La critique défaite. Introduction du nouveau livre de Stathis Kouvélakis
Extrait de : Stathis Kouvélakis, La critique défaite. Émergence et domestication de la Théorie critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, 535 pages, 25 €.
Présentation du livre
Qu’en est-il, aujourd’hui, de la Théorie critique ? L’ouvrage de Stathis Kouvélakis propose une plongée dans les séquences cruciales de sa formation, en retraçant la trajectoire intellectuelle de trois de ses représentants majeurs : Max Horkheimer, Jürgen Habermas et Axel Honneth.
Née en tant que réponse à une défaite de portée historique, celle de la gauche face au nazisme, la Théorie critique s’est disloquée de l’intérieur. Horkheimer, confronté à l’isolement de l’exil et au délitement des fronts antifascistes, rompt avec le matérialisme historique et se réoriente vers une philosophie négative de l’histoire. Si le passage aux générations suivantes de l’« École de Francfort » permet un renouvellement, il correspond aussi à une adaptation de la critique à l’ordre existant. Chez Habermas, la critique vise à élargir un espace public régi par les règles de la raison, en faisant fi des contradictions des rapports sociaux ; avec Honneth, la critique devient une thérapeutique du social ayant pour objectif de réparer un monde que l’on a renoncé à transformer. Ainsi, d’une génération à l’autre, la Théorie critique a tourné le dos à l’analyse du potentiel régressif inhérent à la modernité capitaliste. C’est avec ce projet initial que le présent nous oblige à renouer.
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Introduction : trajectoires de la critique
S’il fallait choisir un adage qui serait parvenu à capter en quelques mots la tonalité de notre époque, celui-ci, venant de la plume du critique culturel Fredric Jameson apparaîtrait comme un candidat sérieux : « Quelqu’un a dit qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme »[1]. Analysant l’expérience postmoderne de la temporalité, marquée par l’alternance aléatoire d’intensités et la perte de l’accès à la profondeur historique, Jameson puisait ses références dans les récits dystopiques de la science-fiction de l’après-guerre, ceux de Philip K. Dick, d’Ursula LeGuin et, avant tout, ceux de J. G. Ballard. Ces lignes, écrites en 2003 et reprises à d’innombrables reprises, ont vu leur pertinence confirmée, et même dépassée, par l’évolution des discours qui expriment et façonnent tout à fois notre perception du présent. La fin du monde du monde a cessé d’être le thème relevant du seul genre littéraire ou cinématographique post-apocalyptique. Elle a débordé de la sphère de la culture pop pour devenir un discours politique, journalistique, scientifique, ou se présentant comme tel, et même une discipline à part entière, la « collapsologie », dont l’actuel succès en dit long sur les angoisses de l’époque. La fin du monde a cessé d’être une métaphore, elle est devenue l’objet de l’expérience quotidienne, de plus en plus dominée par l’idée du désastre écologique en cours. La fin du capitalisme, par contre, semble avoir disparue de l’horizon politique et du « sens commun » des humains du 21e siècle, acquis à l’idée d’absence d’alternative à l’ordre social actuel – seules les promesses de bonheur renvoyant celui-ci à l’au-delà paraissent capables de susciter une adhésion de masse.
On peut toutefois se demander si la résonance de ce diagnostic dans la conscience des contemporains n’a pas occulté les interrogations qui imprégnaient sa formulation initiale. Le « quelqu’un » auquel se référait Jameson est un (autre) critique culturel marxiste, H. Bruce Franklin, mais son propos allait dans une autre direction que celle suggérée par cette citation indirecte. Selon Franklin, malgré la justesse de ses descriptions, J. G. Ballard n’a pu remonter « jusqu’aux sources de l’aliénation, de l’autodestruction et du massacre de masse de notre temps »[2]. Il est « resté de ce fait incapable de comprendre l’alternative à ces forces de la mort, le mouvement global de libération humaine qui constitue le principal trait distinctif de notre époque »[3]. Franklin concluait avec en se demandant « ce que Ballard pourrait créer s’il pouvait envisager la fin du capitalisme non comme la fin, mais comme le début d’un monde humain ? ». Jameson lui-même rejoignait cette interrogation, en ajoutant aussitôt à l’adage cité auparavant : « Nous pouvons maintenant réviser cela tenter d’imaginer le capitalisme en imaginant la fin du monde »[4]. En réalité, une telle tentative n’a rien de récent. L’idée d’une marche immanente du monde vers la catastrophe est consubstantielle à l’expérience de la temporalité qui accompagne la modernité, au « tout ce qui existe mérite d’être détruit » de Goethe. La fascination pour les ruines apparaît comme une sensibilité spécifiquement moderne en ce qu’elle révèle non pas tant la nostalgie d’une gloire passée mais la capacité à imaginer le présent lui-même comme une ruine, c’est-à-dire à partir du futur. Dans son Livre des passages, Walter Benjamin voyait dans les visions d’un Paris (ou d’un Versailles) en ruine qui marquent les premiers récits d’anticipation de la littérature française de Louis-Sébastien Mercier et de Jean-Baptiste Cousin Grainville « la conscience obscure de ce que la croissance des villes s’accompagne de celle des moyens qui permettent de les raser »[5]. Cette vision d’un présent déjà réduit à un amas de décombres n’est pas, Benjamin le souligne, la réfutation de celle de l’histoire comme progrès mais son revers complice. Le futur apparaît comme la promesse d’un progrès