Lire hors-ligne :

Depuis l’aube du capitalisme, les biens communs ont été systématiquement remis en cause par la classe capitaliste dans sa logique de marchandisation et d’appropriation privée. Parmi les objectifs poursuivis par les capitalistes quand ils ont commencé à investir dans les manufactures en Europe il y a plusieurs siècles : supprimer des sources vitales de subsistance à la plus grande portion possible de la petite paysannerie qui constituait de très loin la plus grande partie de la population afin de les contraindre à aller en ville et à accepter de travailler pour un salaire de misère dans les manufactures des capitalistes. Parmi les objectifs poursuivis dans les pays des autres continents soumis à la conquête des puissances européennes : voler les terres des populations locales, leurs matières premières et donc aussi leurs ressources vitales, installer des colons et contraindre les populations au travail forcé. 

* * *

Du 16e au 19e siècle, les différents pays dont les économies ont progressivement été dominées par le système capitaliste ont connu un vaste processus de destruction des biens communs. Des auteurs comme Karl Marx (1818-1883) dans le livre 1 du Capital [1], Rosa Luxemburg (1871-1919) dans son livre L’Accumulation du Capital [2], Karl Polanyi (1886-1964) dans La Grande transformation [3], Silvia Federici (1942) dans Caliban et la Sorcière [4] l’ont mis en exergue. Le très beau film de Raoul Peck sur le jeune Karl Marx [5] commence par des images très fortes sur un des multiples exemples de destruction des biens communs : la répression brutale de pauvres en train de récolter du bois mort dans les forêts de l’Allemagne rhénane et la prise de position de Karl Marx en défense des victimes des poursuites judiciaires pour avoir exercé un droit collectif millénaire qui entrait en contradiction avec la logique capitaliste. Daniel Bensaïd y a consacré un petit livre intitulé Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres dans lequel il montre la poursuite du processus de destruction des biens communs [6].

Le pillage des terrains communaux, voilà un des procédés idylliques de l’accumulation primitive capitaliste. Dans Le Capital, Karl Marx résume certaines formes prises par l’imposition du système capitaliste en Europe :

« La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu » (Le Capital, Livre I, Huitième section. Chap. 27).

La transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà un autre procédé idyllique de l’ère capitaliste à son aurore.

Tout en s’imposant progressivement comme mode de production dominant en Europe, le capitalisme a étendu simultanément son règne au reste de la planète : « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. » (Le Capital, Livre I, Huitième section. Chap. 31 )

Selon Marx, le régime colonial, le crédit public et la finance moderne font partie des différentes méthodes d’accumulation capitaliste primitive. Marx résume de manière très succincte les quatre siècles qui ont précédé la généralisation de la révolution industrielle à l’époque de la rédaction du Capital :

« Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du dix-septième siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition » (Chap. 31).

Depuis lors, le capitalisme a poursuivi son offensive contre les biens communs pour deux raisons : 1. Ils n’ont pas encore entièrement disparu et donc ils limitent la domination totale du capital qui cherche en conséquence à se les approprier ou à les réduire au strict minimum. 2. D’importantes luttes ont permis de recréer des espaces de biens communs au cours des 19e et 20e siècles. Ces espaces de biens communs sont constamment remis en cause.

 

Au cours des 19e et 20e siècles il y a eu simultanément destruction et reconquête ou construction d’espaces de biens communs

Au 19e et au 20e siècle, le mouvement ouvrier a recréé des espaces de biens communs en développant des systèmes d’entraide. Au cours du 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle, le mouvement ouvrier a recréé des espaces de biens communs en développant des systèmes d’entraide : créations de coopératives, développement de caisses de grève, de fonds de solidarité. La victoire de la révolution russe a aussi conduit pendant une période courte au rétablissement de biens communs avant que la dégénérescence stalinienne n’impose la dictature et des privilèges honteux au profit de la caste bureaucratique comme l’a très bien décrit, en 1936, Léon Trotsky dans La Révolution trahie [7].

D’une certaine manière, pour revenir aux pays capitalistes, les luttes politiques et sociales se sont traduites au 20e siècle (selon une périodisation qui a varié d’un pays à l’autre) au développement de ce qui a été appelé le welfare state quand les gouvernements capitalistes ont compris qu’il fallait faire des concessions au mouvement ouvrier pour obtenir la paix sociale, et dans certains cas pour éviter la reprise de luttes révolutionnaires.

Le droit au développement des peuples suppose l’exercice du droit inaliénable à la pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et leurs ressources naturelles

Après la Seconde Guerre mondiale, de la fin des années 1940 jusqu’à la fin des années 1970, la vague de décolonisation principalement en Afrique, au Proche-Orient et en Asie, à laquelle s’ajoutent des victoires de révolutions comme celles de Chine (1949) ou de Cuba (1959) ont conduit au redéploiement de certains biens communs notamment au travers de la vague de nationalisations de certaines infrastructures (le canal de Suez en 1956 par le régime de Nasser) et des sources de matières premières (le cuivre sous Allende au début des années 1970) et les hydrocarbures (Algérie, Libye, Irak, Iran…).

