Face au bloc bourgeois, nous devons construire un projet alternatif
La construction d’une alternative au pouvoir hégémonique du bloc bourgeois ne pourra advenir politiquement que sous réserve de présenter, d’organiser et de rendre légitime une nouvelle façon de voir le monde économique et social.
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Constat
La conscience politique et la volonté de changer en profondeur les rapports sociaux sont souvent liés à des intérêts économiques et au sentiment d’une injustice dans la répartition des richesses ou d’une dépossession inacceptable.
Pourtant, ce qui entraîne l’adhésion à une idée ou à un raisonnement ne procède pas toujours d’un exercice éclairé de la raison. Comme l’indiquait Pierre Bourdieu, il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. Les mots sont certes porteurs de sens mais si tel est le cas, leur signification, et leur valeur, ne vient pas exclusivement d’eux-mêmes mais de la société. C’est la « force sociale des idées » qui est ici en jeu. Selon qui la formule (individu ou groupe social), une idée identique n’aura pas la même crédibilité et la capacité équivalente d’entraîner la conviction et l’action des autres.
Mais pour avoir accès à la réalité du monde économique et social, il est indispensable de passer par des grilles ou des modèles d’analyse. La considération des seuls facteurs matériels (revenus, capital économique et/ou patrimoines), ne saurait rendre compte des choix politiques que font les agents sociaux. En ce sens Engels écrivait dans Lettre à Joseph Bloch (21-22 septembre 1890) :
« […] D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde […] ».
Dans l’histoire sociale et politique, on a toujours observé un certain décalage entre structures et institutions (politiques, économiques, sociales) et agissements des individus. Ces structures et ces institutions orientent une partie des comportements sociaux mais elles laissent subsister un ensemble de trajectoires personnelles indéterminées. L’importance du structurel est manifeste mais une dimension aléatoire reste toujours présente. Il n’y a pas, par exemple, automaticité entre situation sociale et traduction du choix politique dans les urnes (du moins pour certaines franges de la population).
Affirmer un lien mécanique entre situation sociale et choix politique, reviendrait à considérer la relation de cause à effet comme jouant un rôle unique quant à l’expression politique des individus. Les individus et les groupes se décident politiquement selon l’idée ou les représentations qu’ils se font de leurs intérêts, de la sauvegarde de ces derniers dans le temps ou encore en fonction de leurs craintes, de leurs valeurs ou croyances, de leurs espoirs, de leur position dans l’espace social et de leur identité supposée. Cette dernière est le produit de constructions forgées au cours des interactions sociales. D’où la difficulté de prévoir comment vont se comporter les groupes sociaux face à des situations économiques et sociales en évolution constante.
Le bloc bourgeois qui domine la vie politique depuis 2017 sert les intérêts d’une « élite » financière, patrimoniale et statutaire. Cette élite l’a porté au pouvoir pour servir ses intérêts matériels et idéologiques. Mais ce bloc bourgeois s’est également constitué avec le concourt direct ou indirect d’une partie significative des classes moyennes qui se perçoivent encore comme gagnantes dans le système actuel alors que leur déclassement qui s’amorce va probablement s’accentuer. À cet agrégat, il faut ajouter le soutien de certaines fractions plus réduites des classes populaires. Cela étant, il est à relever le fort taux d’abstention parmi ces classes populaires aux différentes élections depuis plusieurs années. Aux dernières élections départementales et régionales de juin 2021 en France, le taux d’abstention dépassait 66 % au premier tour.
Problèmes
Une partie des classes moyennes et populaires (cadres manageurs de proximité, ouvriers, petits paysans et employés) n’a aucun intérêt matériel à soutenir un bloc bourgeois et pourtant certaines de ces catégories sociales ont bien accompagné son ascension. Faut-il mentionner une erreur d’évaluation, une méconnaissance ou plutôt une forme de « fausse conscience » ? La fausse conscience est une représentation tronquée de la réalité qui ne remonte pas aux causes des problèmes réels rencontrés. Ce concept a été mis en évidence par des auteurs comme Karl Marx, Georg Lukacs ou Joseph Gabel. La fausse conscience peut aussi se caractériser comme le produit d’une imprégnation idéologique où les « affects » ont pris le pas sur l’exercice délibéré du raisonnement logique.
On peut se demander dans quelle mesure les représentations médiatiques traditionnelles contribuent à forger une vision univoque de la réalité afin de mettre hors-jeu toute tentative d’alternative au système socio-économique en vigueur. Jusqu’à un certain point, le discours dominant à travers les médias parvient à imposer sa représentation de la réalité pour légitimer une façon de voir le monde social. Les principaux médias privés sont détenus en France par de grandes fortunes. Une dizaine de milliardaires ont pris le contrôle de ceux-ci. Dès lors, sont remises en question l’indépendance et la diversité des lignes éditoriales ainsi que le traitement pluriel de l’information.
