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Politiste spécialiste du syndicalisme, Sophie Béroud analyse le 53e congrès de la CGT, qui vient de se dérouler dans une ambiance combative mais tendue. Elle offre une cartographie précise de la CGT et éclaire les véritables enjeux de ce congrès en les replaçant dans une perspective historique et sociologique, loin des caricatures médiatiques autour du clivage entre « modernistes » et « archaïques ».

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Le 53e congrès confédéral de la CGT qui s’est déroulé à Clermont-Ferrand du 27 au 31 mars 2023 a suscité nombre de commentaires, dans les médias, les réseaux sociaux mais aussi dans les rangs militants, aussi alarmants que négatifs. La nouvelle secrétaire générale de la confédération, Sophie Binet, qui n’était pas candidate à ce poste au début des assises, a parlé dans son discours de clôture d’un congrès difficile, ayant donné lieu à des échanges très tendus et même à une violence « qui n’a pas sa place dans les rapports militants ».

Que s’est-il passé dans ce congrès alors même qu’il se tenait en plein mouvement social contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement Borne et que la CGT joue un rôle central depuis janvier 2023 à la fois dans l’intersyndicale nationale qui conduit la lutte mais aussi, et surtout, dans la construction au quotidien sur le terrain de la mobilisation ? En décembre 1995, en plein mobilisation générale contre le plan Juppé, le 45e congrès confédéral de la CGT avait été traversé par le souffle de celle-ci, avec une forte effervescence militante et l’impression partagée que la confédération regagnait en force et en capacité d’action[1]. À l’inverse, en 2023, une partie des délégué.es présent.es à Clermont-Ferrand ont ressenti un étonnant contraste entre ce qui se jouait dans la rue – avec la réussite le mardi 28 mars d’une dixième journée de manifestations massives – et dans certains secteurs, toujours en grève reconductible – comme dans les industries électriques et gazières, les transports, le ramassage des ordures, les raffineries  – et les règlements de compte auxquels le congrès a donné lieu, opposant une CGT à une autre, prenant parfois la forme de propos scissionnistes.

Que signifie le fait qu’une organisation apparaisse comme complètement tournée sur elle-même, livrant aux observateurs et aux médias présents des scènes de fortes tensions (envahissement du congrès et de la tribune par des militants de la fédération du commerce qui contestaient la composition de la délégation de l’Union Départementale de Paris), d’agressivité entre militant.es, de profondes défiances, voire des débats très décalés par rapport à la réalité de la mobilisation, mais aussi du monde du travail ? La CGT est-elle une organisation en voie d’affaiblissement, de repli sur elle-même, en raison des divergences qui la traversent ?

Il convient, bien-sûr, pour répondre à ces questions de différencier ce qui relève de la mécanique d’un congrès, avec ses jeux de posture et les dynamiques collectives qui se font jour après des heures de débats harassants en quasi-huis-clos, et ce qui renvoie à des problèmes plus profonds, structurels, au sein de la CGT. Un congrès confédéral est tout sauf un moment d’expression démocratique de délégué.es représentant les syndicats de base, et ce malgré la rhétorique entretenue dans la CGT et plus largement le monde syndical français sur le statut des congrès[2]. Cela fait d’ailleurs partie du problème, à savoir comment organiser aujourd’hui, dans des organisations militantes rassemblant plusieurs centaines de milliers d’adhérent.es, des discussions et des délibérations véritablement collectives et constructives, permettant à chacun.e de s’approprier les enjeux et de prendre des décisions suivies d’effets.

Nous nous proposons dans cet article de mettre en perspective les tensions qui ont traversé ce 53e congrès afin de les comprendre comme un épisode supplémentaire de la profonde crise de direction que connaît la CGT depuis le début des années 2010. Nous reviendrons ensuite sur les rapports de force qui ont traversé le congrès et sur ce qu’ils disent des enjeux auxquels la confédération est confrontée.

Une crise de direction ouverte depuis le début des années 2010

Aux yeux de certains responsables de la CGT, la crise qui s’est déroulée au cours du 53e congrès confédéral et qui a abouti à l’élection inattendue de Sophie Binet, dirigeante de l’union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT), est la continuité indirecte de celle qui avait déjà secoué la confédération au moment du départ de Bernard Thibault en 2013. Après quatorze ans à la tête de l’organisation, et après avoir incarné le retour de la CGT au premier plan dans le champ syndical – en raison notamment de son rôle lors du mouvement social de l’automne 1995 -, Bernard Thibaut avait tenté d’imposer une femme comme future secrétaire générale (Nadine Prigent, secrétaire générale de la fédération de la Santé).