désormais possible, capable d’éliminer les causes du malheur et de l’oppression, mais aussi comme une force dissolvante, qui peut rendre vains jusqu’aux efforts de ceux qui agissent pour réaliser d’un tel but. La conscience moderne fait ainsi l’expérience de la négativité qui accompagne la perception de l’histoire comme le résultat des actions humaines. Mais cette expérience tourne court, car elle fait immédiatement basculer le présent dans le passé. Plus exactement, elle le transforme en souvenir d’un futur qui n’est pas encore advenu, et lui dérobe ainsi la possibilité d’une action qui investit le monde et le transforme. En ce sens, la prégnance actuelle de représentations post-apocalyptiques n’est pas tant l’indice d’un effondrement de l’idéologie du progrès qu’un moment de son accomplissement. Il n’est donc nullement surprenant qu’elle s’accompagne d’une montée de formes d’euphorie technophile, du culte de l’internet à celui des neurosciences, avec des variantes aussi bien de droite (le transhumanisme) que de gauche (« l’accélérationnisme »). Toutes deux se rejoignent pour faire du présent l’objet d’une histoire privée de la possibilité d’une action transformatrice, révélant ainsi la solidarité inavouée du « progressisme » et du « catastrophisme ». C’est à une telle vision pétrifiée du présent que Benjamin s’opposait en appelant à rompre avec l’idéologie du progrès inhérente à sa vision futuriste.
Le blocage du présent renvoie à une situation où, pour reprendre la formulation de Franklin, « le mouvement global de libération humaine » n’apparaît plus comme « le principal trait distinctif de notre époque », donnant raison au pessimisme de Ballard sur son critique marxiste. La question qui se pose dès lors est celle du processus qui a conduit à ce résultat. Mais elle ne peut réellement se poser que si, rejetant les conceptions réifiées, on se confronte à l’ouverture de l’histoire, à ce mélange de contingence et de conditionnement, de liberté et de nécessité, dans lequel s’inscrit l’action des hommes qui la font – toujours au présent. Pour le désigner un mot s’impose : celui de défaite, défaite d’un cycle long de combats pour l’émancipation dont les effets pèsent de tout leur poids sur le cerveau des vivants. Chaque image d’apocalypse imminente ou d’ingénierie technologique conquérante témoigne de cette défaite mais aussi d’une volonté acharnée d’en refouler l’histoire pour en effacer jusqu’à la mémoire.
Dans un ouvrage précédent[6], nous avions essayé de réfléchir sur cette situation de défaite en remontant ce cycle jusqu’au moment où se noue le rapport entre modernité et révolution, lorsque l’événement révolutionnaire fondateur se réfléchit dans la théorie, mais à distance de son lieu d’origine, dessinant la géopolitique d’où émerge, de l’intérieur de la constellation du radicalisme post-hégélien, la figure singulière de Marx. Nous nous proposons dans celui-ci de suivre un chemin plus direct, en abordant, toujours sous l’angle de la théorie, le moment clé de la défaite qui coupa en deux le « court vingtième siècle » dont parle Eric Hobsbawm : la montée au pouvoir du nazisme dans le pays de Goethe, de Hegel et de Marx et l’écrasement du mouvement ouvrier le mieux organisé d’Europe, resté jusqu’au bout impuissant face à l’enchaînement des événements qui ont conduit à ce désastre inouï. Un groupe d’intellectuels atypiques décide pourtant de relever le défi. Marxistes, mais sans attaches partidaires (à quelques exceptions près), hostiles à la socialdémocratie mais sévères à l’égard du dogmatisme et du sectarisme suicidaire du parti communiste allemand, ils sont basés à Francfort, dans un Institut indépendant, financé par le legs d’un mécène gagné aux idées socialistes, aux marges d’un monde universitaire profondément conservateur. Ils perçoivent l’exceptionnelle gravité de la situation comme révélatrice d’une crise radicale de la théorie qui a guidé l’action des forces organisées du prolétariat allemand, en d’autres termes du marxisme. Préservant, dans des conditions improbables, l’existence de cet Institut dans l’exil européen et, bientôt, étatsunien, ils poursuivent, sous la direction de Max Horkheimer, un projet collectif et interdisciplinaire, structuré autour de cette question : comment cette défaite est-elle survenue, quels sont les facteurs qui expliquent qu’au lieu de l’issue socialiste, la crise du capitalisme et de la domination bourgeoise aboutisse à la prise du pouvoir par le nazisme, laissant ses adversaires de droite comme de gauche dans un état de sidération ? Comment expliquer cette barbarie inédite surgissant des entrailles d’une société bourgeoise européenne développée, fière de sa culture et dotée de l’une des constitutions les plus démocratiques du continent ? Laissant en suspens les tâches immédiatement politiques et pratiques, auxquels, par sa situation « hors-sol », il considère ne pas pouvoir donner de véritables réponses, le groupe se tourne vers un programme de recherche totalisant et, par nature, interdisciplinaire. Il s’agit mettre en lumière les tendances profondes qui ont conduit à ce dénouement : celles qui, en mobilisant les ressources du psychisme et de la culture, ont façonné la subjectivité et préparé le terrain à l’émergence du fascisme comme mouvement de masse. Pour autant, les transformations des conditions objectives ne sont pas laissées de côté : théorie des crises, analyse de la nouvelle étape du capitalisme, nature de l’Etat et des classes sociales, c’est à une compréhension matérialiste et historique de la totalité sociale qu’il s’agit de parvenir, avec la