On comprend mieux comment une imprégnation idéologique permanente par les différents médias est susceptible de coloniser les représentations mentales afin de tenter de créer du consentement. Le pouvoir performatif du discours institutionnel dominant produit des effets indéniables sur les représentations des publics récepteurs, mais en partie seulement car ces publics sont toujours en capacité de faire appel à la réflexivité et à l’auto-analyse.
Du point de vue des classes dominantes, il s’agit de favoriser la soumission à des valeurs et à des règles présentées comme seules légitimes (droits issus de la propriété, ouverture et libre-échange, définition univoque de l’efficacité, conception de l’individu responsable, libre et autodéterminé) en refoulant ou en censurant d’autres options possibles. Le point de vue institutionnel qui domine le monde social se dissimule derrière le sens des mots et des choses et masque ainsi l’arbitraire de l’ordre établi. Le discours néolibéral essaye d’imposer sa perception, en enfermant dans les mots et la représentation des choses une signification qui lui permet d’asseoir son pouvoir. En cohérence avec cet imaginaire néolibéral, sont diffusés au sein de l’entreprise, le discours managérial et les pratiques qui l’accompagnent : direction participative par objectif (DPPO), entretien individuel d’évaluation des performances, etc.
On sait que les règles du jeu mises en œuvre par le néolibéralisme ont accentué les inégalités sociales sans créer pour autant les conditions d’une reprise économique favorable à la grande majorité des populations. Quelles sont les réactions que suscite le pouvoir de l’imaginaire néo-libéral ?
D’une part, de nombreux agents des classes populaires n’ont ni le temps ni les moyens de prendre du recul pour imaginer qu’il existe d’autres voies que celles proposées par les discours dominants. Deux facteurs principaux concourent à cet état de fait : le recul notable du contre-pouvoir idéologique que constituaient entre autres militants, ceux du Parti communiste, qui se sont majoritairement coupés de ces classes et, de conserve, une mutation d’un salariat aujourd’hui atomisé tandis qu’au sortir de la Seconde guerre existaient de fortes concentrations ouvrières jusqu’au milieu des années 1970 (les fameuses « Trente Glorieuses »). L’amenuisement de ces dernières est concomitant avec la désindustrialisation de la France.
D’autre part, une bonne partie de la petite bourgeoisie intellectuelle (cadres et professions intellectuelles supérieures) a une propension à nier la réalité des rapports de domination à l’intérieur desquels elle se positionne. Cette petite bourgeoisie intellectuelle est une classe intermédiaire. Elle se situe entre la grande bourgeoisie et les catégories populaires. C’est une sorte de sous-bourgeoisie[1]. Elle légitime les rapports de domination par des discours d’accompagnement sur la modernité, l’innovation ou l’ouverture au monde. Elle assure sa fonction socio-politique qui combine contrainte, contrôle et persuasion tout en méconnaissant sa position de classe intermédiaire dans les processus de domination.
Tout cela n’est pas « calculé » mais relève d’une disposition acquise lors de leurs études au cours de leur socialisation. À cet égard, il faut prendre en compte le rôle normalisateur de certaines grandes écoles ou départements universitaires (gestion, économie) ou des écoles supérieures de commerce. Les cadres de la petite bourgeoisie ont un positionnement de « dominants-dominés » dans l’espace social.
Si, structurellement, la « vocation » de la petite bourgeoisie intellectuelle est de seconder la bourgeoisie dans tous les domaines et à tous les niveaux, il arrive néanmoins, dans certaines conjonctures marquées par une intensification des contradictions sociales dont elle peut subir directement les effets négatifs, qu’elle faillisse à son rôle pour le détourner au profit des classes les plus dominés… ou pour ses propres intérêts.
Toutefois, au sein de cette petite bourgeoisie intellectuelle, on trouve des agents et des groupes très investis dans divers mouvements de bifurcation et d’alternatives politiques et économiques (agriculture paysanne, économie sociale, finance solidaire, zone à défendre, etc.). Cet investissement s’incarne dans des trajectoires personnelles et collectives qui sont autant de sursauts, de retournements et de ruptures devant les pratiques et les valeurs du néo-libéralisme vécues comme de plus en plus insupportables.
Comment agir ?
Pour s’opposer avec succès au bloc bourgeois qui domine, il faudrait qu’une grande partie des fractions populaires et des cadres et professions intellectuelles supérieures convergent et parviennent à se retrouver sur un projet politique et économique commun. Ce qui suppose une sortie de la « fausse conscience » ou de la « servitude volontaire » c’est-à-dire de l’accommodement à l’ordre économique et politique libéral.
Sortir de la fausse conscience signifie, entre autres, travailler sur les représentations en déconstruisant les éléments du discours dominant, à commencer par la remise en question de ce qui semble paré de neutralité : les mots[2] ; ceux-ci, on l’a dit, sont toujours porteurs d’une charge idéologique. Le travail sur le langage participe de la lutte politique. Il n’est qu’à le constater à la façon dont la classe dominante a su récupérer des éléments discursifs et, par les mots détournés de leur sens, ce qui avait été porté lors des grands mouvements sociaux des années 1960, début 1970.
