
Comprendre la combinatoire straight. Extrait du livre de Jules Falquet
Dans La combinatoire straight. Colonialisme, violences sexuelles et bâtard·es du capital, paru récemment aux éditions Amsterdam, la sociologue et philosophe Jules Falquet aborde une série de questions fondamentales de la théorie féministe, qui concernent les rapports entre patriarcat, colonialisme et capitalisme, sous l’angle de ses recherches sur l’histoire de la colonisation européenne d’Abya Yala (le nom d’origine kuna utilisé dans une perspective décoloniale pour désigner l’Amérique latine et les Caraïbes). Elle y développe le concept de combinatoire straight pour analyser le système d’organisation de la procréation, des alliances matrimoniales et de filiation hétéropatriarcales, racistes et coloniales qui rend possible le continuum des violences sexuelles et sexistes, que la vague la plus récente des luttes féministes a mis au cœur de son combat. Nous en publions ici l’introduction.

Introduction
A la noche de que salimos
Cet essai est né de deux séries de questions que je me posais depuis longtemps. D’abord, d’une question un peu simpliste mais lancinante : la « capacité procréative » des femmes est-elle le réel fondement de leur oppression par les hommes ? Je dois bien dire que ne suis pas sûre que les hommes « envient » aux femmes cette supposée capacité, qu’elles ne peuvent en vérité pas toutes exercer et qu’elles ne peuvent de toute façon exercer que si elles obtiennent d’un mâle en général, ou d’un homme en particulier, des spermatozoïdes – ce qui n’est pas toujours si simple. Cependant, quand on observe la résistance sociale – des hommes surtout, il faut bien le dire – face au droit des femmes à contrôler leur fertilité, il y a quand-même de quoi s’interroger. Pour les unes, interdiction de l’avortement, contraceptifs peu adaptés, indisponibles, chers. Pour les autres, stérilisations forcées. Ici, réarmement démographique et, là, chasse aux mères célibataires. Il y a bien quelque chose qui se joue à cet endroit.
La question réapparaît alors, formulée d’une manière plus générale et plus précise : quel est l’impact social, pour les humain·es, du fait qu’approximativement, seule une moitié des membres de l’espèce soit en mesure de produire, au sein de leur propre corps et pendant une certaine période de leur vie (globalement, entre leur quinzième et leur quarante-cinquième année), de nouveaux individus, avec un apport indispensable mais très ponctuel de matériel génétique sous forme de spermatozoïdes, que seuls les individus de l’autre moitié sont susceptibles de produire ?
Cependant, cette question est trop abstraite. Dans les sociétés humaines réelles, historiques, la question qui se pose véritablement est celle de savoir pourquoi il faudrait produire de nouveaux individus, en quelle quantité et de quelle sorte. Plus profondément, qui devrait décider de ces questions, à quelle échelle (individuelle, collective…) et selon quels critères ? En bout de course, qui devrait être missionné·e pour cette importante tâche ? Et quelles conditions sociales devraient être organisées pour entourer cette activité indispensable à la survie de notre espèce ?
Deuxième question, assez partagée je crois : comment en sommes-nous arrivé·es à cette mondialisation en forme de cul-de-sac, à ce mur qui se dresse devant l’humanité ? Comment en sommes-nous arrivé·es à cet Anthropocène/Capitalocène/Androcène/Occidentalocène catastrophique, qui menace de tout détruire – et nous avec – avant même que nous ayons fini de répondre à la première question ?
J’ai d’abord essayé de comprendre les choses en examinant les logiques de la mondialisation néolibérale, à mesure que le piège se refermait[1]. J’ai cherché des appuis théoriques en particulier du côté de l’analyse marxiste, si convaincante concernant la question de la production et du capitalisme[2]. Mais le marxisme s’avère décevant face aux rapports sociaux de sexe comme pour penser la race : il faudrait lui rajouter un ou plusieurs pans, ou peut-être le reprendre du début et le réorganiser de fond en comble. Ou encore, l’inclure dans une perspective plus vaste dont il ne serait qu’une partie ? Ce livre peut vous intéresser si vous êtes un·e sympathisant·e du marxisme mais que vous êtes excédé·e par ses insuffisances face au racisme, au colonialisme et à l’hétéropatriarcat.
