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Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire. De juin 1848 à la Commune, Paris, La Fabrique, 2013, 506 pages (avec une préface de Daniel Bensaïd).  

Le texte de Daniel Bensaïd qui suit est paru en tant que préface de Souvenirs d’un révolutionnaire. Il y présente Gustave Lefrançais, premier président élu de la Commune de Paris, en mars 1871.

Lefrançais, Gustave. Gustave Lefrançais.

Moins célèbre que Varlin, Vallès, Flourens ou Rossel, il fut pourtant le premier président de la Commune de Paris et, tout Lefrançais qu’il fût, Eugène Pottier lui dédia L’Internationale.

Angevin monté à Paris, né en 1826 dans une famille anti-bonapartiste, il entre en 1842 à l’école normale d’instituteurs de Versailles, mais il ne peut à sa sortie trouver de poste : l’interdiction professionnelle pour opinion sulfureuse existait déjà. Après le remplacement provisoire d’un collègue à Dourdan, où il a maille à partir avec le curé local, il doit se résigner à devenir commis en écriture chez un entrepreneur parisien.

Renvoyé dès le début de la révolution de février 1848, sa vie de communiste devient la chronique exemplaire d’un militant dans le siècle. Arrêté avant même les journées de juin, il est condamné à trois mois de prison et deux années de surveillance pour détention d’armes de guerre, envoyé à Dijon en résidence surveillée, exilé à Londres en 1851. Il peut, entre Dean Street et Greek Street, y croiser Marx, Mazzini ou Louis Blanc. Il y fonde un restaurant coopératif, « La Sociale », avant de revenir à Paris en 1853.

Dans les années soixante, il se plonge dans l’activité moléculaire des clubs et réunions où le mouvement socialiste reconstitue ses forces. Les rapports de police le considèrent comme un des orateurs les plus populaires de l’époque :« Il développe ses théories sur la propriété collective et la suppression de l’héritage ; il attaque violemment l’institution du mariage et préconise l’union libre. »

Membre du Comité de Vigilance pendant le siège de Paris en 1870, Lefrançais participe activement à l’émeute du 31 octobre contre la mollesse des vainqueurs du 4 septembre. Emprisonné quatre mois à Mazas, puis à Vincennes et à la Santé, il est élu maire adjoint du XXe arrondissement et acquitté par un conseil de guerre le 24 février 1871. L’un des 43 socialistes révolutionnaires présentés par l’Internationale aux élections du 8 février, il est élu le 26 mars à La Commune par le IVe arrondissement. Combattant sur les dernières barricades de la Bastille et de l’Arsenal, il réussit à s’enfuir en Suisse. Le conseil de guerre le condamne à mort par contumace le 30 août 1872.

A Genève, il adhère à la section locale de l’Internationale puis à sa fédération « anti-autoritaire » jurassienne, encourant les foudres des « marxistes » qui dénoncent son rôle « à la tête de ces aliénés ». Il participe à la présidence du congrès international anti-autoritaire de Saint-Imier en septembre 1872 et collabore à La Révolution sociale, organe de la fédération jurassienne influencée par Bakounine. Gagnant sa vie comme commis aux écritures, il assiste Elisée Reclus dans ses travaux de géographie, se bat en duel, et revient à Paris après l’amnistie en 1880. Ayant souvent dénoncé « la duperie du suffrage universel », il accepte d’être candidat aux élections législatives de 1889, par protestation « anti-ferryste et anti-boulangiste ».

Il meurt le 16 mai 1901. Enterré le 19 au Père Lachaise, un compagnon lit son propre testament :

« Je meurs de plus en plus convaincu que les idées sociales que j’ai professées toute ma vie et pour lesquelles j’ai lutté autant que j’ai pu sont justes et vraies. Je meurs de plus en plus convaincu que la société au milieu de laquelle j’ai vécu n’est que le plus cynique et le plus monstrueux des brigandages. Je meurs en professant le plus profond mépris pour tous les partis politiques, fussent-ils socialistes, n’ayant jamais considéré ces partis que comme des groupements de simples niais dirigés par d’éhontés ambitieux sans scrupules ni vergogne. Pour dernières recommandations, je prie mon fils Paul de veiller à ce que mon enterrement – exclusivement civil bien entendu – soit aussi simple que l’a été ma vie elle-même, et à ce que je ne sois accompagné que de ceux qui m’ont connu comme ami et ont bien voulu m’accorder soit leur affection, soit plus simplement leur estime. »

Le citoyen Gustave Lefrançais a tout connu : la misère, la prison, l’exil, la conspiration, l’insurrection, et la condamnation capitale. Sans jamais renoncer. Entre les massacres de juin 1848 et ceux de la Semaine sanglante, sa vie est un exemple de droiture et de fidélité à la cause des exploités et des opprimés.