Deux autres candidat.es s’étaient alors déclarés, ouvrant une guerre de succession qui avait duré neuf mois et s’était traduite par le rejet de la candidature de Nadine Prigent par la Commission Exécutive Confédérale (CEC), puis par le Comité Confédéral National (CCN)[3]. La crise de succession avait cependant été apparemment réglée avant le 50e congrès confédéral, avec l’adoption d’une candidature alternative, celle de Thierry Lepaon. Celui-ci avait cependant dû composer avec un bureau confédéral particulièrement clivé, regroupant des soutiens aux différents candidats écartés du poste de secrétaire général. Surtout, moins de deux ans plus tard, ce nouveau secrétaire général faisait face à plusieurs scandales financiers, mettant en cause son intégrité, et devait démissionner ainsi que l’ensemble du bureau confédéral en janvier 2015. De longues tractations au sein du CCN avaient alors conduit à la désignation de Philippe Martinez, ancien secrétaire de la fédération de la métallurgie, comme secrétaire général de la CGT le 3 février 2015.

Peut-on établir un lien entre ces deux crises de succession et estimer que la première pèse encore sur le déroulement des événements présents ? Plusieurs éléments y incitent tant ces deux crises parlent en fait des difficultés actuelles dans la CGT à composer l’équipe de direction confédérale. C’est un épisode de guerres fratricides à l’intérieur de la confédération qui a marqué l’accession de Philippe Martinez à la tête de la confédération et c’est un nouvel épisode de confrontations violentes qui marque son départ, huit ans plus tard. Pour autant, entre les deux, Philippe Martinez a bénéficié d’une légitimité certaine au sein de l’organisation et a été élu, puis réélu de façon confortable lors des 51e et 52e congrès confédéraux. Toutefois, les alliances internes sur lesquelles reposaient sa direction ont fortement évolué au cours de la période.

En 2016, à l’occasion du 51e congrès confédéral à Marseille, il avait donné le change à ce qui apparaît comme l’aile la plus « dure » dans l’organisation – bien qu’il soit bien-sûr important de réfléchir au sens de ces catégorisations. En critiquant ouvertement la stratégie du « syndicalisme rassemblé » menée depuis la fin des années 1990 – c’est-à-dire le fait de rechercher l’unité d’action la plus large possible, y compris avec des composantes « réformistes » du champ syndical comme la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC ou encore l’UNSA -, Philippe Martinez avait alors donné des gages à des fédérations comme celle de la Chimie ou des Unions départementales comme celles des Bouches du Rhône ou du Val de Marne.

Ces organisations défendent en effet ce qu’elles considèrent comme une ligne « lutte des classes » et sont très attachées à l’identité de la confédération, à l’affirmation de son rôle prépondérant dans l’organisation des travailleur.ses. Elles se veulent, de plus, très vigilantes quant à une éventuelle dérive de la confédération vers des positions d’accompagnement ou d’acceptation de la rhétorique du dialogue social. Cette critique de la stratégie du « syndicalisme rassemblé », couplée à une posture jugée plus combattive, avait également rassuré des fédérations professionnelles très engagées dans la construction des mobilisations collectives – contre la loi Travail en 2016 – là encore la Chimie avec les raffineurs, mais aussi les cheminots et les électriciens-gaziers – sur les orientations proposées. Mais lors de ce 51e congrès qui a été celui où Philippe Martinez a reçu le plus de soutiens dans l’organisation, des listes alternatives à celles proposées par la direction avaient déjà circulé pour la composition de la Commission exécutive confédérale. Les deux fédérations professionnelles les plus importantes de la CGT, celles des Services publics et celle de la Santé, s’estimaient en effet mal représentées dans la future direction collective.