J’ai aussi cherché des résistances concrètes – du côté des mouvements sociaux. Principalement du féminisme, des mouvements paysans, des luttes altermondialistes et anti-mondialisation, et des luttes anti-impérialistes, anticoloniales, antiracistes et décoloniales[3]. Les luttes les plus fortes et les plus en pointe sur le plan théorique, je les ai observées en Abya Yala[4] – le laboratoire des traités de libre-échange, l’arrière-cour de l’impérialisme qui mène la danse depuis presque un siècle. Je les ai trouvées sur le continent où, dit-on, se sont formées les conditions du développement du mode de production capitaliste, il y a plus de cinq cents ans. On sait qu’il s’est agi d’un immense pillage des ressources de ce continent, impossible de le nier. On essaie davantage d’oublier, côté européen, que ce pillage n’aurait jamais pu avoir lieu sans un immense génocide, toujours en cours, et un gigantesque processus de traite et de mise en esclavage de dizaines de millions de personnes, essentiellement autochtones et d’origine africaine. Et, simultanément, un immense processus de création d’une nouvelle population pour le continent, à partir du viol et du métissage forcé.
La question est alors devenue : que nous apprend l’histoire de la colonisation européenne d’Abya Yala pour notre présent ? Que faire de cette histoire, loin d’être ancienne, et de ses continuités ? En particulier dans un domaine où règne une sorte de « silence de polichinelle[5] » : celui des violences sexuelles et procréatives systématiques, imposées en particulier aux femmes envahies, déportées, esclavagisées et colonisées – depuis les grossesses forcées et l’empêchement de faire famille jusqu’aux stérilisations massives qui se poursuivent aujourd’hui ?
Les féministes noires et racisées ont été les premières et presque les seules à s’emparer de la question. Avec son article « Double Jeopardy », l’activiste noire Frances Beal a été l’une des précurseuses de ces recherches, en posant la question à l’échelle globale (1970 [1969]). Dans les années 1980, des féministes portoricaines ont été surveillées de près par la police pour avoir dénoncé les stérilisations massives dont elles faisaient l’objet et les expérimentations contraceptives menées sur elles. En 1997, après la conférence onusienne sur les questions de population qui s’était tenue en 1994 au Caire, seize organisations de femmes « de couleur » états-uniennes – autochtones, afrodescendantes, latinas et asiatiques – fondaient l’association SisterSong Women of Color Reproductive Justice. Elles ont peu à peu forgé le concept de « justice reproductive[6] », qui s’avère être l’expression actuelle de nombreuses questions que j’aborde dans cet essai (Ross & Solinger, 2017 ; Ross et al., 2017).
À partir de ma propre position de personne blanche européenne et de classe moyenne supérieure, je voudrais ici contribuer à cette discussion et à ces luttes qui me tiennent particulièrement à cœur en tant que féministe et, aussi, en tant que lesbienne politique[7]. Le présent essai est une contribution à la relecture de cette histoire de violences racistes et (hétéro)sexistes, classistes aussi, qui ont présidé à la production matérielle autant qu’idéologique – à la pro-création – des « races », des classes et des sexes qui constituent la trame de cette modernité occidentale. Une modernité occidentale aujourd’hui mondialisée mais toujours couturée de cicatrices, de balafres et de plaies encore à vif. Je propose une relecture de cette histoire, pour l’affronter dans toute son horreur, mais aussi dans toute sa logique froide. Ainsi, ce livre peut vous intéresser si vous avez dans votre famille des Métis·ses, des Bâtard·es, des personnes adopté·es ou abandonné·es, des femmes ayant vécu des grossesses ou des mariages forcé·es, des viols de guerre, des viols coloniaux ou par le maître de maison – mais aussi, comme on le verra, des travailleur·ses du sexe ou des putes, ou des personnes qui se sont vu imposer l’inceste ou d’autres formes de pédocriminalité. Il peut aussi vous intéresser si vous êtes vous-même l’une de ces personnes, ou si vous êtes leur proche, leur ami·e, leur allié·e. Ouvrir des voies vers la participation du plus grand nombre à ce processus de cicatrisation, de guérison, de justice, est peut-être la clé du sursaut collectif, de la construction de complicités et de confiance mutuelle, qui nous permettront de nous unir pour échapper à la destruction globale. Qui nous permettra de trouver une, ou plusieurs, issues de secours.