Son roman de formation résume l’expérience d’un siècle où l’histoire s’est cassée en deux. Peut-on imaginer la profondeur de cette coupure ? Témoin (de sa fenêtre) de la tuerie, le jeune défroqué Ernest Renan, écrit à sa sœur Henriette le 1er juillet 1848 :

« L’orage est passé, ma chère amie ; mais il laissera longtemps après lui de funestes traces ! Paris n’est plus reconnaissable : les autres victoires n’avaient que des chants et des folies ; celle-ci n’a que deuil et fureurs. Les atrocités commises par les vainqueurs font frémir et nous reportent en un jour à l’époque des guerres de religion. Quelque chose de dur, de féroce, d’inhumain s’introduit dans les mœurs et dans le langage. Les personnes d’ordre, ceux qu’on appelle les honnêtes gens ne demandent que mitraille et fusillade ; l’échafaud est abattu, on y substitue le massacre ; la classe bourgeoise a prouvé qu’elle était capable de tous les excès de notre première Terreur avec un degré de réflexion et d’égoïsme en plus. »

1 500 tués au combat. 3 000 exécutions. 12 000 déportés.

Vingt ans après, Flaubert en frémit encore :

« Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction fourraient des coups de baïonnette au hasard dans le tas. Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois. L’aristocratie eut les fureurs de la crapule et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des gens d’esprits en restèrent idiots pour toute leur vie. »

« Et voilà, confirme Lefrançais, les fils de Voltaire, les anciens rieurs de relations mystiques, les mangeurs de prêtres, groupés autour d’un guéridon attendant des heures entières que ce meuble lève la patte… Enfin, la religion sous toutes ses formes est à l’ordre du jour. C’est très distingué. La France est devenue folle. Madame Roland voyait juste en me l’écrivant après le 2 décembre. »

Lefrançais et ses frères d’armes en furent, au contraire, déniaisés une fois pour toutes. Après Juin 1848, il n’y a plus une République, mais deux. Irréconciliables.

La bleue et la rouge. La bourgeoise et la sociale.

« Le véritable lieu de naissance de la République bourgeoise, écrit alors Marx, ce n’est pas la victoire de Février, c’est la défaite de Juin. » « Quels rapports existe-t-il, demande encore Lefrançais, entre la conception moderne d’une république égalitaire, basée sur le travail, et les républiques antiques à patriciens, à plèbe et à esclaves ? » Décidément, « notre république n’a rien de commun avec la vôtre » : « Juin l’a suffisamment démontré ! »

« Environ quinze mille hommes morts ou blessés dans les deux camps ; la chasse à l’homme organisée ; une partie de Paris dénonçant l’autre ; les haines les plus farouches déchaînées entre l’armée, la mobile et les ouvriers, dont les blessés s’invectivent jusque sur leurs couches d’hôpital ; l’état de siège indéfini ; les conseils de guerre en permanence pour envoyer au bagne voire à l’échafaud les plus énergiques combattants des barricades : tel est le bilan de quatre mois de gouvernement des républicains. Qu’auraient pu faire la plus exécrable des monarchies ? » Balles républicaines de juin 1848 ou balles monarchistes de juin 1832, c’est tout un pour ceux qui les reçoivent, « si ce n’est qu’en 1848, il y en avait davantage ».