critique marxienne de l’économie politique comme fil directeur. L’idée rectrice est que, loin d’être une aberration de l’histoire, ou un corps étranger à la modernité bourgeoise, le fascisme révèle une possibilité inhérente au capitalisme mais qui ne manifeste que dans des conditions de crise exacerbée de la domination de classe et de rivalité entre puissances impérialistes, sur fond de défaite et d’impuissance du mouvement ouvrier. Là où la doctrine officielle des partis communistes, peu différente sur le fond des visions libérales et socialdémocrates, y voit un élément « archaïque » et « rétrograde », la Théorie critique discerne dans le fascisme une expression des tendances les plus modernes du mode de production et des techniques de mobilisation des masses mises au service de leur propre oppression. Un aphorisme de Horkheimer en donne une formulation condensée : « « celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme »[7].
Pendant une décennie, ce programme donna lieu à un ensemble de travaux individuels et collectifs, dont l’essentiel est regroupé dans la revue de l’Institut (la Zeitschrift für Sozialforschung), et qui ont acquis le statut de classiques dans les sciences sociales et la pensée radicale – même si leur statut au sein de la tradition marxiste demeure incertain. Toutefois, loin de suivre une progression linéaire, la mise en œuvre du projet s’est rapidement heurtée à des difficultés – d’ordre à la fois interne et externe – qui se sont révélées insurmontables. Elles ont entraîné l’abandon progressif de l’entreprise par son maître d’œuvre, Max Horkheimer, et à la dislocation du collectif de recherche qui l’a porté – non sans avoir entre-temps livré des contributions majeures, comme autant de pierres d’attente d’une construction interrompue. Certes, l’Institut survivra et connaîtra une sorte de deuxième vie après son « retour » à Francfort, préservant un lien symbolique qui permettra par la suite au label « école de Francfort » d’émerger et d’imposer l’idée d’une continuité avec ce qui est désormais désigné comme « la première Théorie critique ». Cette reconstruction ne saurait toutefois occulter le gouffre qui sépare le projet d’avant-guerre de tout ce qui s’est fait sous le vocable de « Théorie critique » au cours de la période qui a suivi. C’est à l’analyse des causes qui ont conduit à cette issue et à quelques-unes de ses conséquences sur la longue durée que nous consacrerons les développements de cet ouvrage. Notre hypothèse est que l’analyse de ce basculement peut éclairer l’ensemble de la trajectoire de la théorie qui a partie liée avec le projet de l’émancipation sociale au cours du dernier siècle et contribuer à clarifier les conditions de sa reconstruction. Elle s’ordonne autour de la question du rapport entre la théorie et la défaite du mouvement historique dont elle s’est voulue l’expression réflexive et au développement duquel elle entend contribuer.
Cette question est, bien entendu, plus large que celle de la trajectoire suivie par ce groupe ou par ses membres pris de façon individuelle. Dans un essai des années 1970, Perry Anderson a défini le trait distinctif de la vaste constellation de penseurs qu’il a regroupé sous le nom de « marxisme occidental » comme « le produit de la défaite », celle des classes ouvrières d’Europe occidentale à mener une révolution socialiste au cours de la période ouverte par Octobre 1917[8]. Les œuvres qui en sont issues sont toutes le fruit de « situations politiques d’isolement et de désespoir », à commencer par celle qui, selon Anderson, fonde cette tradition, Histoire et conscience de classe de Lukacs[9]. En ce sens, la « première Théorie critique » est le cas paradigmatique du « marxisme occidental » – et de ce qui le différentie du marxisme « classique » (celui des fondateurs et du mouvement socialiste d’avant 1914), à savoir sa séparation d’avec la pratique du mouvement ouvrier –, et le pessimisme politique qui en découle. Voilà donc un premier argument qui plaide en faveur de notre hypothèse. D’autant, que, si elle se conforme à ce premier critère, la Théorie critique des années 1930 s’écarte assez sensiblement du reste de la typologie proposée par Anderson : résolument interdisciplinaire, elle ne s’est pas limitée à la philosophie et à la culture, même si ces domaines ont fait l’objet d’une attention particulière. Parcourir les pages de la revue de l’Institut – la Zeitschrift für Sozialforschung – permet de prendre la mesure du sérieux avec lequel la dimension interdisciplinaire et intégrée du projet fut mise en œuvre, qui en fait un cas sans doute unique dans l’histoire du marxisme et, plus largement, de la pensée critique contemporaine. Les débats autour des crises, du « capitalisme d’Etat », des classes (et de la formation empirique de leur conscience) et de l’Etat hitlérien montrent que les questions de l’économie et de la politique ont occupé une place majeure dans l’élaboration collective. Pourtant, si elle mérite d’être nuancée, la thèse d’Anderson a toutes les chances de se trouver validée dans son aspect principal : la séparation d’avec la pratique et les forces sociales censées en être le destinataire fut bien le punctum dolens de la Théorie critique, celui sur lequel le projet a trébuché selon des modalités qu’il s’agira de cerner de près. A ceci près toutefois que ce passage à la limite a entraîné la rupture avec le marxisme tout court et pas simplement avec sa forme « classique » ou avec l’orthodoxie des courants du mouvement ouvrier contre lesquelles la Théorie critique s’était de toute façon d’emblée constituée.
