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Dimanche prochain, 19 décembre, se tient au Chili le second tour d’une élection présidentielle qui oppose le candidat de la gauche Gabriel Boric et un candidat d’extrême-droite, qui se réclame de l’héritage pinochétiste, José Antonio Kast. Ce pays, qui a été le laboratoire historique de la contre-révolution néolibérale, est depuis plusieurs années secoué par des mobilisations populaires massives, qui ont culminé dans le soulèvement d’octobre 2019 et permis l’élection d’une Convention constituante, chargée de réécrire la charte héritée de la dictature.

Dans ce texte, la juriste chilienne Camila Vergara dresse un constat critique de la stratégie de modération de Gabriel Boric, dans laquelle elle voit le risque d’un divorce avec le potentiel transformateur des mobilisations populaires et d’une reconduction des fondements de l’ordre néolibéral.

Son analyse diffère sensiblement de celle de René Rojas, que nous publions en parallèle, qui met l’accent sur la dynamique politique unitaire Gabriel Boric et sa formation politique ont su créer. Nous publions également un entretien avec l’universitaire chilien Sergio Grez, qui décortique les résultats du premier tour de l’élection et met en garde contre que les demi-mesures proposées par le candidat Gabriel Boric, incapables de résoudre les problèmes structurels du pays. Contretemps propose ainsi un large éventail des débats qui traversent les gauches chiliennes dans ce moment clef du cycle politique ouvert en 2019.

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Lors du second tour prochain scrutin présidentiel, le 19 décembre, les Chilien.ne.s devront choisir entre un apologiste de Pinochet d’extrême droite et un social-démocrate – et non, comme l’ont affirmé des médias tels que l’Economist et le Financial Times, entre « deux extrémistes » proposant différentes variantes du populisme.

Lors du premier tour de ces élections, le 21 novembre, qui n’a attiré aux urnes que 47 % de l’électorat, José Antonio Kast – un élu à la Chambre des députés qui a fondé le Parti républicain nationaliste – est venu en tête avec 1,96 million de voix (28 % des suffrages exprimés). Gabriel Boric, également élu à la Chambre, ancien leader étudiant devenu candidat de l’Apruebo Dignidad (J’approuve la dignité), qui regroupe la coalition de la « nouvelle gauche » du Frente Amplio (FA – Front large) et le pacte électoral Chile Digno (Chili digne), composé du Parti communiste, des écologistes, des régionalistes et de la gauche chrétienne, est arrivé juste derrière avec 1,8 million de voix. Les commentateurs étaient une fois de plus abasourdis. Comment, après un soulèvement populaire contre le néolibéralisme et la Constitution de Pinochet, un néofasciste décomplexé pouvait-il se placer en tête du scrutin ?

En 2017, Kast s’était présenté en tant qu’indépendant à la droite de l’actuel président Sebastián Piñera, arrivant en quatrième position avec un demi-million de voix (près de 8 %). Cette fois-ci, il a plus que triplé son score, en capitalisant sur la base électorale des 1,6 million de personnes qui a voté « rechazo » (« rejet ») lors du référendum d’octobre 2020 sur l’écriture d’une nouvelle Constitution. Il a réussi à améliorer son profil en apparaissant constamment dans des talk-shows – où il a proposé de creuser des fossés à la frontière pour empêcher les immigrants d’entrer au Chili – et en formant une alliance avec les chrétiens évangéliques contre « l’idéologie du genre ». Boric, quant à lui, s’est appuyé sur un programme social-démocrate mesuré comprenant l’instauration d’un système national de santé, un nouveau régime de retraite et un système national de soins incluant une rémunération pour le travail domestique. Il a obtenu le même nombre de voix que lorsqu’il s’était présenté aux primaires d’Apruebo Dignidad, où il a battu le candidat communiste Daniel Jadue avec une avance importante.

À mesure que les résultats tombaient, le centre-gauche commençait à paniquer. Les candidats de la droite « rénovée » et de l’ex-Concertación [coalition de centre gauche entre la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste] – qui a dirigé le Chili pendant la majeure partie des trois dernières décennies – ont obtenu 24 %. En outre, un indépendant représentant les classes populaires et moyennes, Franco Parisi, qui a fondé le Partido de la Gente (Parti des gens), une formation populiste qui s’est engagée à alléger les contraintes pesant sur les consommateurs et les entrepreneurs, a obtenu 12,8 %. Compte tenu de ce paysage électoral, Boric est confronté à un choix : soit courtiser les élect.eur.ice.s centristes, pour les éloigner de l’extrême droite, soit s’adresser aux 53% de personnes qui ont choisi de ne pas participer aux élections. La plupart d’entre elles sont issues des classes populaires et ont été marginalisées ou négligées par les partis de l’ensemble du spectre politique.