Cet essai est donc une proposition : celle de m’accompagner dans un voyage à travers l’histoire de la colonisation européenne d’Abya Yala et du développement progressif du mode de production capitaliste, pour essayer de mieux les comprendre et, en les regardant en face, de soigner peut-être certaines blessures. Nous aurons trois viatiques dans ce voyage au bout de la nuit, trois grands outils. D’abord, la conceptualisation des rapports sociaux de sexe comme des rapports d’appropriation proposée par les féministes matérialistes francophones, et la dénaturalisation radicale qu’elles opèrent de la race, du sexe et de l’hétérosexualité. Ensuite, le féminisme noir états-unien du Combahee River Collective, notamment, qui raisonne en termes d’imbrication de plusieurs systèmes d’oppression auxquels il accorde une importance égale. Enfin, le féminisme décolonial d’Abya Yala, qui place au centre de la réflexion la colonialité du genre (indissociablement liée à celle de la race) et la colonialité de l’hétérosexualité.
Quant au reste, nous le découvrirons au fur et à mesure. Bienvenue dans la machine à remonter le temps. Le voyage sera peut-être un peu éprouvant (trigger warning : je ferai état de toutes sortes de violences génitalisées et autres, même si j’ai essayé d’être aussi peu explicite que possible). J’espère que vous ne m’en voudrez pas, c’est l’histoire qui est comme ça. N’hésitez pas à vous munir de tout ce qui vous aide à vous sentir bien. De mon côté, j’ai essayé de placer ici et là quelques éléments propres à donner quand-même de l’espoir. Et, surtout, gardons en tête l’objectif : mieux comprendre, c’est aussi pouvoir mieux se battre pour changer cette histoire et ce monde dont nous avons hérité.
Notes
[1] Comme en témoignent mes deux premiers livres, qui tentaient de comprendre la mondialisation néolibérale, en mettant au centre la dimension du genre et le devenir des femmes, en analysant d’abord la création de consensus (De gré ou de force, 2008), puis la réorganisation de la coercition (Pax Neoliberalia, 2016).
[2] Notamment dans mon travail sur « la règle du jeu » (2009), dans mon habilitation à diriger des recherches (2012, inédite), puis en esquissant les premiers éléments de la « combinatoire straight » (2015).
[3] J’ai retracé une partie de l’histoire de ces mouvements et montré certains de leurs apports théoriques dans mon précédent livre, Imbrication (2020).
[4] Nom d’origine kuna utilisé dans une perspective décoloniale pour désigner l’Amérique latine et les Caraïbes.
[5] Tout le monde en parle, mais de manière parcellaire et la plupart du temps trompeuse, décontextualisée, anachronique – sur fond d’un pesant silence lié au secret et à la honte imposées aux personnes agressées et à leur descendance.
[6] La justice reproductive inclut les luttes pour le droit à la procréation (contre les stérilisations, interruption de grossesse ou contraception forcées), pour le droit de décider sur sa fécondité (pour l’IVG, la contraception et l’éducation sur le sujet), mais aussi pour de bonnes conditions de parentalité (justice obstétricale, santé, droit sociaux et environnementaux…).
[7] Je m’y suis confrontée pour la première fois en 1993 dans le cadre de la critique d’un certain nombre de lesbiennes et de féministes d’Abya Yala à la conférence onusienne de Pékin, qui devait déboucher sur la formation de la tendance « autonome » du féminisme de ce continent. Lors de la rencontre féministe continentale de novembre 1993 au Salvador, les lesbiennes féministes Miriam Botassi (brésilienne) et Ann Punch, sa compagne états-unienne, ont dénoncé le fait que la principale agence de coopération des États-Unis, l’USAID, finançait en bonne partie les préparatifs de la conférence de Pékin. Or, l’USAID avait déjà à l’époque été impliquée dans l’expérimentation de contraceptifs nocifs et dans la stérilisation forcée ou sans information suffisante de femmes rurales, indiennes et noires, notamment à Puerto Rico, au Brésil et en Bolivie. Elle était aussi déjà accusée de servir de paravent aux politiques contre-révolutionnaires des États-Unis dans toute l’Amérique latine, les Caraïbes et bien au-delà. J’ai alors participé à une recherche qui m’a amenée à découvrir avec effarement la centralité de l’AID dans les « politiques de population » que les États-Unis s’efforcent de dicter depuis les années 1970 (Más allá de Beijín, 1994 ; Falquet, 2003). La critique de la conférence onusienne a débouché sur une critique de l’ONGisation du mouvement, du néo-impérialisme des institutions internationales et, in fine, du néocolonialisme au sein du courant dit « autonome », dont une partie s’est développée dans le féminisme décolonial après avoir renforcé ses composantes noires, autochtones et antiracistes.