Les conséquences se sont révélées considérables. Leurs effets débordent le cadre de ce que désignent les termes de Théorie critique, ou d’école de Francfort, et demeurant toujours actifs dans le paysage intellectuel contemporain. Selon Anderson, le marxisme occidental était marqué par une tension interne entre un pessimisme politique (le terme « sens du tragique » aurait sans doute davantage convenu) marqué du sceau de la défaite et son refus du réformisme et de la « capitulation face au capitalisme triomphant », à l’opposé d’un Kautsky ou d’autres théoriciens de la IIe Internationale, pourtant bien plus liés au mouvement ouvrier de leur époque[10]. A cet égard, la position de ce qui a continué à s’appeler « Théorie critique », ou à être désignée ainsi, après le moment de rupture avec le projet initial relève d’une configuration bien plus complexe. L’éclatement du groupe a eu pour effet immédiat l’individualisation des parcours. Pour le tandem emblématique Horkheimer-Adorno, l’abandon de la perspective révolutionnaire s’est fait avec beaucoup de mauvaise conscience. Il en a résulté une mélancolie, devenue la « marque de fabrique » du courant francfortois, qui n’a pas empêché le premier d’opter pour un ralliement résigné au camp occidental, tandis que le second a persisté dans une attitude hautement idiosyncratique, solitaire et élitiste, de refus intransigeant de la réconciliation avec l’ordre existant. Marcuse est par contre resté dans la continuité de l’impulsion initiale – tout comme (avec moins de flamboyance) Leo Löwenthal – pour devenir une figure emblématique du radicalisme estudiantin des années 68 et entrer en conflit frontal avec ses anciens amis rentrés à Francfort. Les membres périphériques du groupe ont suivi des trajectoires contrastées, certains rejoignant le mainstream des sciences sociales (Kirchheimer, Neumann), d’autres devenant des croisés de l’anticommunisme (Wittfogel, Borkenau), Grossmann et Guterman s’écartant davantage encore du reste, le premier en optant pour un poste universitaire en République Démocratique Allemande, le second basculant vers le mysticisme juif.
Un centre de gravité s’est néanmoins maintenu, lié à l’Institut reconstitué à Francfort en 1951 sous la direction de Horkheimer, et devenu de la sorte dépositaire d’une légitimité et d’une continuité au moins symboliques. Soutenu par les autorités d’occupation américaines et pleinement intégré dans le système universitaire de la République de Bonn, cet Institut n’a toutefois que peu à voir avec celui créé par Felix Weil en 1923 et dont Horkheimer prit la direction sept ans plus tard. Ilot « de gauche » dans le contexte de restauration de l’ère d’Adenauer et du miracle économique, il n’en était pas moins partie prenante de l’entreprise de « rééducation démocratique » qui a accompagné l’intégration de l’Allemagne fédérale dans le camp occidental. Dans son ouvrage classique sur l’histoire de l’école de Francfort, Rolf Wiggershaus a pu le désigner comme l’« ornement d’une société de restauration »[11], un jugement sans doute excessif, qui sous-estime son rôle de lieu-refuge pour toute pensée qui s’écartait du conservatisme étouffant de l’université et de la société ouest-allemandes de l’ère du « miracle économique ». L’évolution de Horkheimer, qui n’a accepté qu’à contrecœur (et parce qu’ils faisaient déjà l’objet de nombreuses éditions pirate) la republication de ses essais d’avant-guerre, est une expression frappante de cette mutation. Nonobstant l’intransigeance spéculative d’Adorno, se créent alors les conditions d’émergence d’une version « domestiquée » de la Théorie critique, adaptée à l’environnement politique et intellectuel ouest-allemand et occupant une place excentrée mais légitime dans le milieu universitaire. Cependant, si le terme « école de Francfort » apparaît au cours des controverses des années 1960, en particulier celle autour du positivisme dans laquelle s’illustra Adorno, il n’a pris son sens actuel qu’à partir du moment où une « seconde génération » est apparue, ou plutôt lorsqu’elle fut reconnue et nommée comme telle. En d’autres termes, lorsque Habermas, dont les liens organiques avec l’Institut furent de courte durée et le rapport intellectuel avec la Théorie critique au mieux latéral, a été considéré comme l’héritier et le continuateur de cette tradition. Ainsi reconstruite, « l’école de Francfort » a vu a pris sa trajectoire suivre un tracé bien précis, et toujours en cours, qui est celui d’un mouvement de déradicalisation. En construisant sa version de Théorie critique, Habermas approfondit la rupture déjà accomplie avec le projet initial, en particulier avec la critique