Le niveau de la participation électorale a progressivement chuté depuis la transition du Chili vers la démocratie en 1990. L’euphorie initiale des élections libres après la dictature a rapidement fait place à l’apathie, en raison de l’absence de répondant des gouvernements successifs de centre-gauche aux demandes populaires. Le Frente Amplio, une coalition enracinée dans les mouvements étudiants de 2011 auxquels Boric était associé, semblait initialement offrir une alternative – mais il s’est également débarrassé de son caractère disruptif pour adopter une politique plus « mature » et « responsable ». Les critiques de gauche ont longtemps qualifié Boric d’« amarillo » (jaune) en raison de sa tendance à éviter la confrontation et à adopter des positions serviles et médianes. Il n’est donc pas surprenant qu’une fois la campagne lancée, il ait décidé de s’adresser principalement aux électeurs de l’establishment, inquiets des destructions de biens qui ont suivi le soulèvement d’octobre 2019.

Chez les Kast, la politique est une affaire de famille. Son père, Michael Kast, était un militaire nazi qui a réussi à s’enfuir au Chili après la guerre grâce à de faux documents de la Croix Rouge. Son frère aîné, Miguel, était un Chicago Boy qui a travaillé pour Pinochet, à la tête d’Odeplan (agence supervisant le plan d’ajustement néolibéral) à la fin des années 1970, puis, en 1980, comme ministre du travail et enfin, en 1982, comme président de la Banque centrale. José Antonio, de son côté, a étudié le droit et s’est engagé en politique en 1996, d’abord comme conseiller municipal dans le Buin rural, puis comme élu à la Chambre des députés pendant quatre mandats consécutifs. Il a longtemps été membre de l’UDI, le parti fondé en 1983 par le juriste et conseiller de Pinochet Jaime Guzmán, jusqu’à ce qu’il le quitte, en 2016, pour rejoindre les élites désireuses de faire revivre l’héritage de l’ancien dictateur. En collaboration avec l’Alliance Defending Freedom (Alliance de défense de la liberté -ADF), une organisation internationale fondée par Alan Sears qui a rassemblé des représentants catholiques et évangéliques pour protéger la famille traditionnelle, Kast a réuni un sommet international de politiciens ultraconservateurs pour discuter de l’avenir du Chili. En 2019, il a lancé le Parti républicain, qui travaille désormais de concert avec la droite évangélique au Congrès.

Le programme présidentiel de Kast pour 2021 – qui promet de « rétablir l’ordre » et de préserver le Chili d’une prétendue insurrection communiste – comprend des propositions visant à réduire l’impôt sur les sociétés et à éliminer les droits de succession ; à accorder l’immunité juridique aux forces armées et à financer la défense légale des policiers accusés d’avoir fait un usage excessif de la force ; à donner au président des pouvoirs étendus pour réprimer la dissidence ; à créer une coalition internationale contre la gauche radicale pour « identifier, arrêter et poursuivre les fauteurs de troubles radicalisés » ; à fermer l’Institut des droits de l’homme ; à quitter les Nations Unies ; à abroger la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail sur les peuples indigènes ; à supprimer le droit à l’éducation et éliminer le ministère des femmes, en offrant des incitations financières au mariage hétérosexuel tout en effaçant « l’idéologie du genre » des programmes éducatifs.

Entre-temps, Gabriel Boric a poursuivi la stratégie infructueuse consistant à tenter de battre l’extrême-droite sur son propre terrain. Il s’est assuré le soutien du Parti chrétien-démocrate après avoir rencontré ses dirigeants et cherché à convaincre les magnats de la Confédération de la production et du commerce (CPC), en ouvrant des discussions pour apaiser leurs « inquiétudes et leurs craintes légitimes ». Rejetant la demande populaire de libération de toutes les personnes emprisonnées pendant le soulèvement, Boric a appelé à la fermeté à l’égard des manifestants accusés « d’incendies et de pillages », même si ces allégations ont souvent été inventées par la police. En effet, cinq rapports distincts ont fait état de violations des droits de l’homme perpétrées par des carabiniers et des unités « intra marcha »[unités spéciales de carabiniers en civil chargées d’infiltrer les manifestations] impliqués dans des actes de vandalisme, notamment la destruction de l’hôtel Principado de Santiago. En tant qu’élu à la Chambre des députés, Boric a approuvé la « loi anti-barricades » qui criminalise les protestations en imposant des peines de prison allant de deux mois à cinq ans à celles et ceux qui occupent des bâtiments et espaces publics ou construisent des barricades. Il s’est par la suite excusé d’avoir soutenu cette réforme, reconnaissant qu’elle donnait davantage de pouvoir arbitraire à la police et aux juges, mais il refuse de soutenir les demandes d’amnistie de celles et ceux qui ont été emprisonné.e.s à cause de cette loi.