Lors du congrès confédéral suivant, en 2019 à Dijon, Philippe Martinez a vu ses soutiens se rétrécir. Une période de forte confrontation avec plusieurs fédérations – celle du Commerce et Services, celle de la Chimie, ainsi que plusieurs Unions départementales – s’est ouverte sur la question des adhésions internationales de la CGT. Une partie des responsables militants n’accepte pas en effet la présence de la CGT dans la Confédération européenne des syndicats (laquelle est effective depuis 1999) et revendiquent le droit de retourner ou de rallier la Fédération Syndicale Mondiale (FSM). Lors de ce 52e congrès, la direction confédérale a ainsi été débordée par le vote d’un amendement rendant possible pour des organisations de la CGT l’adhésion formelle à la FSM (ce qui est le cas de la fédération de l’Agro-alimentaire, des Commerces et Services et de la Chimie). Comme dans d’autres congrès et dans celui qui vient de se dérouler, les tensions internes à l’organisation se sont ainsi cristallisées sur un ou deux points qui sont loin de résumer l’ensemble des problèmes et enjeux qui traversent l’organisation et surtout qui sont parfois très éloignés de la réalité que vivent les militant.es sur le terrain.

Au cours de la période 2019-2022, et alors que Philippe Martinez en était donc à son deuxième mandat « plein », les critiques quant à la façon de décider de la politique confédérale et de la mettre en œuvre se sont accentuées dans l’organisation. La séquence de crise sanitaire a sans nul doute contribué à renforcer l’impression d’une direction confédérale en autarcie, ne prenant pas ou peu en compte les positions défendues par les différentes composantes de la CGT et par des militants en responsabilité dans différentes instances. C’est notamment en pleine épidémie de Covid et durant le premier confinement que Philippe Martinez a engagé la CGT dans la plateforme « Plus jamais ça ! » qui rassemble différentes organisations, dont des associations et ONG de défense de l’environnement, afin d’élaborer de façon conjointe des propositions pour lutter contre la crise sociale et écologique. La cristallisation d’une partie des militant.es contre cette alliance provient de la présence de Greenpeace au sein de cette plateforme (en raison de ses actions contre le nucléaire). Mais elle résulte aussi de la façon dont l’implication de la CGT au sein de « Plus jamais ça ! » a été décidée, sans débats préalables.

Cependant, et par-delà ces points de tension qui ont été au centre du 53e congrès, ce sont des facteurs plus structurels qui aliment cette crise de direction et qui ont fait que la composition de la nouvelle direction confédérale n’a pu être tranchée avant la tenue des assises, fait inédit à la CGT. Une des questions non résolues, en effet, et qui a déjà alimenté la crise de succession lors du départ de Bernard Thibault, est celle du rapport entre les fédérations professionnelles et la confédération, du rôle qui est pensé pour cette dernière.

Une partie des fédérations reprochent ainsi à la direction de ne pas assez coordonner les mobilisations sectorielles, en particulier lors des grands mouvements sociaux comme ceux contre la loi Travail ou la réforme des retraites en 2019-2020. La direction confédérale de la CGT ne parviendrait pas ou plus à donner l’impulsion nécessaire pour élargir les mobilisations et atteindre le rapport de force nécessaires pour faire plier des gouvernements déterminés à accélérer l’application d’un programme néo-libéral en France. En même temps, ces mêmes fédérations professionnelles ne veulent pas que la confédération empiète sur leur territoire, en proposant par exemple de revoir leurs périmètres pour l’adapter aux transformations des entreprises et du salariat.

Face à ces contradictions, les choix qui ont été faits depuis les mandats de Bernard Thibault a été de resserrer la direction confédérale, en réduisant le nombre de membres dans la Commission exécutive confédérale et surtout dans le Bureau confédéral. Ils ont également consisté à centraliser encore plus les pouvoirs de décision dans les mains du secrétaire général, en évitant que des « poids lourds » de l’organisation – c’est-à-dire des secrétaires de fédérations professionnelles ou d’unions départementales bénéficiant d’un certain prestige militant – ne soient membres du bureau confédéral, voire de la Commission exécutive confédérale.

Pour répondre à la difficulté de redéfinir la place de la confédération comme centre d’impulsion de la politique syndicale, la solution mise en œuvre a donc été de réduire d’une certaine façon les voix dissonantes au sein des instances de direction de celle-ci, d’affaiblir les contre-pouvoirs. Ce processus a culminé sous le dernier mandat de Philippe Martinez à qui beaucoup reprochent non seulement d’avoir pris seul ou en s’appuyant sur un cercle très réduit de conseiller.es proches des décisions importantes pour la CGT – la participation à la plateforme « Plus jamais ça ! », le rapprochement avec la Fédération Syndicale Unitaire (FSU)[4] -, mais aussi d’avoir utilisé le bureau confédéral et de la Commission exécutive comme des chambres d’enregistrement et non comme des lieux de débats et d’élaboration collective. Or, c’est justement peut-être ce mode de fonctionnement, facteur et résultat de la crise de direction, qui pourrait être revu par la nouvelle direction de la CGT.