La leçon est tirée. Elle laissera des traces profondes d’hostilité populaire envers les démocrates et les politiciens bourgeois, envers les Hugo hugolants et les Gambetta gambettants, toujours prêts à se retourner contre « la canaille » qui leur sert de marchepied :

« Est-ce que, depuis sont entrée à la préfecture de police, le soir du 24 février, Caussidière n’a pas aidé avec Ledru-Rollin et Louis Blanc à faire le jeu des réactionnaires en agitant le spectre de Blanqui. Pourquoi lui et ses amis ne sont-ils pas présents aux barricades, donnant au mouvement l’impulsion directrice qui lui manque pour concentrer l’effort sur l’Assemblée qu’il eut fallu emporter d’assaut dès le premier jour ? C’est cette absence de direction qui cantonne l’insurrection dans ses quartiers où se dépense en pure perte l’énergie des combattants. Cavaignac et ses amis l’ont bien compris. Aussi, réduits bientôt à la seule défensive, les insurgés resteront des insurgés, – c’est-à-dire des vaincus. », constate Lefrançais en février 48.

L’expérience politique est aussi militaire : l’art de l’insurrection relève de la guerre de mouvement et de décision rapide. L’immobilité et l’hésitation y sont synonymes de défaite. Un certain Lénine s’en souviendra, un demi-siècle plus tard, dans ces journées d’octobre où il exhorte les dirigeants de son parti à passer à l’acte sans délai : question de vie ou de mort.

La Commune de 1871 confirme Juin 1848. La révolution du 18 mars porte au pouvoir un gouvernement de sans-grades, « d’inconnus, d’ignorants », qui sera un jour la gloire de « la première vraiment populaire de nos révolutions ».

Après la défaite, Lefrançais résume les racines de la fracture de classe qui est la clef de la guerre civile :

« Les vrais “crimes” de la Commune, ô bourgeois de tous poils et de toutes couleurs : monarchistes, bonapartistes, et vous aussi républicains roses ou même écarlates ; les vrais crimes de la Commune qu’à son honneur vous ne lui pardonnerez jamais ni les uns ni les autres, je vais vous les énumérer (…) La Commune, c’est le parti de ceux qui avaient d’abord protesté contre la guerre en juillet 1870, mais qui, voyant l’honneur et l’intégrité de la France compromis par votre lâcheté, ont tenté l’impossible pour que l’envahisseur fût repoussé hors des frontières (…) La Commune, pendant six mois, a mis en échec votre œuvre de trahison (…) La Commune a démontré que le prolétariat était préparé à s’administrer lui-même et pouvait se passer de vous (…) La réorganisation des services publics que vous aviez abandonnés en est la preuve évidente (…) La Commune a tenté de substituer l’action directe et le contrôle incessant des citoyens à vos gouvernements, tous basés sur la raison d’Etat, derrière laquelle s’abritent vos pilleries et vos infamies gouvernementales de toues sortes… Jamais, non jamais, vous ne le lui pardonnerez. »

La Commune a pourtant péché par naïveté en ne comprenant pas qu’on « ne peut être à la fois légal et révolutionnaire (sous peine de choir entre les deux) ». Il estime ainsi avec Marx que n’avoir pas pris possession de la Banque de France constitue « une irréparable faute ».

De tels Souvenirs contribuent à mieux comprendre certains traits constitutifs du mouvement ouvrier français. Ils éclairent les origines du syndicalisme révolutionnaire, sa défiance tenace envers le parlementarisme, ses accents ouvriéristes ou populistes, que le Parti communiste sut exploiter à ses propres fins, dans l’entre-deux guerre, au service de la bolchévisation stalinienne.

Proclamant ses convictions communistes, un lutteur comme Lefrançais se méfie cependant du populisme d’en-haut et de « l’exaltation de la blouse » devenue « la rengaine des républicains du lendemain ». Il raille les « amis du peuple auto-proclamés » :

« A-t-on besoin de proclamer qu’on s’aime soi-même ? »

Producteurs sauvons-nous nous-mêmes !

La formule vaut pour lui au pied de la lettre. Elle est à la base de son hostilité envers toute forme de délégation représentative et d’un goût jamais démenti pour la démocratie directe. Par deux fois en un quart de siècle, la génération de Lefrançais a subi la cuisante épreuve des lâchetés et de la cruauté bourgeoise. Ainsi appartient-il (avec Vallès, Varlin, Courbet, Franckel, Beslay, Longuet, Vermorel) à la minorité de la Commune qui vote contre la création d’un comité de Salut public. Non seulement, il désapprouve le fait de rejouer en farce les grandes heures de la Terreur jacobine, mais il craint qu’un tel comité ne devienne une arme aux mains d’un parti, alors que la Commune de Paris est « l’expression et la force impersonnelle de la révolution ». Elle doit le rester.