marxienne de l’économie politique. Mais, en proposant une issue à ce qu’il perçoit comme l’impasse de l’orientation du tandem francfortois après la guerre, il en reprend aussi certains éléments – avant tout à commencer par l’ambition d’une théorie interdisciplinaire de la société. Rejetant le « négativisme » consigné dans la Dialectique de l’Aufklärung et prolongé dans l’œuvre ultérieure d’Adorno, il arrime solidement son entreprise aux valeurs du libéralisme politique et mise sur le potentiel démocratique du régime instauré par la loi constitutionnelle de 1949 qui fonda la République fédérale. Il s’engage ainsi nolens volens dans un jeu complexe de de captation d’héritage et d’infidélité assumée, qui fait sans doute la substance active de toute « école de pensée », et ouvre la voie à l’émergence d’autres « générations », qui se chargeront de réitérer l’opération.
Cette trajectoire théorique relève assurément d’une histoire particulière, celle de la République Fédérale d’Allemagne, devenue, à partir de 1990, celle de l’Allemagne unifiée. Elle s’inscrit néanmoins dans une tendance générale qui a vu, à partir du milieu des années 1970, la déradicalisation du paysage intellectuel du monde occidental – une tendance qui s’est accentuée avec l’effondrement du « socialisme réel » et le tournant capitaliste de la Chine. Le paradoxe qui a actuellement cours, selon lequel des « pensées critiques » s’épanouiraient à l’abri d’un monde universitaire devenu leur dernier refuge suite à l’effondrement des mouvements révolutionnaires du siècle dernier est largement apparent. Car ce qui caractérise ces « pensées critiques » – à l’exception de certaines figures, très minoritaires, de l’anticapitalisme, presque toujours d’inspiration marxiste et/ou libertaire –, c’est précisément leur absence de mise en cause générale de l’ordre social et politique actuel, en d’autres termes l’évidement de leur dimension critique, à moins que ce terme ne désigne désormais tout autre chose qu’à l’époque de Kant ou de Marx. Si elles représentent bien l’« hémisphère gauche » dans l’espace intellectuel contemporain[12], c’est, pour citer un texte plus récent de Perry Anderson, parce que la réaction prédominante de la gauche à la nouvelle conjoncture historique est celle de « l’accommodement » : « à l’heure de son triomphe général, le capitalisme a convaincu nombre de ceux qui croyaient naguère qu’il était un mal évitable qu’il est, tout compte fait, un ordre social nécessaire et globalement salutaire »[13]. La fortune qu’a connu le terme de « critique » au sein du monde universitaire, en particulier celui de l’aire anglophone, est liée à ce processus. La diffusion de l’« école de Francfort », dans la vision reconstruite à partir de l’émergence de Habermas et de ses épigones comme ses héritiers légitimes, en est une composante importante – bien que non exclusive. Son rôle a consisté à proposer une notion « immanente » de critique selon laquelle il s’agit de porter un jugement sur le monde social fondé normativement sur les principes dont celui-ci se réclame (la discussion rationnelle, les procédures démocratiques, les droits humains etc.) mais ne respecte pas toujours. Il devient alors possible de critiquer des aspects des rapports sociaux existants sans remettre en cause leurs fondements. Dès lors, le projet d’émancipation consiste à travailler les potentialités encore inexploitées de la société actuelle, qu’il s’agit d’interpeller à partir de ses propres normes de légitimation, dont la « critique » ainsi comprise se charge de fournir l’interprétation adéquate. Et si les écarts persistent, c’est que le processus est resté inachevé, en attente de sa reprise. Au bout du compte, la critique aidant, la société ne peut pas ne pas se conformer à son concept, et donner corps à ses promesses. Révoquant le questionnement fondateur de la Théorie critique, le fascisme est ainsi vu comme une parenthèse régressive sur la route de la modernité. Les moments de crise systémique et d’exacerbation de la conflictualité sociale au sein même des métropoles capitalistes sont ramenés à des différends solubles dans le cadre de la normalité libérale. Ni souhaitable, ni réalisable, voire même nocive, l’idée de remonter à la racine des maux pour « renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable » en quoi consiste la tâche de la radicalité critique ainsi que Marx la définissait[14], est mise au rebut de l’histoire. Evacuant l’antagonisme, la « critique » se condamne dès lors à une position de subalternité à l’égard des visions dominantes et d’impuissance face à un monde qui refuse de se soumettre à leur interprétation rationnelle.
