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Lucile Quéré, sociologue à l’Université de Lausanne, est l’autrice du livre Un Corps à nous. Luttes féministes pour la réappropriation du corps, paru aux Presses de Sciences Po en mai 2023. Tiré de sa thèse, cet ouvrage porte sur le mouvement féministe de self-help gynécologique qui a émergé dans les années 1970 et connait un renouveau aujourd’hui, marqué dans l’espace francophone par la réédition française de l’ouvrage Notre corps, nous-mêmes en 2020.

L’analyse sociologique de ce courant qui conteste l’emprise médicale sur le corps et la santé des femmes et vise à la réappropriation des savoirs autour de la gynécologie permet à l’autrice d’explorer les pratiques militantes mais aussi les dynamiques sociales qui y sont à l’œuvre. Durant son enquête ethnographique menée en France, Suisse romande et Belgique francophone, Lucile Quéré a observé les normes militantes qui encadrent les ateliers d’auto-observation gynécologique et les formes de politisation qui s’y opèrent. Son livre met au jour les manières dont ces luttes autour de la réappropriation du corps visent à résoudre les conflits autour des contours du féminisme et du sujet politique qui est censé le porter. 

Dans cet entretien réalisé avec Charlène Calderaro, l’autrice revient sur plusieurs aspects centraux de son analyse, notamment le travail militant de politisation au féminisme, les normes qu’il produit, ainsi que la reproduction des rapports sociaux au nom de l’inclusivité.

Contretemps – Comment en es-tu venue à travailler sur le mouvement féministe de self-help pour ta thèse, de laquelle est issue ton livre Un Corps à nous. Luttes féministes pour la réappropriation du corps ?

Lucile Quéré – J’ai d’abord commencé par m’intéresser aux mobilisations sur les violences gynécologiques et obstétricales, qui ont émergé en France en 2015. Portées par des féministes, ces mobilisations développaient une critique de l’emprise médicale sur le corps des femmes qui était alors peu audible. En creusant un peu, j’ai réalisé que cette critique avait une histoire, mais qu’elle était relativement méconnue. Historiquement, la médicalisation de la contraception et de l’avortement qui a accompagné leur légalisation a été célébrée comme une victoire féministe, ce qui a conduit à marginaliser les revendications de certains courants féministes qui s’y étaient opposés dans les années 1970, dont le self-help gynécologique. J’ai commencé ma thèse à un moment où des militantes de ce courant initiaient des récits de leurs luttes passées, à l’instar de Rina Nissim. En parallèle, des chercheuses commençaient à retracer cette histoire, dont Lucile Ruault qui en a tout récemment tiré un très beau livre[1]. Surtout, des militantes contemporaines se mettaient à se réclamer de ces luttes passées et développaient des pratiques féministes autour de la santé afin de contester le contrôle qu’exerçait la médecine sur leur corps. C’est en participant aux ateliers de self-help et de réappropriation du corps qu’elles organisaient que j’ai commencé ma recherche.

Contretemps – Afin d’analyser ces mobilisations en tant que sociologue, tu as mené un terrain basé entre autres sur l’observation participante au sein des mobilisations de self-help. Peux-tu revenir sur l’apport de cette méthode d’enquête ethnographique dans ton travail ? Comment ton engagement en tant que féministe (dans d’autres types de mouvements féministes) a-t-il marqué ta pratique d’observation sociologique ?

