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« Comment le peuple peut-il devenir un sujet politique collectif ? » C’est la question, évidemment majeure, que soulève ici l’historien chilien Mario Garcés, en avançant un certain nombre de raisons qui ont conduit au rejet par référendum de la Constitution. Que signifie ce rejet en termes de souveraineté populaire? Que nous dit ce résultat sur le lien qui a manqué entre la Convention constitutionnelle et le peuple chilien? Et que nous dit-il sur ce que l’on a coutume de nommer « la classe politique »? Il est aussi question dans cet article d’horizon stratégique, dont la gauche chilienne, selon l’auteur, semble manquer.

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Je ne ferai pas comme un général après la guerre, en disant « oui bien sûr, c’était parfaitement prévisible ce qui est arrivé… ». Je fais partie de ceux qui ne croient pas beaucoup aux sondages et qui, bien que n’étant pas membre du Frente Amplio, vivent au milieu de sa culture dans le quartier de Ñuñoa. Je pensais que, malgré de nombreuses données contraires, je pourrais saluer la victoire. Le résultat du plébiscite de ce dimanche est vraiment surprenant, même s’il m’a semblé à un moment donné qu’il y avait des risques que la Constituante soit rejetée.

Un : La souveraineté limitée

Le principal facteur qui s’oppose à un bon résultat est ce que j’ai appelé « souveraineté restreinte », « souveraineté limitée » comme la caractéristique la plus négative de la Convention constitutionnelle. Qu’entendre par là? Que la Convention constitutionnelle, démocratiquement élue, a exercé une sorte de souveraineté par « représentation »: une fois élue, elle a mis quelques mois à définir les règles de son propre exercice, mais n’a que très faiblement affronté le problème de sa relation avec la société et donc l’exercice de formes de souveraineté populaire directe. Il est vrai que le problème a été soulevé dès les premiers jours de la Convention, mais les propositions concrètes étaient faibles : auditions publiques, initiative populaire pour établir des règles, plébiscites décisifs (qui n’ont jamais eu lieu), initiatives de chaque membre de la Convention dans son district.

La question que l’on peut toutefois se poser est de savoir si cette tâche incombe à la Convention. La réponse n’est pas facile, en ce sens qu’on peut y répondre soit par l’affirmative, soit par la négative. Dans le premier cas, elle présupposait une volonté démocratique radicale de la part des conventionnels ou une évolution vers une véritable « Assemblée constituante ». Dans le second cas, il est parfaitement possible de soutenir que cette tâche n’incombait pas à la Convention, mais au peuple lui-même. C’est ainsi, mais un nouveau problème se pose ici : comment se fait-il que le peuple parvienne à accomplir des tâches démocratiques aussi importantes dans un rôle de premier plan ? Ou, pour le dire autrement: comment le peuple peut-il devenir un sujet politique collectif ?

Bien que, d’autre part, on puisse également affirmer que, si la Convention ne résolvait pas bien son rapport avec la société, elle serait confrontée au problème de sa propre faiblesse vis-à-vis de la droite et de l’establishment, comme elle l’a effectivement fait. La droite et le centre politique traditionnel étant minoritaires, la Convention constitutionnelle a été attaquée et discréditée dès le départ (parfois, les conventionnels ont facilité la tâche, notamment dans le cas de Vade Rojas).

Le problème du pouvoir de la Convention me semblait déjà critique en novembre 2021, après le premier tour des élections de 2021, avec entre autres un problème de nature stratégique : sans soutien et sans une base populaire active, la Convention, politiquement, vaut très peu. Ce soutien et cette base populaire active doivent être publics et non privés, puisque la Convention doit travailler en tant que « représentant » du peuple et non séparément du peuple. Toute sa puissance réside dans cette relation. Quelles que soient les connaissances professionnelles de ses membres, si la Convention ne travaille pas en permanence sur sa relation avec le peuple, elle court le risque de se perdre dans les hauteurs et d’être cooptée par le pouvoir traditionnel des élites et de l’État. Ce sera le prix de l’ascension sociale de ses membres, mais au-delà de ce risque, le plus grand de tous est qu’elle perde le pouvoir qu’elle représentait jusqu’à présent.

On pourrait ajouter que l’éloignement du peuple non seulement affaiblirait la base du pouvoir de la Convention, mais ferait courir le risque d’une endogamie politique, c’est-à-dire de se parler à soi-même et entre les membres de la Convention eux-mêmes, reproduisant dans une certaine mesure le syndrome de la « classe politique », c’est-à-dire d’un pouvoir qui fonctionne à distance de la base.