Pour ceux qui considèrent que l’histoire n’est pas arrivée à son terme, une telle évolution ne saurait rester sans réponse. Car tant que ces idées prédominent, l’ordre existant n’a rien à craindre des « pensées critiques ». Bien au contraire, il y trouve un moyen de canaliser à moindres frais les énergies contestataires que ne manque pas de susciter le spectacle d’une humanité plongée dans la spirale destructrice de l’accumulation capitaliste et des ambitions impériales. C’est à une rupture avec cette « critique » là que cet ouvrage entend contribuer, pour dégager les conditions d’une radicalité à la hauteur des espérances vaincues et des possibilités du présent.
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On l’aura compris, cet ouvrage ne se propose pas d’écrire une « histoire de la Théorie critique ». A l’évidence, celle-ci ne saurait se réduire aux trois figures sur lesquelles nous porterons notre focale. Le projet initial comportait d’autres possibilités, qui, nous l’avons dit, ont donné lieu à des trajectoires individuelles contrastées, et souvent divergentes, au sein même du groupe historique. Il en est de même pour l’héritage de la « Théorie critique », plus diversifié qu’on ne le croit souvent. Si elle est dominante, du fait notamment de son poids institutionnel et de la visibilité internationale dont elle bénéficie, la lignée Habermas-Honneth dont il sera question dans les pages qui suivent n’est pas la seule. Le courant de sociologie critique « d’Iéna » (Hartmut Rosa, Klaus Dörre, Stephan Lessenich), les « Nouvelles lectures de Marx » (Hans-Georg Backhaus, Michael Heinrich), la théorie de la domination sociale de Moishe Postone, pour n’en citer que quelques-unes, sont autant d’entreprises qui se réclament toutes, selon des modalités et à des degrés divers, de l’héritage de la Théorie critique dans un sens plus proche du projet initial que de celui de la « deuxième » ou « troisième » génération. Par ailleurs, de nombreuses études d’ensemble sur « l’école de Francfort » ayant vu le jour au cours des dernières décennies, celles de Martin Jay et de Rolf Wiggershaus faisant autorité, il nous a semblé peu pertinent d’en ajouter une de plus.
A vrai dire, au risque de friser le paradoxe, notre objet n’est pas à proprement parler la Théorie critique mais, plus largement, le rapport entre théorie et une situation historique déterminée, celle de défaite du mouvement d’émancipation dont la théorie en question se veut l’expression. La tradition francfortoise nous est apparue comme un cas paradigmatique d’une telle séquence : née en tant que réponse à une défaite de portée historique, la Théorie critique a été rattrapée par ses conséquences, et s’est délitée de l’intérieur. Cet échec a marqué la fin d’un cycle mais aussi le début d’un autre. Suivre l’une des trajectoires qui en ont résulté permet de suivre, sur le plan théorique, les effets d’une défaite dans la longue durée. De retracer, en l’occurrence, l’émergence, à travers un processus complexe de rupture et de continuité reconstruite, d’une version « domestiquée » de théorie, et d’en évaluer les effets. Pour ce faire, il convient de prendre tout à fait sérieux le fait que cette théorie continue à s’affirmer comme « critique » et d’éclaircir la signification qu’elle est parvenue à donner, si ce n’est à imposer, à ce terme.
De cette perspective découle le choix des angles d’approche et de méthode.
Commençons par quelques éléments sur la méthode. Elle se veut résolument historiciste, au sens de la philologie enchâssée dans l’« historicisme absolu » de Gramsci. Historiciser la théorie ne signifie pas céder au relativisme, qui réduit les concepts aux conditions extérieures (en particulier sociologiques) de leur apparition, ni à voir dans l’histoire un tribunal appelé à se prononcer sur la vérité de la théorie. Il s’agit plutôt de concevoir les constructions théoriques comme des réponses actives à des situations historiquement déterminées, situations dont elles s’emparent pour en révèlent des contenus de vérité qui transcendent les conditionnements dont elles sont issues tout en en portant la marque indélébile. Ce principe est bien entendu valable pour le présent travail, et l’objet de cette introduction consiste à expliciter, autant que faire se peut, la position subjective de celui qui l’entreprend. La méthode vise à saisir la dimension politique immanente à la théorie, en éclairant le moment transformateur qui lui est immanent dans sa spécificité conceptuelle et son inscription historique. Soucieuse d’éviter l’unilatéralité des lectures strictement « internalistes » ou « externalistes », elle s’efforce d’élaborer les médiations qui permettent de comprendre le contexte (discursif et extra-discursif) comme intérieur au texte, et celui-ci comme une intervention visant à travailler les contradictions déterminées d’une conjoncture. En ce sens, elle assume l’exigence que Horkheimer attribuait à la « théorie critique » en tant qu’elle se différencie de la « théorie traditionnelle », à savoir comprendre la texture profondément historique de toute théorie sans perdre de vue son contenu de vérité. Ce qui signifie aussi, que même lorsqu’elle s’engage dans une opération visant à activer des lignes de clivage, l’analyse ne considère pas les théories auxquelles elle se confronte comme autant d’erreurs, ou d’aberrations, mais comme des réponses unilatérales ou limitées, dont elle s’efforce de comprendre la rationalité propre et le caractère de nécessité dans une situation donnée. L’universalité ne se présente pas au monde telle Athéna sortant de la tête de Zeus mais comme le résultat de son tourment interne, des luttes qui font la substance de chaque moment historique.