Un rapprochement des oppositions lors du 53e congrès confédéral

Le fait que le 53e congrès confédéral s’annonçait sous de mauvais auspices pour la direction sortante de la CGT était pressenti par bien des militant.es, tant, dans les mois qui l’ont précédé, des manifestations de désaccord avec certaines décisions prises au sommet se sont multipliées au sein de l’organisation. De fait, plusieurs points de mécontentement se sont agrégés, rendant possible une coalition des différents secteurs critiques, mais sans qu’il n’y ait nécessairement d’accord entre eux sur les options à promouvoir dans un futur proche pour renforcer la CGT.

Rappelons que si celle-ci continue, en effet, à jouer un rôle moteur dans les dynamiques de mobilisation du monde du travail en France, elle a perdu depuis 2017 la place de premier syndicat en termes de résultats électoraux dans le secteur privé, et par là même la première place dans la mesure globale de la représentativité syndicale, au profit de la CFDT. Ce phénomène est dû, pour partie, au fait que la CFDT bénéficie d’une présence plus large que la CGT dans une plus grande diversité d’entreprises et parvient à engranger beaucoup plus de voix chez les cadres[5]. De plus, la CGT ne parvient pas à dépasser la barre des 650 000 adhérent.es, avec une tendance à la stagnation du nombre d’adhérent.es, voire de légers reculs selon les années et surtout des difficultés à éviter un fort turn-over des nouveaux adhérent.es. Ces éléments sont importants car ils contribuent à donner, y compris en interne, l’impression d’une organisation en repli et alimentent des controverses sur les solutions à adopter.

En mai 2022, Philippe Martinez a annoncé devant les membres de la Commission exécutive confédérale qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat et a désigné sa successeure en la personne de Marie Buisson, secrétaire de la fédération de l’Education, de la Recherche et de la Culture (FERC). En procédant ainsi, Philippe Martinez a repris à son compte les modalités historiques de passation du pouvoir dans la CGT, à savoir que le secrétaire général sortant désigne le suivant. Jusqu’au milieu des années 1990, cette désignation se faisait avec l’assentiment du PCF, une règle implicite faisant que le secrétaire général de la CGT devait être membre du bureau politique du parti. La prise de distance par rapport au PCF s’est traduite par une autonomisation de ce processus de désignation du premier dirigeant de la CGT, mais sans pour autant que les modalités de ce processus ne soient revues ni discutées.

On ne fait pas campagne dans la CGT pour devenir un.e cadre de l’organisation, un.e de ces premier.es dirigeant.es, et ce ni au niveau des unions départementales, ni à celui des fédérations professionnelles et encore moins à celui de la confédération. Les militant.es sont choisi.es par d’autres, c’est-à-dire par les responsables en place, ils et elles sont cooptés pour devenir à leur tour de premier.es dirigeant.es. Cette façon de faire a pour contrepartie que celles et ceux qui font acte de candidature pour un poste sont mal vus en interne : un des candidats à la succession de Bernard Thibault en 2013, Eric Aubin, en avait les frais. Il n’y a ainsi pas de confrontation ouverte et organisée entre des candidat.es présentant des programmes et une future équipe de direction. Philippe Martinez n’a donc pas agi différemment de ses prédécesseurs et il a même pensé innover en présentant une femme pour lui succéder, là où Bernard Thibault avait échoué à le faire.

Cependant, la candidature de Marie Buisson a d’emblée pâti d’un défaut de légitimité. Cette responsable syndicale est en effet peu connue par les militant.es, en dehors de sa fédération d’origine et celle-ci ne fait pas partie des « grosses » structures de la CGT, en tous cas de celles qui, soit comptent le plus grand nombre d’adhérent.es, soit jouent un rôle central dans les mouvements sociaux avec une capacité de grève reconductible. De plus, la FERC est minoritaire dans son champ de syndicalisation, celui-ci étant dominé par d’autres organisations comme la FSU, en raison de l’histoire du syndicalisme en France dans le monde enseignant. Philippe Martinez a ainsi poussé Marie Buisson en mettant en avant trois éléments dont les deux derniers se sont révélés négatifs pour elle : le fait d’être une femme, le fait d’avoir contribué à lancer la plateforme « Plus Jamais ça ! » et d’être investie dans son animation[6], le fait enfin d’assumer le bilan de l’équipe sortante. Ayant obtenu un vote favorable de la CEC pour cette candidature en mai 2022, Philippe Martinez n’a pas cherché à la faire valider par le CCN, déclenchant de fortes protestations en interne sur la façon de procéder, de choisir ainsi une militante n’ayant jamais eu de fortes responsabilités au niveau confédéral dans la gestion d’un dossier ou d’une mobilisation.