Deux : Les manipulations de la droite

Qu’en est-il des manipulations (fake news et manipulations diverses) et du conservatisme de notre peuple : nationalisme, droit de propriété, individualisme, centrisme, modération, racisme, peur du changement, etc.

Tout semble indiquer que plutôt qu’un « pays de merde », nous avons une droite puissante et antidémocratique, avec ses propres médias qui ont une longue expérience – remontant à la dictature – de l’exercice monopolistique de la communication de masse. Une grande partie de la campagne de l’opposition contre la proposition constitutionnelle était basée sur des mensonges et des manipulations de toutes sortes : si vous avez une résidence secondaire, elle peut être expropriée ; les femmes peuvent avorter jusqu’à neuf mois ; les Mapuche seront des citoyens de première classe, supérieurs aux Chiliens, et le pays pourrait être divisé ; si vous renversez un Diaguita [peuple quechua], vous serez jugé par la justice Diaguita ; vos fonds de pension peuvent être pris par l’État et ne peuvent pas être transmis par héritage; l’expropriation sera une action commune de l’État avec la nouvelle Constitution, la propriété est menacée et le droit de choisir dans le domaine de la santé et de l’éducation n’existera pas, etc. etc. D’autres arguments étaient très simples et directs : la Convention fonctionnait très mal ou les électeurs étaient très mauvais.

La liste des mensonges peut être encore plus longue, mais la question fondamentale est de savoir pourquoi beaucoup de ces mensonges et manipulations ont fonctionné. Une première réponse est très simple : les médias et les réseaux sont puissants ; les histoires sont souvent bien construites, elles ne sont pas toujours aussi grossières. Il me semble cependant qu’il y a quelque chose de plus fondamental qui n’est pas une simple manipulation, mais un argument politique conservateur : la Constitution, comme on l’entend à la télévision, est maximaliste, elle veut tout à la fois et on ne voit pas bien comment cela peut se faire. En outre, la proposition est imparfaite. Au total, il me semble qu’il y a trois ou quatre thèmes récurrents dans la manipulation populaire : la question de la propriété, le choix individuel, la reconnaissance des peuples indigènes et les « droits » de la nature. Sur ces questions, les peurs et les fantômes sont mobilisés, les vieilles peurs, surtout celles associées au « communisme » et à la guerre froide qui semble ne pas être terminée (« tout peut être exproprié »), mais plus encore, les « rêves des pauvres » interviennent, par exemple, la question de la seconde propriété ou des fonds de pension, des biens que la plupart des pauvres ne possèdent pas, mais dont ils peuvent encore rêver : une seconde propriété sur la plage ou une bonne pension.

Les thèmes qui se croisent dans la manipulation médiatique sont nombreux et expliquent l’impact du néolibéralisme sur notre culture populaire (la propriété et l’individualisme sont impressionnants), mais aussi les inerties historiques nationales telles que la recherche permanente d’équilibres centristes qui évitent la polarisation (souvent stimulée par la droite elle-même) ; l’unité nationale (avec des poussées de nationalisme et de xénophobie anti-immigrés) ; le racisme déclaré qui s’exprime surtout contre le peuple Mapuche.

Trois : l’omnipotence permanente de la gauche

La gauche souffre d’euphorie permanente et de triomphalisme lorsque tout va bien, puis de pessimisme et de dépression collective lorsque les moyens et les fins s’emmêlent et que les temps ne fonctionnent pas au rythme souhaité. Et il faut ajouter, bien sûr, les questions générationnelles : les personnes âgées qui refusent de prendre leur retraite ou au moins de laisser la place aux jeunes et les jeunes qui prétendent être des sages prématurés ayant des réponses à tous les problèmes.

L’euphorie peut avoir pour origine une mobilisation sociale (c’est arrivé avec l’Estallido de 2019) ou de bons résultats électoraux (élection de conventionnels et de maires en 2021) qui laissent penser que la gauche a pris les  » rênes de l’histoire  » : Piñera peut être évincé avec la révolte populaire (2019) ; « le Chili s’est tourné vers la gauche « , alors Jadue peut être président (2021). Mais Piñera n’est pas tombé, et Jadue n’est devenu président.