Une double conséquence en découle : tout d’abord, bien que l’ouvrage porte la focale sur trois figures du courant « francfortois », il s’est efforcé d’éviter le « francfortocentrisme » qui caractérise l’essentiel, sinon la totalité, de la littérature consacrée à ce champ intellectuel. Certes, le caractère collectif de l’entreprise, l’intensité des échanges et des transferts de problématiques entre les participants, les relations complexes de rupture et de continuité entre diverses couches de matériaux ou entre « générations » poussent inévitablement dans une telle direction. Nous avons cependant essayé de décentrer le récit, ce qui nous semble l’effet propre de la démarche philologique-historiciste, qui ne perd jamais de vue l’horizon de la totalité historique. Ainsi, dans la partie consacrée à Horkheimer, nous avons suivi non seulement son activité au sein de l’Institut mais aussi son rapport, qui appelle souvent un travail spécifique de déchiffrement, avec l’environnement plus large de l’émigration antifasciste et des débats au sein de la gauche politique et intellectuelle de l’époque. Nous avons également tenu à replacer avec une certaine précision Habermas et Honneth dans les spécificités socio-politiques de l’Allemagne fédérale, de son modèle économique, de son cadre institutionnel et des mouvements sociaux qui ont marqué certains moments de son histoire récente.
La deuxième conséquence concerne le statut de ce travail, que nous avons voulu délibérément hybride, à mi-chemin entre l’histoire des idées et l’exigence d’un travail sur les concepts. Ce choix découle d’un parti pris de fond, indissociable de notre compréhension du matérialisme historique. A notre sens, la théorie historico-matérialiste ne peut se présenter comme un système définitif, ou un ensemble de concepts présentés de façon axiomatique, même si elle comporte, de nécessité interne, une dimension de systématicité et un moment d’abstraction conceptuelle. Mais elle ne peut s’élaborer que par une activité de critique immanente du « sens commun » et de la « grande théorie » de son époque, qui pointe vers ses tendances profondes, dont elle fait le pari qu’elles sont transformables.
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Il est, enfin, d’usage de clore une introduction par une présentation de l’organisation de l’ouvrage, tâche qui semble dans le cas présent d’autant plus nécessaire que celui-ci forme un ensemble volumineux. Le plan d’ensemble en est toutefois fort simple.
La première partie est consacrée à l’architecte de ce projet intellectuel et celui qui, dès avant les événements fatidiques de 1933, préside d’une main de fer aux destinées de l’Institut : Max Horkheimer. C’est lui qui forge son nom propre, promis à un brillant avenir : Théorie critique. Et surtout, bien au-delà du rôle institutionnel auquel il est souvent réduit, il en trace également, par ses constantes interventions dans la revue de l’Institut, les orientations rectrices. C’est dans ses essais qu’il faut chercher les textes méthodologiques fondateurs et les linéaments de cette anthropologie historique de l’ère bourgeoise qui sert de cadre général au projet interdisciplinaire. C’est donc la trajectoire de Horkheimer qui permettra de comprendre le mouvement par lequel ce projet se déploie, entre en crise et se défait sous l’effet combiné de ses contradictions internes, des conditions imposées par l’exil et de l’évolution d’une conjoncture qui semble signer la perte de tout espoir.
Les deux parties qui suivent nous transportent dans l’Allemagne de l’après-guerre, celle qui émerge des décombres du nazisme et de l’occupation de la majeure partie du pays par les Alliés occidentaux. Une césure radicale sépare cette Allemagne de celle de la période weimarienne : les courants révolutionnaires du mouvement ouvrier, l’effervescence des avant-gardes artistiques et intellectuelles, les convulsions sociales et politiques d’une société en proie à d’insolubles contradictions appartiennent à un monde définitivement englouti. Seul le régime social demeure inchangé, et une bonne partie de ses élites politiques et économiques, restauré sous la tutelle des occupants occidentaux dans un contexte de tension alimentée par la division du pays et la guerre froide commençante. L’entreprise de refoulement du passé nazi peut dès lors se déployer librement, sur fond de prospérité économique et de consensus politique. Le régime de la République fédérale, le premier à assurer une démocratie parlementaire stable dans l’histoire du pays, est la résultante de ces coordonnées. Il se présente comme la combinaison d’un ordre constitutionnel basé sur une légitimité procédurale, et le refoulement de la souveraineté populaire, et d’un modèle économique largement façonné par la doctrine ordolibérale de l’« économie sociale de marché ».