Dès son entrée à l’Hôtel de Ville, le Comité central déclarait en effet que « la révolution du 18 mars a d’abord pour but de restituer à Paris et par suite à la France entière la souveraineté effective une fois de plus usurpée par les gens du 4 septembre ». Il ne se considèrait plus comme un Pouvoir, mais comme « un instrument provisoire de la souveraineté populaire qui invite aussitôt la population à élire ses mandataires ». Désormais, « l’Etat ne serait plus que la simple expression des intérêts communaux solidarisés ».

Cette vigilance contre toute forme de délégation, de confiscation, d’usurpation du pouvoir, et contre la formation d’une « caste nouvelle des employés d’Etat au moyen d’une Ecole d’Administration » (une ENA avant l’heure envisagée par le thermidorien Carnot), a pour contrepartie le souci de toute une vie pour l’éducation et l’organisation populaire. Lefrançais est sans cesse à l’écoute de ce qui fermente dans les clubs et les associations. Il s’émerveille de cette prolifération de vie et de culture populaire, où les classes laborieuses font leur apprentissage à grande échelle, contrairement à ce qui se passait dans les cercles fermés des sociétés secrètes. Dans les années soixante, il assiste avec enthousiasme à l’essor d’un mouvement ouvrier moderne dont les formes solidaires entrent en conflit avec la concurrence sur laquelle repose « l’exploitation des salariés par les salariants ». Mais il combat aussi les illusions proudhoniennes dont les associations, « si fraternelles soient-elles », ne feraient que « substituer la guerre de groupe à groupe à celle d’individu à individu ». Le seul moyen de déjouer ce piège, c’est « la fédération des associations ouvrières solidarisées ; mais l’idée n’est pas encore mûre… ».

Ayant débuté sa carrière comme instituteur, Lefrançais reste particulièrement sensible aux programmes et aux méthodes d’éducation. Il aurait pu, quelques années plus tard, être un pionnier de l’Ecole émancipée et du syndicalisme enseignant. Adhérent à l’Association des instituteurs et institutrices socialistes, il contribue dès les années quarante avec quelques amis, dont Pauline Roland et Jeanne Deroin, à mettre au point un programme novateur sous la Deuxième République. Sous le Second empire, pendant que le mouvement ouvrier reprend son souffle, il adhère à une loge franc-maçonne de rite écossais, mais la quitte aussitôt, échaudé par « la plus insipide et la plus religieuse des sociétés de bienfaisance ».

Il est en revanche frappant de constater à quel point ces réunions semi-légales où le mouvement populaire prend un nouvel essor est loin du syndicalisme étroitement revendicatif confiné à l’horizon clos de l’usine. Le public nombreux y est curieux de tout. Il se passionne pour la cause des femmes et pour les questions de la famille et de l’héritage. En 1849, invité à une réunion sur l’éducation qui s’annonce plutôt mal, Lefrançais décide de rester en voyant « entrer ces dames, bien convaincu que l’intérêt de la réunion se ressentirait de leur présence ». En 1868, l’une des toutes premières réunions publiques au Vaux-Hall, à laquelle assistent plus de 2000 personnes, en majorité ouvriers et ouvrières, traite du « travail des femmes ». La discussion se conclut par un vote de principes « reconnaissant le droit de la femme à conserver par le travail sa personnalité et dès lors son égalité sociale. »

On se presse aux réunions qui débattent de la famille. Entre partisans du divorce légal et ceux de l’union libre, l’assistance est souvent partagée, mais peu importe : « L’idée de l’union libre est posée ». Aux réunions du Pré-au-Clercs, dont l’auditoire est principalement étudiant, on s’enflamme sur les questions du mariage, de l’hérédité, des droits réciproques du père et de l’enfant. Aux Folies-Belleville, où domine « l’élément ouvrier », on discute surtout entre écoles socialistes : « L’auditoire est très impressionnable, facile à émouvoir et pourtant très attentif, rien d’intéressant pour l’orateur comme de voir cet océan de têtes reflétant les diverses émotions par lesquelles il passe lui-même et qu’il a su leur transmettre. »