À proprement parler, la gauche chilienne manque d’un « horizon stratégique » depuis quelques décennies. Elle en avait un dans les années 1960 et partiellement pendant la dictature. Pendant la transition, dans ses meilleurs moments, elle a été à peine suffisante pour des réformes sociales-démocrates faibles et longues à mettre en œuvre. Avoir un horizon stratégique implique des valeurs, des principes (l’égalité sociale et la souveraineté populaire, par exemple) mais aussi des « alternatives au capitalisme » qui, au niveau mondial, ont disparu lorsque le « socialisme réellement existant » s’est effondré, bien que ce critère puisse être relativisé pour l’Amérique latine puisque le continent a ses propres traditions de luttes émancipatrices. Le problème fondamental n’est pas de savoir dans quelle mesure la gauche se regarde assimilée, mais dans quelle mesure elle peut regarder, lire, interpréter et faire partie de son propre peuple.

Quatre : le retour des partis ?

Le principal effet politique à court terme du triomphe du rejet de la nouvelle Constitution sera le retour des partis politiques à leurs rôles de conducteurs de la société et d’administrateurs de l’État. Cette perspective est pour le moins paradoxale, car le sursaut de 2019 émerge contre l’État et le vieux système de partis politiques. Aujourd’hui, cependant, ils sont présentés comme les plus habilités à rendre possibles la modération, le consensus et l’unité nationale. Rien de nouveau sous le soleil, mais seulement recréer l’ordre avec tout le monde à sa place (il est toujours plus facile de recréer l’ordre que d’apporter des changements).

À proprement parler, la plus grande nouveauté de ces dernières années a été le développement des « nouveaux » mouvements sociaux, notamment les mouvements féministes, mapuche et socio-environnementaux. D’autres encore se développent, bien qu’avec plus de rebondissements : les enseignants, les élèves du secondaire… Les avancées et les réalisations des mouvements sociaux sont impressionnantes et indéniables, cependant, le triomphe du Rechazo [rejet] aura aussi un impact sur eux : les Mapuche à cause de leurs propres divisions et du racisme qui est revenu à la surface ; les écologistes seront obligés de revoir leurs stratégies et leurs alliances. Les femmes sont peut-être les moins touchées, mais je soupçonne que nous ne pouvons pas baisser la garde et nous devrons découvrir combien de villageoises se sont jointes au rejet.

Cinq : Nous n’avons pas réussi à générer de nouvelles significations communes…

J’ai soutenu que la plus grande nouveauté de la société dans la Convention constitutionnelle qui a proposé une nouvelle Constitution provenait des mouvements sociaux. Cependant, le triomphe du rejet montre clairement que nous n’avons pas encore réussi à générer de nouvelles significations communes.

Mon hypothèse est que les mouvements sociaux, en même temps qu’ils formulent des revendications, proposent de « nouvelles connaissances » (le féminisme, le décolonialisme et les différents courants écologiques et socio-environnementaux sont paradigmatiques à cet égard). À mesure que ces connaissances circulent, augmentent et se développent, elles génèrent des changements culturels qui précèdent les changements politiques. Au début, ils opèrent avec un certain « sens prophétique » (ils annoncent et anticipent le changement dans la société), mais au fur et à mesure qu’ils s’incarnent dans différents sujets et lieux, ils provoquent de nouvelles conversations, de nouvelles approches et de nouvelles façons de penser la société. Dans certains cas, ces savoirs sont également capables de préfigurer le changement social, dans le sens où ils stimulent non seulement de nouvelles approches ou perspectives, mais aussi de nouvelles pratiques sociales. C’est la raison pour laquelle Marx a indiqué que l’humanité ne se fixe pas des tâches qu’elle ne peut pas accomplir, mais plutôt celles qui sont déjà en cours d’élaboration ou qui germent déjà dans le cadre du conflit social.

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Le triomphe du rejet a été un coup dur pour le gouvernement de Gabriel Boric, même s’il faut reconnaître que le nouveau président a fait des débuts relativement faibles. Aucune mesure significative dans les 100 premiers jours de son mandat, à tel point que la rumeur voulait qu’il attende les résultats du plébiscite, mais lorsque les sondages ont insisté sur la possibilité d’un triomphe du rejet, il a commencé à se mobiliser et à avancer la possibilité d’ouvrir un espace pour un nouveau « processus constituant ». Rien de tout cela n’est encore très clair, mais des accords semblent se dessiner entre les partis politiques dans cette direction : élaborer un nouveau texte constitutionnel qui rendrait possible un large consensus de droite à gauche. Rien de nouveau sous le soleil…

Santiago, 5 septembre 2022.

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Traduit par Robert March et revu par Gilles Martinet pour Contretemps.

Photographie: Twitter.

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