La construction d’une alternative au pouvoir hégémonique du bloc dominant ne pourra advenir politiquement que sous réserve de présenter, d’organiser et de rendre légitime une nouvelle façon de voir le monde économique et social. La critique sociale devrait donc agir là où se joue la fabrication des normes économiques et politiques, des standards avec des critères formalisés d’évaluation, c’est-à-dire dans les espaces institutionnels qui sont aujourd’hui investis par les catégories sociales dominantes ou par leurs représentants[3].
Mais cela supposera de remettre en cause la division capitaliste du travail et de défaire l’alliance au sommet entre les cadres hauts gestionnaires et les classes capitalistes qui sont soudés depuis longtemps pour faire valoir des intérêts convergents. On ne pourra sortir d’une structure hiérarchisée de la servitude et du rapport subordonné-subordonnant qu’en faisant valoir une autre organisation dans laquelle chaque agent (et groupe social) ne sera plus à la fois dominant et dominé à l’intérieur d’une chaîne montante et descendante d’instrumentalisation[4].
Au-delà du périmètre de l’entreprise et des organisations, la manière la plus efficace de s’opposer à la concentration du pouvoir qui a accompagné le social-libéralisme est de soumettre l’activité économique aux règles élémentaires d’une démocratie sociale de forte intensité. La démocratie ne peut pas s’arrêter à la porte de l’économie, des banques et des entreprises. La « vraie » démocratie est par définition « radicale » (au sens où elle remonte jusqu’à la racine)[5]. Si elle est admise sans discussion, mais sous une forme modérée dans le cadre parlementaire, pourquoi ne le serait-elle pas également sous une forme plus délibérative et de plus haute intensité au sein des institutions productives, des banques, des administrations, des écoles, des universités et des médias d’information ?
Une authentique démocratie délibérative serait plus à même de questionner le droit issu de la propriété. Non pas le « droit à la propriété » qui permet de posséder des biens à usage personnel (de manière raisonnable toutefois) mais le droit qui donne tous les pouvoirs aux détenteurs de capitaux pour agir sur les moyens matériels et symboliques en vue de produire et reproduire la vie sociale. Car c’est le droit issu de la propriété qui autorise la chaîne de la servitude et de la domination par les détenteurs de capitaux depuis les strates les plus hautes jusqu’aux strates les plus basses dans les organisations (entreprises, banques, administrations).
Les agents et les groupes dominants ont pour le moment et provisoirement gagné la bataille des idées, des représentations et, conséquemment dans ce mouvement, ont pu établir des principes et dispositifs qui organisent les normes imposées dans l’ensemble des institutions. Si des pressions fortes ne sont pas exercées sur le champ de l’expertise légitime à l’intérieur duquel se fabriquent les normes dominantes, il sera toujours possible de critiquer, d’expérimenter et d’innover, de valoriser des formes institutionnelles alternatives (comme les SCOP et autres entreprises autogérées) et même d’identifier les multiples « résistances » à l’ordre existant, mais cette critique restera localisée et circonscrite sans être en capacité de promouvoir ni de mettre en valeur des formules alternatives généralisables.
Car pour refonder un cadre général plus coopératif, plus démocratique et de fait post capitaliste, ces rapports sociaux locaux devraient être en capacité de converger avec des remises en cause plus larges, à l’étage supérieur des structures qui dominent les mondes économiques et sociaux (libre-échange, dérégulation financière, gouvernement d’entreprise et rapport capital/travail, etc.). Ces convergences seraient alors susceptibles de produire un changement « de système » et pas simplement un changement « dans le système ».
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Daniel Bachet est professeur émérite de sociologie à l’Université d’Evry-Paris-Saclay et coauteur avec Benoît Borrits de l’ouvrage Dépasser le capitalisme. Propriété, comptabilité, travail, paru en septembre 2021 aux éditions du Croquant et introduit par Bernard Friot.
Gilles Ringenbach est docteur en sociologie, ancien cadre d’entreprise.
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Illustration : Tableau du peintre égyptien Hamed Abdalla, « Lève-toi ô peuple ! », 1961, 31×38,3 acryl papier carton. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.
Notes :
[1] « Bourgeoisie, sous-bourgeoisie et classe laborieuse : les mots de la lutte des classes », Frustration, 27 avril 2021.
[2] Selim Derkaoui et Nicolas Framont, La guerre des mots, combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Le passager clandestin, 2020.
[3] Maryse Salles & Gabriel Colletis, « Déconstruire la doxa dominante, construire une pensée politique alternative. Du lien entre les représentations, les principes et les normes », LoSguardo, XIII, 10/2013, pp.391-414.
[4] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.
[5] Jean-Michel Toulouse, Histoire et critique du système capitaliste représentatif, Contre le capitalisme représentatif, la démocratie salariale directe, L’Harmattan, 2017, 2 volumes.