C’est de cette société normalisée qu’émerge le projet habermassien en tant que projet de démocratisation immanent à ces mêmes réalités institutionnelles, économiques et culturelles. Pour sortir de l’impasse d’une théorie qui, à défaut d’une introuvable perspective révolutionnaire, se cantonne dans la négativité, Habermas cherche à restituer à « critique » une dimension « pratique ». Mais il comprend celle-ci dans un sens kantien : comme recherche d’un principe normatif capable d’orienter une action allant dans le sens l’élargissement d’un espace régi par les règles de l’usage public de la raison. Ce quasi-transcendantal se veut cependant davantage qu’une idée régulatrice à la Kant. Il s’agit de l’ancrer dans des formes de socialité présentées comme empiriquement accessibles et issues d’un développement historique. Habermas les situe d’abord dans les formes de l’espace public de l’ère libérale, puis dans les fondements anthropologiques de l’intersubjectivité, et finalement dans celles d’un agir communicationnel structuré par les actes de langage et leurs présupposés normatifs. Mais sa recherche n’aboutit qu’à une transcendance faible, dénuée de prise sur le monde social soumis à l’emprise de mécanismes systémiques dont la logique n’est pas questionnée dans son principe mais seulement dans son extension. Les dimensions du conflit et les moments d’éclatement des contradictions, des révolutions et des contre-révolutions, sont refoulées. La théorie oscille dès lors entre idéalisation de l’existant et incantation face un réel peu enclin à se conformer à un idéal engoncé dans le formalisme. L’ambition pratique se retourne en impuissance et la critique peine à se distinguer d’un discours de légitimation d’un ordre libéral pourtant en proie à une crise profonde.
L’émergence d’une « troisième génération », sous la houlette d’Axel Honneth, auquel est consacrée la dernière partie, signale le passage à l’ère des épigones. Gestionnaire habile de la tradition francfortoise, Honneth aménage le cadre habermassien en renouvelant, sur un mode dérivé, l’opération de démarcation et de continuité. La théorie s’affirme comme élaboration de ressources normatives immanentes à la socialité humaine et au développement historique, mais la recherche se déporte des présupposés des actes de langage vers les affects originaires de l’intersubjectivité. Au « paradigme du langage » de Habermas succède celui de la « reconnaissance ». Celle-ci est comprise comme une lutte mais une lutte qui, à l’instar de l’idéal-type de la situation langagière de Habermas, présuppose l’entente ancrée dans la relation de reconnaissance originaire et validée par des normes institutionalisées. La lutte est donc réaction aux « pathologies » qui viennent perturber le socle normatif immanent aux interactions sociales. Ces pathologies sont donc dépassables moyennant un conflit normatif portant sur l’interprétation adéquate des principes institués et créant des conditions supérieures de reconnaissance intersubjective. Le conflit apparaît comme le moteur d’un progrès moral qui se déploie tout au long des étapes juridiques et institutionnelles de la modernité. Avec Honneth, la critique devient une thérapeutique du social : changer le monde revient à le réparer. L’amour et l’empathie sont hissés au rang de principes moteurs chargés de ressouder une cohésion sociale déliquescente et des formes de souffrance. Sur fond de bonne conscience morale s’efface ainsi la dernière trace d’irréductibilité à l’ordre existant qu’incarnait encore, par son formalisme abstrait même, l’idée habermassienne d’une communication sans domination. La domestication de la théorie semble ainsi avoir rejoint son concept.
Notes
[1] Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, II/21, 2003, p. 10.
[2] H. Bruce Franklin, « What Are We to Make of J. G. Ballard’s Apocalypse ? », in Thomas D. Clareson (dir.), Voices for the Future, Bowling Green Popular Press, Bowling Green Ohio, 1979, p. 82-105 – disponible sur jgballard.ca/criticism/ballard_apocalypse_1979.html – consulté le 28 juillet 2019.
[3] Ibid.
[4] « Future City », art., cit., p. 10.
[5] Walter Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle. Le livre des passages, Cerf, Paris, 2002, p. 122.
[6] Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution. De Kant à Marx, La fabrique, Paris, 2017 (1ère édition PUF, Paris, 2003).
[7] Max Horkheimer, « The Jews and Europe » [Les Juifs et l’Europe] (1939), Trad. française (modifiée) : « Pour comprendre le fascisme », Esprit, n° 17 (5), mai 1978, p. 63.
[8] Perry Anderson, Considerations on Western Marxism, Verso, Londres, 1989 (1ère édition 1976), p. 42.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 93.
[11] Rolf Wiggershaus, L’école de Francfort. Histoire, développement, signification, PUF, Paris, 1993, p. 437.
[12] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, Paris, 2013 (1ère édition 2010).
[13] Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, II/1, 2000, p. 8.
[14] Karl Marx, L’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, trad. S. Kouvélakis, Ellipses, Paris, 2000, p. 14.