La contestation interne a pris de l’ampleur par rapport à la méthode jugée trop verticale et pas assez concertée de désignation, mais aussi par rapport à ce qu’incarnait aux yeux de beaucoup Marie Buisson, quitte à gommer le reste de son parcours : une action militante tournée vers l’extérieur de l’organisation, vers la création de liens avec d’autres types de collectifs, associations et ONG de défense de l’environnement. Marie Buisson a tenté de mettre en avant la nécessité de penser ensemble « fin du mois et fin du monde », mais sans parvenir, puisqu’elle n’a jamais fait réellement campagne, à faire entendre une voix différente de celle de Philippe Martinez. Les organisations les plus critiques de la direction, celles qui revendiquent en particulier leur affiliation à la FSM, ont très vite annoncé qu’elles présenteraient une candidature alternative avec Olivier Mateu, secrétaire général de l’Union départementale des Bouches du Rhône (soit la 2e plus grosse UD de la CGT).

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la CGT qu’une aile « lutte des classes » tente de faire émerger une autre candidature que celle désignée par le secrétaire général sortant. La différence résidait cette fois dans le fait qu’Olivier Mateu bénéficie d’une réelle visibilité médiatique. Toutefois, et comme cela s’est produit à l’occasion d’autres congrès, l’Union départementale qui l’a présenté pour être élu au sein de la Commission exécutive confédérale – étape préalable pour espérer ensuite être élu.es au Bureau confédéral – n’a pas respecté les règles adoptées par le CCN, à savoir la nécessité pour chaque structure de proposer un homme et une femme. Cette règle qui n’est pas inscrite dans les statuts de la CGT a été ajoutée par le CCN il y a plusieurs congrès pour favoriser un plus grand accès des femmes aux responsabilités[7]. Dès le début du 53e congrès, l’une des batailles menées par une partie des organisations contestataires de la ligne Martinez a donc ainsi consisté à rappeler le caractère non statutaire de ces règles afin de rendre Olivier Mateu éligible à la CEC.

Si la candidature de ce dernier n’a pas réellement inquiété la direction sortante en raison de son caractère non-réglementaire, l’émergence d’une troisième option est venue brouiller les cartes. En effet, une partie des fédérations professionnelles parmi les plus impliquées dans la mobilisation contre la réforme des retraites – celle des Cheminots, Mines Energies, l’Union fédérale des syndicats de l’État –  se sont rassemblées pour susciter une nouvelle candidature. Afin de contourner les accusations portées par la direction sortante sur la prégnance des représentations misogynes dans la CGT, ces fédérations se sont accordées sur la personne de Céline Verzeletti, co-secrétaire de l’Union fédérale des syndicats de l’EÉtat, membre du bureau confédéral depuis 2015. Il s’agit donc d’une dirigeante de premier plan, impliquée dans la gestion de plusieurs dossiers (dont le suivi de la mobilisation). Quelques semaines avant le congrès confédéral, alors même qu’il est donc de tradition de ne pas faire campagne, Céline Verzelleti s’est déclarée disponible devant les médias pour prendre la tête de la CGT.

Lorsque le congrès confédéral s’est ouvert, les rapports de force se répartissaient ainsi[8] : un pôle de soutien à la direction sortante et à la candidature de Marie Buisson composé d’une grande proportion d’unions départementales et de fédérations comme celles des activités postales et de télécommunication (FAPT) ou de la métallurgie, un pôle critique  quant à la combativité de la confédération et à sa capacité à coordonner les luttes, rassemblé autour de la candidature de Céline Verzelleti, et un troisième pôle rassemblant des organisations en rupture très nette avec la direction en raison notamment de leur appartenance à la FSM et fédérées autour de la candidature d’Olivier Mateu. La conjonction entre les deux derniers blocs s’est traduite dans un fait inédit dans l’histoire de la CGT, le rejet à une très courte majorité (50,32% des suffrages) du rapport d’activité.