Lucile Quéré – Je croise en effet différentes méthodes : travail sur archives, entretiens, observations. Les observations participantes d’ateliers de self-help ont été centrales à certains apports de mon travail. Elles m’ont permis de saisir des processus qui ne peuvent pas être saisis par la méthode historique adoptée par les chercheuses travaillant sur les mobilisations des années 1970. D’abord, les observations ont été un moyen – classique – de mettre en lumière les écarts entre discours et pratiques et de prendre de la distance par rapport au discours des militantes selon lequel ces ateliers sont des espaces dans lesquels les rapports de pouvoir seraient suspendus. Ensuite, l’ethnographie a permis de mettre l’accent sur le travail militant de politisation au féminisme qui est entrepris dans les ateliers de self-help. Je raconte dans le livre que lors du premier atelier auquel j’ai participé, j’ai ressenti un sentiment d’évidence à être là, en tant que femme et en tant que féministe. C’est à force de répéter la participation aux ateliers que j’ai réalisé que la production de ce sentiment d’évidence faisait l’objet de tout un travail de la part des organisatrices, dont les ateliers sont à la fois très scénarisés et extrêmement codifiés. Ce sont les différentes dimensions de ce travail qui font l’objet de mon livre. Enfin, l’engagement ethnographique a été nécessaire à la compréhension d’un répertoire d’action au sein duquel le corps occupe une place aussi centrale et qui a de fait exigé une grande implication physique et émotionnelle de ma part. Mes sensations corporelles, d’osmose comme de malaise ou de dégout, ont été partie intégrante de la fabrication des données et de l’analyse que j’en ai faite.

Contretemps – Peux-tu revenir rapidement sur la composition sociale du self-help : qui sont ces militantes ? À quel milieu politique et professionnel sont-elles socialisées ?

Lucile Quéré – Majoritairement issues de familles de classes moyennes et supérieures blanches, les militantes du self-help gynécologique ont plutôt entre 20 et 35 ans. Elles sont dotées en capitaux culturels et scolaires et se distinguent des militantes des associations féministes étudiées par Sophie Rétif ou Alice Romerio par la forte proportion de celles qui ont suivi des formations dans le domaine de la santé. Elles ont hérité de leurs familles de convictions politiques ancrées à gauche, et certaines d’entre elles se sont vu transmettre le féminisme par leur mère. Elles se reconnaissent néanmoins dans des courants idéologiques du féminisme divers (écoféministe, matérialiste, « féminin sacré » etc.). Elles ont aussi connu des socialisations atypiques au corps et à la santé, à travers la transmission familiale d’un rapport libéral au corps et d’un rapport critique à la médecine conventionnelle, mais aussi, pour certaines d’entre elles, à travers leur pratique professionnelle comme c’est le cas pour celles qui sont artistes performeuses. Elles ont eu des expériences sexuelles et gynécologiques douloureuses qu’elles vivent comme étant au principe de leur engagement en self-help. Elles sont néanmoins souvent passées préalablement par des réseaux politiques et associatifs féministes et/ou d’extrême-gauche. Pour certaines enfin, l’engagement s’est fait par la profession. C’est notamment le cas pour les sages-femmes, qui voient dans le self-help un moyen de réenchanter un métier dont elles ont été déçues car il ne répondait pas à leur attente de pouvoir mettre en pratique leurs dispositions au care.

Contretemps – Ta démarche analytique se distingue de la manière dont sont analysées les mobilisations en sociologie des mouvements sociaux : tu analyses ces mobilisations à travers l’angle du travail militant qui y est réalisé. Qu’est-ce que cette entrée par le travail militant a apporté à ton analyse ?

Lucile Quéré Mobiliser la notion de travail militant n’est pas nouveau dans la sociologie des mouvements sociaux. Cependant, j’ai appliqué cette notion à des activités qui peinent encore à être pensées comme pleinement politiques et font en cela l’objet d’un « déni de travail »[2]. Par exemple, une part importante des activités de self-help consiste à produire l’intimité entre femmes, la concorde et l’attention au particulier, autant de considérations pouvant être vues comme éloignées du militantisme politique, lequel est plutôt associé à la conflictualisation et à la montée en généralité. La notion de travail militant m’a ainsi permis de mettre en lumière un ensemble de pratiques qui auraient aisément pu rester dans l’ombre et, ce faisant, de souligner la place centrale des corps et des émotions dans les processus de politisation.

