre-manifestants à Charlottesville – pendant que le Président sort des communiqués évasifs et équivoques depuis un club de golf. Le danger est que ces multiples crises vont fusionner, donnant à un président assiégé l’envie d’essayer d’exploiter un conflit international pour se sortir de ses difficultés domestiques » (27).

Tel est en effet le danger majeur et il n’y a, pour le contrer, d’autre choix que la lutte, la convergence et l’internationalisation des luttes anticapitalistes.

 

Cet article a initialement été publié sur le blog de Daniel Tanuro

Illustration : David Plunkert pour le magazine New Yorker

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