La duplicité dont a fait preuve la République bourgeoise a semé en revanche une suspicion tenace sur les revendications qui lui semblent associées. Ainsi, Lefrançais se montre indifférent, voire vaguement hostile à l’idée du suffrage des femmes : qu’importe, dit-il, à celle qui se met les doigts en sang pour fabriquer des queues de fleurs artificielles, ou qui se ruine la santé au travail, de pouvoir être électrice et éligible. Il refuse également de faire partie d’aucune société pour l’abolition de la peine de mort, qui apparaît déjà comme le cheval de bataille par excellence des réformateurs ayant renoncé à toute autre réforme sociale radicale et qui n’hésitent pas à faire donner la troupe contre les barricades :

« Tant que des milliers de travailleurs auront tête, bras et jambes coupés, ventre étripé par le machinisme industriel, pour la plus grande satisfaction du dieu Capital, je réserve mes larmes en faveur de ceux-ci. La suppression de la peine de mort encourue chaque jour à l’usine par les exploités de la grande industrie me paraît beaucoup plus urgente que celle de la peine infligée par les juges. Supprimons avant tout la première ; la seconde logiquement viendra après. »

On trouvera chez Paul Lafargue un même son de cloche. On saisit ici à sa source un ouvriérisme ou un « socialisme pur », dont la méfiance légitime envers le parlementarisme bourgeois se transforme en retrait de la politique en généraI. L’indifférence initiale du socialisme guesdiste envers l’affaire Dreyfus, conçue comme un règlement de compte au sein de la caste militaire et de la classe dominante, s’inscrit dans cette tradition naissante. La décomposition parlementaire, l’encanaillement des « élites », la corruption et les affaires sont susceptibles de raviver aujourd’hui cette sensibilité, parfois en sommeil, mais profondément enracinée dans la culture populaire française.

On comprend bien, à la lecture de ces souvenirs, que Lefrançais a l’humeur ombrageuse. Il n’est pas commode, souvent mal léché. Une vie tumultueuse trempe le caractère. Polémiques et rivalités font rage dans le mouvement socialiste naissant. La vigueur des affrontements ne donne pourtant pas l’impression du sectarisme rance et endurci qui a ravagé les rangs du mouvement ouvrier après l’assassinat social-démocrate de Rosa Luxembourg et l’instauration des méthodes policières staliniennes. Ainsi, tout oppose Proudhon et Leroux. Le premier est individualiste, le second communiste. Le premier, athée ; le second, chrétien. Mais tous deux méritent respect, car ils veulent substituer la solidarité et la justice au chacun pour soi des économistes bourgeois. Tous deux ont été tour à tour compositeurs, correcteurs, protes. Ce sont « des travailleurs, des prolétaires, d’un grand savoir, pouvant discuter en toute compétence avec les spécialistes les plus instruits de l’époque ».

Lefrançais, qui a souvent combattu Proudhon, se souvient avec émotion de ses funérailles. Une foule de cinq à six mille personnes se rassemble en janvier 1865 pour les obsèques. Un régiment approche qui rentre à la caserne après une manœuvre. On croit à un traquenard. On s’explique. On négocie. Les rangs s’ouvrent pour laisser passer la troupe. Une voix anonyme crie alors : « Battez aux champs ! ». Le colonel lève son épée, les têtes se découvrent, et le régiment défile en présentant des armes devant la maison du défunt :

« Une profonde émotion s’empare de tous. On s’étreint les mains en silence. Pas un cri, pas un mot dans cette foule dominée par un sentiment de fierté digne. On se sent revivre. Tout n’est donc pas mort ».

Blanqui jouit à ses yeux, comme à ceux de Marx au demeurant, d’un respect particulier. Sous Louis-Philippe, sa Société des Saisons se distingue déjà. On « n’y rit guère », certes, mais on n’y déclame pas non plus. Et chaque trait porte. Marx disait que la bourgeoisie a inventé le nom de Blanqui pour criminaliser le communisme. Lefrançais y voit le symbole de « la vraie République » dont l’heure n’a pas encore sonné. Devant le tribunal de Bourges, à la différence de Raspail qui cherche à se justifier, Blanqui, menacé de la peine capitale, « élargit le débat, déchire le voile du prétendu respect dû à la majesté du suffrage universel et démonte clairement que c’est la Révolution seule qui est sur la sellette. Quant à sa personne, Blanqui n’en a nul souci ». Ne croyant pas qu’une dictature si éclairée soit-elle puisse faire triompher la révolution sociale, Lefrançais ne peut être blanquiste. Il n’en proclame pas moins jusqu’au bout, envers Blanqui « dont toute la vie à été généreusement sacrifiée sans réserve à la Révolution », le « respect auquel il a droit. » Il est plus réservé envers les blanquistes.