Cet angle m’a aussi permis d’analyser à nouveaux frais les phénomènes de continuité dans les mouvements sociaux en montrant qu’au-delà des facteurs structurels et organisationnels, mis en lumière par la notion d’abeyance structure de Verta Taylor, et des phénomènes de transmission intergénérationnels, la continuité peut être activement et concrètement produite par les pratiques militantes. Dans le cas du self-help, cela passe par un travail mémoriel intense promouvant l’unité du groupe autour d’un rapport nostalgique aux luttes des années 1970 (organisation de projections de films réalisés dans les années 1970 et 1980, rééditions d’ouvrages phares ou de du féminisme de ces années, etc.). Enfin, l’entrée par le travail militant, en mettant en évidence la division inégalitaire des tâches au sein des collectifs, a été un outil puissant de mise au jour de la reconduction des rapports sociaux dans la conduite de l’action collective.

Contretemps – Tu soulignes, dans le quatrième chapitre, que “les militantes travaillent les participantes au corps pour leur apprendre à faire corps” et à produire des sujets féministes. Peux-tu donner un exemple de la manière dont ce travail s’opère au sein des mouvements de self-help ? 

Lucile Quéré Dans les ateliers de self-help, les animatrices entreprennent tout un travail afin de transformer les participantes en féministes. Ce travail a plusieurs dimensions. J’ai commencé à évoquer que les animatrices passent par les corps et les émotions pour façonner des féministes qui incarnent le principe de libre disposition de leur corps par les femmes. Elles travaillent les émotions des participantes et les émotions entre les participantes en les orientant dans le sens de la confiance, de l’intimité partagée et de la bienveillance.

Par exemple, elles organisent des ateliers en petit groupe et en non-mixité, elles aménagent des lieux chaleureux avec des bougies, du thé et des coussins colorés, elles invitent fortement les participantes à parler en « je » et à partager leurs vécus et leurs émotions. Elles incitent aussi les participantes à performer ensemble le geste de l’auto-observation gynécologique, ce qui donne aux participantes la sensation de ne former qu’« un seul corps ». Comme le résume une militante, faire l’auto-observation en groupe « ça veut dire : mon corps est à moi, mais à elle aussi ». Le corps est ainsi investi par les militantes comme le moyen privilégié de produire un « nous » féministe unifié.

Par toutes ces pratiques, les militantes du self-help produisent un ensemble de normes promouvant la bonne manière d’incarner le féminisme : elles définissent quelles émotions ressentir et comment les partager, quelles relations entretenir avec les autres femmes, et quel rapport entretenir avec son propre corps. Ces attentes normatives prennent parfois la forme d’injonctions fortes et contraignantes et entrent en tension avec l’idéal de « choix » et d’autonomie qui est promu dans ces ateliers.

Contretemps – Ton analyse met également au jour la manière dont les rapports sociaux sont reproduits au sein de ces collectifs féministes. Dans le chapitre 5, tu introduis l’expression de “féminisme inclusif excluant” : peux-tu revenir sur ce qu’elle évoque et sur les pratiques que tu as pu observer à cet égard ?

Lucile Quéré Les militantes que j’ai rencontrées se réclament d’un féminisme intersectionnel, sensible à la diversité des expériences des femmes et aux inégalités qui traversent ce groupe. La manière dont elles font usage du terme révèle qu’elles l’emploient comme un synonyme d’inclusivité : elles entendent contrer la sous-représentation des groupes multi-marginalisés dans leurs collectifs. Le travail émotionnel de production de la bienveillance est investi par les militantes comme un moyen de mettre en œuvre ce féminisme inclusif puisqu’il permettrait de produire des espaces « safe », où les rapports de pouvoir entre femmes ne seraient pas reproduits. Il apparait en fait que ce travail émotionnel masque la reconduction des inégalités dans les collectifs plus qu’il n’empêche leur reproduction. J’ai ainsi pu observer que lorsque des participantes racisées tentaient de se défendre des rapports de pouvoir qu’elles subissaient au sein du groupe, leurs préoccupations étaient mises en sourdine au nom du respect de la culture émotionnelle valorisée dans les espaces de self-help. Plus encore, elles étaient considérées comme déviantes car brisant la norme de bienveillance lorsqu’elles persistaient, et de ce fait exclues du groupe.

