Le Conseil Constitutionnel, ou l’illusion démocratique
Le Conseil constitutionnel est appelé à valider ou censurer tout ou partie de la réforme des retraites le vendredi 14 avril. Dans son livre récemment paru aux éditions Amsterdam, intitulé La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil constitutionnel, Lauréline Fontaine, professeure de droit public, déconstruit les mythes qui entourent cette instance et, sans faire de pronostics, elle émet des doutes sur ce qu’il est possible d’en attendre concernant la contre-réforme des retraites.
Contretemps – Peux-tu revenir sur les principaux enjeux du livre que tu viens de publier ?
Lauréline Fontaine – Mon objectif était tout d’abord de déconstruire l’histoire qui se raconte à propos du Conseil constitutionnel depuis des décennies. Quand il a été créé par De Gaulle, il s’agissait de stabiliser l’exécutif, il n’était pas censé constituer un contre-pouvoir, contrairement aux instances similaires en Europe, qui veillaient à contrôler la loi sur les questions des droits et des libertés. En 1971, après la mort de De Gaulle, une inflexion se produit : le Conseil constitutionnel censure une loi dont l’ambition était de restreindre la liberté d’association, portée par La société des amis de la cause du peuple que soutient Simone de Beauvoir. L’un des membres du Conseil s’appuie sur les autres exemples européens pour souligner qu’il doit lui aussi jouer ce rôle. Une légende se crée alors, entretenue par les présidents successifs du Conseil : il devient ainsi, dans le régime institutionnel français, le garant des droits et des libertés et quand c’est nécessaire, peut s’opposer aux lois.
En réalité, lorsqu’on regarde la jurisprudence, cette réputation est usurpée et c’est ce que je montre dans le livre. Aujourd’hui en 2023, on ne peut pas affirmer qu’il a scrupuleusement et systématiquement opposé la parole constitutionnelle au pouvoir. Il a toujours tendu à valider la parole politique, a accompagné le néolibéralisme. Et je rapporte aussi que c’est d’autant plus problématique si on s’intéresse à la composition du conseil et à son mode de fonctionnement. Contrairement à ce que doit être celui qui revendique la qualité de « juge » dans un État démocratique et un État de droit, le Conseil est partial et il n’est pas indépendant. Il est même sous influences. En d’autres termes, la justice constitutionnelle n’est pas rendue dans les conditions d’une bonne justice.
Contretemps – Comment as-tu travaillé pour établir ce constat ?
Lauréline Fontaine – J’ai réalisé une sociologie des membres du Conseil, rendant compte de la manière dont ils sont nommés et j’ai étudié leurs comportements à partir de leurs témoignages, des comptes rendus des délibérations, des décisions, des données factuelles disponibles autour du Conseil et des différents travaux déjà effectués à son sujet. Par exemple, quand une décision est rendue, on peut voir qui a jugé et qui n’a pas jugé. Quand certains manquent, c’est qu’ils sont absents, ou qu’ils se sont déportés, une différence d’ailleurs qu’il n’a pas toujours été possible d’établir. On peut ainsi fréquemment voir que des noms ne manquent pas, alors même qu’on peut les soupçonner de conflit d’intérêts par rapport à ce qu’ils jugent. Par exemple, Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales de 2018 à 2022, a jugé, aussitôt entrée au Conseil en avril 2022, une loi dont elle avait rédigé la circulaire d’application pour en défendre notamment le principe dont la constitutionnalité était contestée devant le Conseil constitutionnel par l’association Sphynx : elle n’était donc de toute évidence pas dans une situation objective d’impartialité. Et ce type de situation est récurrent au Conseil, parce que les juges ont presque toujours un lien avec les textes et les autorités qu’ils contrôlent.
Aujourd’hui, à propos de la réforme des retraites, est-ce qu’Alain Juppé va se prononcer alors qu’il a été impliqué dans une réforme du même type ? La question peut également se poser à propos de Jacqueline Gourault qui avait porté le premier projet de réforme des retraites alors qu’elle était ministre du gouvernement d’Édouard Philippe en 2019/2020 et déjà sous la présidence d’Emmanuel Macron. Ce type de situation est complètement impensable à l’étranger. Pourtant, le conseil discute périodiquement avec les juridictions étrangères et parvient à entretenir la légende selon laquelle il est lui aussi une véritable cour constitutionnelle. S’il juge souvent en contrariété avec le principe d’impartialité et si une forme de dépendance le caractérise, il se met aussi bien à l’abri des règles déontologiques : il a même censuré la loi qui lui imposait de telles obligations.