Cette conjonction résulte bien de cette accumulation de critiques sur le mode de gouvernement perçu comme très vertical de la direction sortante. Celle-ci s’attendait à des débats tendus sur le rapport d’orientation (pour les trois ans à venir) et sur le choix de la secrétaire générale, mais sans doute pas à une telle sanction de l’activité passée. Les éléments qui ont le plus compté dans ce vote négatif sont donc l’implication décidée de façon non concertée de la CGT dans le collectif « Plus jamais ça », mais aussi l’accélération du processus de rapprochement avec la Fédération syndicale unitaire (FSU) – processus annoncé depuis longtemps – mais là encore piloté par le haut, sans réelle implication des instances confédérales.

De plus, le mouvement social en cours contre la réforme des retraites, pourtant exceptionnel de par son ampleur et sa durée n’a pas favorisé la direction sortante, comme on aurait pu le penser et comme cela pu se produire lors d’autres congrès (en 2016 par exemple avec la mobilisation contre la loi Travail). Alors que Philippe Martinez a beaucoup valorisé l’apport et la solidité de l’intersyndicale (regroupant l’ensemble des syndicats français), la perception de celle-ci s’avère bien plus mitigée par les militant.es. La forte visibilité médiatique du secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, depuis le début du mouvement – à tel point que certains commentateurs ont suggéré qu’il en assumait le leadership – agace en effet dans les rangs de la CGT.

C’est en effet la première fois depuis plus d’une décennie que la CFDT s’implique véritablement dans une lutte sociale contre l’application des réformes néo-libérales en France. En 2018-2019, alors que le gouvernement Philippe avait déjà tenté d’imposer une réforme du système de retraite à points, la CFDT s’y était montrée favorable. Dans les entreprises et dans les administrations, les militant.es de la CGT se frottent au quotidien aux syndicats de la CFDT, pour une très large partie d’en eux sensibles, voire acquis, à la rhétorique du dialogue social. Si la fermeté de la CFDT qui s’est prononcée en juin 2022 lors de son dernier congrès contre le recul de l’âge de la retraite surprend donc aujourd’hui, et mérite d’être comprise à l’aune de la façon dont le dit dialogue social a été piétiné sous les mandats d’Emmanuel Macron[9], elle n’en efface pas moins aux yeux des militant.es de la CGT des années d’accompagnement des réformes néolibérales. Cette perception critique de l’intersyndicale, et surtout de la place qui occupe la CFDT, a sans nul doute également compté dans le rejet du rapport d’activité.

Celui-ci, qui a eu lieu dès le deuxième jour du congrès, a eu plusieurs implications.

En premier lieu, la commission chargée du document d’orientation a enlevé de celui-ci tous les points pouvant poser problème, dans l’objectif évident d’éviter un nouveau vote négatif des délégué.es. Les débats attendus sur la question de l’engagement de la CGT dans la cause écologique ont ainsi à peine eu lieu, ainsi que ceux sur les dynamiques de rapprochement avec la FSU et Solidaires. Le document d’orientation a été adopté sans grande difficulté, avec 72,8% des voix, une partie des opposant.es s’y étant rallié.es suite à l’intégration de la quasi-totalité des amendements.

En deuxième lieu, la dimension traumatique du vote – le rejet du bilan des quatre dernières années – a entraîné une réaction des structures réputées les plus légitimistes dans l’organisation, les Unions départementales, mais aussi de délégué.es soucieux.ses de ne pas voir leur organisation s’enfoncer dans une nouvelle crise.

En troisième lieu, les opposant.es à la direction ont peut-être surestimé cette première victoire. Ainsi, le troisième jour du congrès, Olivier Mateu a envoyé un tweet où il proposait de co-diriger la confédération en binôme avec Céline Verzelleti. Or, si les structures oppositionnelles se sont accordées pour sanctionner la direction sortante, elles ne partagent pas pour autant la même conception du type de syndicalisme à promouvoir, en particulier sur les affiliations internationales. Nombre d’organisations ou de militant.es acquis.es à la candidature de Céline Verzeletti ne sont ainsi pas favorables à une adhésion à la FSM[10], même si elles sont critiques du peu d’action et des orientations de la CES. Enfin, la candidature de Céline Verzeletti s’est trouvée quelque peu affaiblie par le fait que cette dernière appartient à la direction sortante. Elle est même l’une des plus anciennes dans le bureau confédéral qu’elle a intégré en 2015.