Boric a été à la fois loué et critiqué pour son attitude conciliante envers la droite. Un mois après le soulèvement de 2019, il était l’un des leaders de l’opposition invités par le gouvernement à négocier les termes du processus constituant. Une conversation entamée dans des toilettes pour hommes avec le sénateur d’extrême droite Juan Antonio Coloma s’est terminée quinze heures plus tard par un « accord de paix sociale » signé à 2 heures du matin. Cet accord stipulait qu’une majorité renforcée des deux-tiers au sein de la Convention constitutionnelle était nécessaire pour approuver de nouveaux articles constitutionnels – donnant ainsi un droit de veto effectif aux intérêts de l’élite – et créait une obligation de respecter les traités commerciaux existants. Depuis lors, le président Piñera fait pression sur le Congrès pour accélérer la ratification du TPPII [Accord de partenariat transpacifique], qui oblige l’État à payer des amendes écrasantes aux entreprises privées pour avoir nationalisé des ressources naturelles.

Après son virage au centre-droit, Boric s’est rapproché de l’ex-Concertación et même de la coalition gouvernementale, qu’il implore d’accepter une alliance contre la menace du fascisme. Sa nouvelle directrice de campagne pour les élections du 19 décembre, Izkia Siches, a annoncé que le gouvernement de Boric maintiendrait à son poste l’actuelle sous-secrétaire à la santé, Paula Daza, qui a demandé un congé sans solde pour participer à la campagne de Kast. Siches a également déclaré qu’elle envisage d’intégrer l’équipe de l’autre candidat de droite à la présidence et ancien ministre du gouvernement Piñera, Sebastian Sichel. Il s’ensuit que cette alliance électorale ne peut se faire qu’au prix de l’abandon de la lutte contre le modèle néolibéral et les partis qui le gèrent depuis trois décennies. Bien que la coalition de Boric soit formellement antifasciste, la décision de sa campagne d’incorporer des figures comme Daza, et son intention d’accorder davantage de pouvoir légal à la police et aux juges, sapent tout engagement ferme envers la démocratie. Si cette coalition « antifasciste » néolibérale peut accomplir quelque chose, ce sera très probablement une reconfiguration des forces de l’establishment, visant à mettre en œuvre ce que Boric appelle une « transformation responsable » qui éclipse les énergies radicales libérées en 2019.

Alors que le score de Kast devrait atteindre 40 % au prochain tour, grâce au soutien de tous les partis de droite l’ont soutenu, Boric a reçu le soutien de tous les partis de l’ex-Concertación, même si certains dirigeants chrétiens-démocrates restent sceptiques. Parisi a refusé de soutenir Kast, mais reste pour l’instant silencieux sur Boric. Néanmoins, la stratégie « antifasciste » semble donner des résultats, les sondages donnant à Boric une avance de 3 à 13 points sur son rival. Selon ses estimations, le social-démocrate devrait l’emporter avec une marge confortable, même si une impasse législative est inévitable puisque les partis de droite ont obtenu la moitié des sièges des deux chambres du Congrès.

La nouvelle Constitution devant être ratifiée en septembre 2022, Boric devra soit commencer à l’appliquer par décret, soit retarder sa promulgation jusqu’à ce que l’arithmétique du Congrès change. S’il choisit la deuxième option, il provoquera une colère et une frustration généralisées au sein de la classe travailleuse. Cela pourrait ouvrir la porte à Kast, qui a tout à gagner d’une nouvelle érosion de la confiance dans la démocratie libérale. Avec un Congrès dans l’impasse et un président social-démocrate qui pourrait ne pas vouloir gouverner par décret pour éviter d’être qualifié de tyran, les perspectives de transition vers un nouvel ordre sociopolitique semblent sombres. Une fois de plus, une cocotte-minute a été placée sur le feu.

Si l’espoir doit vaincre la peur et la paralysie, de nouveaux mécanismes politiques seront nécessaires pour desserrer l’emprise des forces réactionnaires et remanier radicalement la Constitution. Au cours des derniers mois, la Convention constituante a entendu les témoignages d’organisations populaires réclamant un pouvoir de décision local et des procédures de démocratie directe pour décentraliser le pouvoir, protéger l’environnement et lutter contre la corruption. Donner aux citoyen.ne.s le droit d’initier des lois, d’abroger des lois iniques, d’annuler des projets extractivistes et de révoquer des représentant.e.s permettrait non seulement d’opérer des transformations structurelles urgentes (comme l’abrogation du système de retraite par capitalisation), mais aussi de leur imprimer un rythme approprié. Le passage d’un modèle néolibéral à un modèle social-démocrate nécessite un travail juridique et politique intensif, et non l’arrêt des négociations et l’immobilisme politique. Car le fait est que la « stabilité » espérée par Boric est insaisissable. Retarder l’adoption de réformes socio-économiques essentielles n’empêchera pas de futures éruptions de mécontentement populaire ; cela ne fera que mettre en péril le fragile statu quo auquel l’establishment chilien est tant attaché.

10 décembre 2021

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Camila Vergara est docteure en théorie politique, spécialisée en droit constitutionnel. Cet article a été initialement publié sur Sidecar, le blog de la New Left Review.

Traduit par Stathis Kouvélakis.

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