En outre, ma démarche a consisté à lire les décisions à l’inverse de ce qui se fait d’habitude : souvent, on met l’accent sur les censures (liberté d’association, loi sur les nationalisations, etc.) mais on ne regarde pas assez ce qu’il ne censure pas, partant du principe qu’il est effectivement un contre-pouvoir. En réalité, à l’examen, on s’aperçoit qu’il laisse passer énormément de choses : il est très sensible à l’argument de l’atteinte à liberté d’entreprendre, mais pas tant aux droits individuels et collectifs qui ne relèvent pas d’enjeux économiques. Si on parle de « détricotage » de l’État social, c’est avec son assentiment chaque fois qu’il en a été saisi.
Et enfin, je reviens sur la manière dont il argumente ses décisions, ou plutôt dont il ne les argumente pas, car en réalité, le Conseil constitutionnel affirme. Au mieux, il choisit les dispositions de la loi et explique ce qu’elles signifient. Au pire, il dit simplement que c’est contraire ou non à la constitution sans expliciter quoique ce soit. Le fait qu’il n’argumente pas révèle qu’il ne rend pas de compte auprès de la population, contrairement aux juridictions étrangères : les décisions du Conseil constitutionnel n’auraient ainsi pas besoin d’être « prouvées », et surtout pas expliquées à ceux qu’elles concernent avant tout, c’est-à-dire les membres du corps politique et social, tout autant, voire par priorité aux autorités qui les font.
Contretemps – On ne peut donc pas savoir, en vertu de ce qui a été fait antérieurement, ce qui pourrait se passer ?
Lauréline Fontaine – Je me refuse à établir des pronostics en vertu de la jurisprudence passée. Ce que je pense c’est qu’il y a un enjeu important à ce que les décisions soient davantage argumentées, et à ce que le Conseil constitutionnel rende des comptes sérieusement au regard de la mission qui lui a été confiée. Dans les délibérations, on trouve des phrases qui affirment que ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail, alors que si, justement, il s’agit bien d’entrer dans le détail, les enjeux étant souvent très importants. De toutes les façons, la lecture des délibérations révèle à quel point le niveau des échanges est faibles. Le Conseil constitutionnel n’offre pas les garanties adaptées qui justifieraient les missions qu’il exerce. La justice constitutionnelle pour être légitime doit remplir certaines conditions : si elle ne les remplit pas, elle ne peut tout simplement pas être qualifiée de justice.
Contretemps – Et au sujet de la réforme des retraites, que peut le Conseil constitutionnel ?
Lauréline Fontaine – La censure totale est rare (moins d’une vingtaine de fois depuis 1959, sur une peu moins de deux milles décisions) : mais elle s’est par exemple produite à propos de la première loi sur les nationalisations. Pour certaines personnes, elle été précurseur de la jurisprudence future validant la doctrine économique néolibérale dont la réforme actuelle est l’un des effets[1]. Mais on pourrait penser à une impulsion de Laurent Fabius, l’actuel président du Conseil constitutionnel, qui pourrait considérer que c’est une opportunité pour réhabiliter le Conseil constitutionnel, très critiqué aujourd’hui. Il dispose de plusieurs arguments juridiques pour cela (l’usage du 47-1, la sincérité et la clarté des débats parlementaires par exemple).
Mais le Conseil est aussi défendu par d’autres et ses membres pourraient prendre appui sur l’idée qu’ils doivent juger indépendamment de tout ce qui se raconte. S’il était un véritable juge, ce serait légitime. En tout état de cause, s’il était amené à censurer tout le texte, il ne faudrait pas voir cette censure comme lui conférant un brevet de légitimité, ni pour le passé, ni pour l’avenir, tant les textes qu’ils laissent passer ont des implications fortes pour le corps politique et social. Je rappelle que pour l’essentiel il n’a pas censuré les derniers textes sur le renseignement ou la sécurité intérieure, à l’instar de la dernière loi d’orientation et de programmation du Ministère de l’Intérieur en janvier dernier (dite LOPMI).
S’il y a, dans le moment présent, une opportunité de rediscuter les conditions de délivrance de la justice constitutionnelle en France, il y a d’autres chantiers à penser : si on en est là, c’est parce que les gouvernants sont étrangers à l’éthique de leurs fonctions, qui consiste à exercer le pouvoir en vertu des limites qui leur ont été fixées. Le Président et le gouvernement pensent les règles constitutionnelles non pas comme des limites mais comme des armes potentielles, et les parlementaires sont plus intéressés par leur mandat que par les intérêts qu’ils portent : dans cette affaire, ils ne sont pas opposés à l’usage de l’article 47-1 pour réformer le système des retraites, et ils n’ont pas voté la motion de censure. Depuis, ils se sont remis au travail, comme si de rien n’était.
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Propos recueillis par Fanny Gallot.
Note
[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2023/04/FONTAINE/65644