Au-delà du travail émotionnel, les militantes du self-help déploient un ensemble de pratiques militantes d’inclusion afin de concrétiser leur adhésion à l’intersectionnalité. Par exemple, elles substituent au mot « femmes » d’autres termes, comme « personnes concernées par la gynécologie » ou « personnes menstruées », et renomment des parties du sexe portant le nom de médecins blancs les ayant « découvertes » de celui des esclaves noires ayant subi leurs expérimentations. En considérant ces pratiques comme un travail, j’ai pu prêter attention à la manière dont il est réparti, assigné ou accaparé. L’analyse de la division du travail d’inclusion m’a permis de montrer que certaines tâches de ce travail sont assignées aux minorités raciales et de genre tout en reposant sur la naturalisation de leurs compétences. Par exemple, il revenait aux personnes racisées de produire un savoir sur l’intersectionnalité et sur la manière dont la race façonnait les expériences médicales des femmes – comme si les expériences des femmes blanches n’étaient pas façonnées par le rapport social de race. Cette division participait à la reproduction d’un ordre militant racial fondé sur une hiérarchie entre des femmes racisées dont l’expérience serait particulière et des femmes blanches dont l’expérience serait universelle. De plus, ce travail de production de savoir était invisibilisé comme tel puisqu’il était considéré que l’accès au savoir sur la race découlait naturellement de la position sociale minoritaire de ces militantes.

Contretemps – Tu notes aussi que, si la question raciale est politisée via l’intersectionnalité, les hiérarchies de classe sont beaucoup moins abordées par les militantes du self-help. Comment as-tu observé cette absence de politisation de la classe et comment l’interpréter ?

Lucile Quéré – En effet, la conception de l’intersectionnalité portée par les militantes du self-help thématise la race et l’identité de genre tout en laissant dans l’ombre la classe – et dans une certaine mesure la sexualité. Par exemple, lorsqu’elles « checkaient leurs privilèges » en entretien ou dans les ateliers – une pratique courante du travail intersectionnel – les militantes s’énonçaient comme blanches, éventuellement comme cisgenre, mais ne déclinaient jamais leur position de classe – pourtant privilégiée. Cette appropriation spécifique de l’intersectionnalité peut être comprise comme découlant de la manière dont la généalogie de la notion se raconte – un récit qui met en son centre le rôle des féministes noires aux États-Unis – et comme une réaction au contexte politique de crispation sur les questions raciales.

Contretemps – Quels horizons politiques vois-tu se dessiner à partir de ces luttes qui partent du corps ?

J’ai montré que la centralité du corps dans les mobilisations féministes contemporaines recouvre une volonté de résoudre les tensions autour des contours du féminisme et de son sujet politique légitime. Le corps est présenté comme ce que toutes les femmes partagent, et donc ce qui pourrait constituer le support d’une lutte commune. À l’heure où le « nous les femmes » est mis en cause par la diffusion des théories queer et intersectionnelles, cet investissement du corps révèle en réalité un désir d’unifier les féministes au-delà des conflits. En mettant l’accent sur la recherche de points communs et de concorde, les militantes réactivent une forme d’universalisme qu’elles disent contester par ailleurs. Afin d’éviter de reproduire cet écueil, il me semble qu’on ouvrirait des pistes intéressantes à essayer de partir de nos différences pour produire du commun et lutter ensemble.

Notes

[1] Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, ENS Éditions, 2023

[2] John Krinsky et Maud Simonet, « Déni de travail : l’invisibilisation du travail aujourd’hui », Sociétés contemporaines, 2012, vol. 87, no 3, p. 5‑23.

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