Plus significatif encore : Lefrançais estime légitime l’arrestation de Rossel pour incompétence militaire sur décision de la Commune. Il précise cependant : « Quant à le croire un traître, rien ne justifie une telle opinion. C’est un homme qui s’est trompé. » A la différence de ce qui se passait sous la Terreur robespierriste, une erreur n’est pour lui ni un crime ni une trahison. Contrairement à la rhétorique meurtrière des procès de Moscou, Lefrançais ignore l’infâme formule de la « culpabilité objective ».

Invité sous la République de septembre 1870 à porter un toast à celle de 1792, Lefrançais lève son verre à « ceux qui sont tombés en juin 48 pour la conquête de l’égalité sociale ». Arago tire la gueule. Les jeunes, Flourens en tête, applaudissent. Pas besoin, alors, d’invoquer le devoir de mémoire pour avoir la fidélité chevillée au corps. Lefrançais n’est pas du genre à communier avec les « républicains des deux rives », de Pasqua à Chevènement. Il ne sera jamais un hussard noir de la République. Un hussard rouge, plutôt. Voire un hussard noir et rouge. Car il a le communisme franchement libertaire.

Il est fait du bois dont on fait les rebelles à la nuque raide. On l’imagine mal englué dans les bienséances et les convenances d’une gauche plurielle et gouvernante. Il parle déjà avec dédain « de la gauche ouverte » comme de la « République rose ». Autre temps, autre mœurs ? Voire.

Les temps changent, bien sûr. Mais demeure une droiture populaire, dont le premier impératif fut toujours de trahir la bourgeoisie pour l’homme.

Contrairement à ce que pourrait indiquer mon patronyme, mon grand père maternel, répondant au vaillant prénom d’Hyppolite, naquit en 1861, 1 passage de la Main d’Or, dans une famille d’ébénistes du faubourg Saint-Antoine. Après l’écrasement de la Commune, il dut suivre ses parents proscrits. Le grand-père Hyppolite avait les larmes aux yeux en évoquant un allemand du nom de « Karle Marx » (sic !) dont il n’avait probablement jamais lu une ligne. Dans la salle à manger familiale, trônait un portrait de Jean-Baptiste Clément. Tous les ans, pour l’anniversaire de la Semaine sanglante, la tablée devait se lever solennellement pour entonner « Le temps des Cerises ».

Peut-être Hyppolite avait-il croisé un jour la rectitude d’un certain Lefrançais. En des temps de sinuosités et de flexibilités, de repentances et de retournements, où à force de courbures et de courbettes, on finirait bien par ramper, puisse la raideur rugueuse des quarante-huitards et des communards inciter à ne pas plier et à ne pas céder. Comme le dit la chanson : « Tout ça n’empêche pas, Nicolas, qu’la Commune n’est pas morte ! »

Le mot de la fin, bien sûr, à Lefrançais, communiste irréconciliable et rebelle irréductible :

« Aujourd’hui, la République ne vaut qu’autant qu’elle est la négation de toute suprématie, de tout privilège, non seulement d’ordre administratif, mais encore et surtout d’ordre économique. En un mot, la République moderne, c’est la sociale. Le grand honneur de la Commune de Paris, c’est de l’avoir compris. Et que les prolétaires ne l’oublient pas, ces derniers [les républicains plus ou moins radicaux et même intransigeants] ne sont pas moins dangereux parmi leurs implacables ennemis ».

On est à mille lieues de la République prêtre, de la République pionne, de la République d’ordre, disciplinaire et inégalitaire ; à mille lieux d’une gauche servile aux possédants, de ses reniements et de ses renégations ; de ses révérences et de ses génuflexions.

Avec Lefrançais, on est en bonne compagnie.

On se sent tout simplement chez soi.

 

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