Ces différents éléments ont permis à la direction de faire valider par le CCN la liste des candidat.es qu’elle proposait pour la Commission exécutive confédérale sans y intégrer Olivier Mateu de l’UD des Bouches-du-Rhône ni Emmanuel Lépine de la fédération de la Chimie, c’est-à-dire les deux porte-parole les plus en vus du troisième pôle ou de l’aile « lutte des classes ». Ce vote, acquis à 254 voix pour, 215 contre et 15 abstentions[11] a rassénéré l’équipe proche de Philippe Martinez, lui faisant penser que la victoire de Marie Buisson restait acquise malgré la sanction du rapport d’activité. La suite des événements leur a prouvé que non. En refusant de composer un bureau confédéral ouvert à quelques opposants – ceux du 2e pôle -, Marie Buisson, elle-même très mal élue par le congrès, a perdu toutes les chances de l’emporter. Après des heures de réunion de la CEC et du CCN, in extremis le dernier jour du congrès, c’est finalement une autre candidature qui a émergé avec Sophie Binet.

Des plaies et des chantiers

Si le 53e congrès a été marqué par des échanges violents entre militant.es y compris au sein des instances dirigeantes, il connaît une issue relativement positive. C’est à la fois le profil de la nouvelle secrétaire générale – une femme, jeune, très engagée dans le combat féministe dans la CGT et en en dehors -, mais aussi sa trajectoire qui suscitent des espoirs dans sa capacité à créer les conditions pour que la confédération sorte enfin de cette crise de direction.

D’une part, Sophie Binet connaît bien les différents paramètres de cette crise puisqu’elle a été membre du bureau confédéral sous Thierry Lepaon. Éprouvée par cet épisode, elle s’est ensuite consacrée à la direction de l’Union générale des cadres et techniciens (UGICT), organisation qui demeure un laboratoire de réflexions au sein de la confédération. D’autre part, elle a toujours été en lien avec des collectifs et organisations extérieures à la CGT, apparaissant comme l’une des responsables de l’organisation la plus en capacité d’établir des passerelles entre les syndicats et d’autres collectifs de lutte. C’est d’ailleurs là l’un des paradoxes de ce congrès d’avoir porté à la tête de la CGT une militante très ouverte à des coopérations avec d’autres mouvements sociaux alors qu’un des points de crispation contre la direction sortante venait de la participation à l’alliance « Plus jamais ça ».

Un autre élément qui permet d’espérer un dépassement progressif de la crise de direction provient du fait que Sophie Binet a été élue avec un bureau confédéral qui n’est pas à son service, qui n’est pas vidé de toute opposition, mais qui regroupe au contraire des secrétaires généraux de fédérations puissantes et jusqu’alors très critiques, comme Laurent Brun des Cheminots ou Sébastien Menesplier de la fédération Mines Énergie. Plutôt que d’avoir ignoré les secteurs critiques du deuxième pôle, Sophie Binet les a intégrés. On peut dès lors penser que le bureau confédéral peut redevenir un lieu de débats, mais aussi d’élaboration d’une ligne syndicale partagée. Ce sera la condition nécessaire pour faire face aux différents chantiers qui attendent l’organisation.

L’un d’entre eux concerne l’exercice de la démocratie interne dans la CGT. Comment penser des procédures de sélection des dirigeant.es qui permettent l’expression de véritables débats d’idées, de confrontations des pratiques ? Comment faire en sorte que ces débats soient l’objet d’une réelle appropriation par les militant.es, mais aussi les adhérent.es ? L’idée de s’organiser en tendances est souvent agitée comme un spectre dans la confédération, avec la peur de la scission. Mais comment regrouper justement des sensibilités différentes sans que cela ne vire aux conflits interpersonnels, à une forme de lutte des places ?

La profonde crise de direction que connaît la CGT depuis dix ans montre toute l’urgence pour une organisation qui s’est émancipée de toute tutelle politique d’actualiser ses règles de fonctionnement, de repenser par exemple le rôle d’un congrès, des débats qui s’y tiennent – sachant qu’à l’heure actuelle un texte comme le document d’orientation sert très peu de point d’appui pour une démarche réflexive susceptible d’irriguer l’action syndicale au quotidien. D’une certaine façon, la CGT souffre moins d’un déficit de démocratie que d’un trop plein de démocratie, avec des délégué.es lors des assises confédérales qui n’acceptent pas que tout se passe dans les couloirs et au sommet.

Un deuxième chantier de fond, et qui là encore participe de cette crise de direction, concerne bien sûr les dynamiques de redéploiement de la CGT, d’adaptation de ses structures aux transformations des formes d’emploi et de travail, mais aussi des entreprises[12]. Comment enclencher de véritables dynamiques de syndicalisation, permettant en particulier aux travailleur.ses précaires de trouver toute leur place dans l’organisation ? Bien des expériences ont été menées au sein de la CGT depuis une vingtaine d’années, en particulier au niveau des unions locales, qu’il s’agisse de créer des syndicats des travailleuses de l’aide à domicile, des entreprises franchisées dans la distribution ou des livreur.ses à vélo. Cependant, ces expériences peinent à acquérir une dimension cumulative pour gagner en importance, pour impulser la mise en place de nouveaux outils et de nouvelles structures syndicales à plus grande échelle.

Enfin, un troisième chantier consiste à renforcer les espaces de débats et d’élaboration en interne, sur la lutte contre les discriminations, sur les violences sexistes et sexuelles, sur la défense de l’environnement afin que les militant.es se sentent en confiance, et non mis en accusation, pour établir des coopérations avec des collectifs extérieurs.

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Une première version abrégée de cet article a été publiée en espagnol sur le site de la revue Viento Sur.

Sophie Béroud, enseignante-chercheure en science politique à l’Université Lyon 2 et au laboratoire Triangle, co-auteure notamment, avec Martin Thibault de En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestations, Raison d’Agir, 2021.

Notes

[1] Sophie Béroud, Elyane Bressol, Michel Pigenet, Jérôme Pigenet (dir.), La CGT (1975-1995). Un syndicalisme à l’épreuve des crises, Nancy, Arbre Bleu éditions, 2019.

[2]  « Les congrès syndicaux, un objet d’étude sociologique ?», Socio-logos, n°11, 2015 [disponible ici],

[3] Le Comité Confédéral National (CCN), que l’on présente souvent comme le Parlement de la CGT est composé de tou.tes les secrétaires généraux des Unions départementales (UD) et des 32 fédérations professionnelles. Il comporte 128 membres. La Commission Exécutive confédérale est élue lors des congrès confédéraux et compte environ 60 membres (66 élu.es par le Congrès de 2023). Elle assure la direction de l’organisation en lien avec le Bureau confédéral qui est issu de son sein.

[4] La possibilité d’un rapprochement entre la CGT et la FSU, voire Solidaires, est évoquée depuis le début des années 1990. Elle a cependant pris une consistance plus forte à partir de la critique de la stratégie du « syndicalisme rassemblé », ce qui a conduit à davantage mettre en avant la possibilité de renforcer un pôle syndical de lutte.

[5] Sur ce sujet, voir l’article de Karel Yon, « Audience et représentativité syndicale : nouveau coup de semonce pour les organisations syndicales », Salariat. Revue de sciences sociales, 21 juin 2021 [disponible ici].

[6] « Plus jamais ça ! » Reconstruire ensemble un futur écologique, féministe et social », Mouvements, vol. 105, no. 1, 2021, pp. 148-159.

[7] La parité a été instaurée de façon statutaire pour le Bureau confédéral de la CGT en 1999. Dans le cas présent, il s’agit de favoriser la parité pour les candidatures à la CEC soumise au vote des délégué.es du congrès.

[8] Nous reprenons ici une cartographie des sensibilités proposées dans cette publication du site Rapports de force.

[9] Sophie Béroud, Martin Thibault, « Du dialogue social à l’épreuve de force », Le Monde Diplomatique, avril 2023, p. 19.

[10] Pour une analyse de ce que représente aujourd’hui la FSM, cet article de Jean-Marie Pernot, « De quoi la FSM est-elle le nom ? », Syndicollectif, 18 mars 2023 [disponible ici]. :

[11] 60 UD se sont prononcées en faveur de la liste des candidat.es à la CEC proposée par la direction sortante et douze fédérations dont la FAPT, la fédération du Spectacle, la Métallurgie, la FERC, la fédération des Finances, celle de la construction, du textile ou encore le SNJ. La fédération de l’Agro-alimentaire, pourtant membre de la FSM, ne participe pas au 3e pôle critique, occupant une place singulière. C’est d’ailleurs en direction de cette fédération qu’une seule ouverture a été tentée par Marie Buisson.

[12] Sur ce sujet : Jean-Marie Pernot, Le syndicalisme d’après, ce qui ne peut plus durer, Editions Du détour, 2022.

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