Cette période de réaffirmation des biens communs a trouvé son expression dans une série de documents des Nations unies, de la Déclaration universelle de 1948 à la déclaration sur le Droit au développement de 1986. Soulignons que dans son article 1, paragraphe 2, la déclaration sur le droit au développement affirme : « Le droit de l’homme au développement suppose la pleine réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui comprend (…) l’exercice de leur droit inaliénable à la pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et leurs ressources naturelles. » [8] Ce droit inaliénable des peuples « à la pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et leurs ressources naturelles » est constamment remis en cause par des institutions comme la Banque mondiale, le FMI, la plupart des gouvernements, et ce dans l’intérêt des grandes entreprises privées.

 

À propos des biens communs

Les biens communs vont de la propriété collective des terres jusqu’aux services publics qui constituent des conquêtes sociales

Dans les limites de cet article, je n’établirai pas une typologie des biens communs. J’utiliserai ce terme dans un sens générique très large. Cela va de la propriété collective des terres qui, sous différentes formes, a marqué jusqu’à aujourd’hui toute l’histoire humaine jusqu’à des espaces de « biens communs » d’origine plus récente. Il s’agit par exemple des services publics qui constituent des conquêtes sociales traduites dans un cadre légal et financées par l’impôt, remontant principalement aux luttes ouvrières du 20e siècle. Les biens communs incluent aussi des initiatives propres aux mouvements des travailleurs prenant naissance dès l’aube du règne du capitalisme comme les caisses de solidarité, les caisses de grève, les coopératives, les caisses de crédit mutuel, sans oublier plus récemment le salaire et le système de sécurité sociale tels que conquis par le mouvement ouvrier au 20e siècle, analysés d’une manière originale par Bernard Friot [9]. Dans l’espace des biens communs, les relations marchandes sont soit exclues, soit réduites au minimum.

En adaptant un passage du livre de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable on peut dire que dans un contexte de crise écologique de plus en plus grave le renouveau de l’intérêt pour la « notion de bien commun est né de la prise de conscience de l’existence d’un patrimoine commun de l’humanité et donc de la nécessité de préserver certains biens matériels (eau, air, sols, forêts, matières premières) et aussi des biens immatériels (climat, connaissances, culture, santé, stabilité financière, paix, etc.) » [10].

Dans l’espace des biens communs, les relations marchandes sont soit exclues, soit réduites au minimum. L’activité de reproduction sociale est venue également au centre des préoccupations sur les biens communs grâce à l’action des mouvements féministes. Comme l’écrivent Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser dans leur manifeste intitulé « Féminisme pour les 99 % » [11],

« la société capitaliste recèle une contradiction de la reproduction sociale : une aptitude à réquisitionner autant que possible le travail reproductif « gratuit », sans aucune attention pour son renouvellement et au bénéfice du seul capital – ce qui provoque inévitablement des « crises du care » qui minent les femmes, ravagent les familles et épuisent l’énergie des individus et des groupes sociaux » (Postface, p. 99).

Les auteures définissent la reproduction sociale comme englobant

« des activités qui permettent de soutenir les êtres humains en tant qu’êtres sociaux incarnés : ils n’ont pas uniquement besoin de manger et de dormir, mais également d’élever leurs enfants, de s’occuper de leur famille et de protéger leur communauté tout en s’efforçant de réaliser leurs espoirs pour un avenir meilleur. Toutes les sociétés reposent sur ces activités. Cependant, dans les sociétés capitalistes, elles servent un autre maître : le capital, qui a besoin de ce travail de reproduction sociale pour produire et reconstituer la « force de travail » (postface p. 103).

L’offensive capitaliste néolibérale supprime les aides publiques à la reproduction sociale et contraint les personnes sur lesquelles elle repose à effectuer un travail éreintant et mal payé. Ce qu’ajoutent un peu plus loin les auteures nous rapproche de la situation mise en évidence par la crise multidimensionnelle actuelle du capitalisme et la pandémie du coronavirus :

« Le capitalisme part du principe qu’il y aura toujours suffisamment d’énergies pour ‘produire’ les travailleurs et les travailleuses et entretenir les liens sociaux dont dépendent la production économique et la société dans son ensemble. En réalité, les capacités de reproduction sociale ne sont pas infinies et elles atteignent leurs limites. Quand une société supprime les aides publiques à la reproduction sociale et, simultanément, contraint les personnes sur lesquelles repose cette charge à effectuer un travail éreintant et mal payé, elle épuise les capacités sociales dont elle dépend pourtant. » (postface p. 109).

Ce que dénoncent dans ce passage Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser permet de mieux comprendre la fragilité de la société capitaliste face au coronavirus, l’incapacité des gouvernements à faire le nécessaire à temps pour défendre au mieux la population dans un contexte de pandémie, la pression mise sur les travailleurs·ses des secteurs essentiels et vitaux pour venir en aide aux populations alors que, dans le même temps, en conséquence des décisions de ces mêmes gouvernements, elles et ils sont sous-payé·es, dévalorisé·es et en nombre insuffisant. Et on peut faire le même constat sur les causes de l’incurie des gouvernements pour affronter les conséquences du changement climatique en cours, sur le sous-équipement et le manque de personnel chargé de la protection civile face aux « catastrophes naturelles » de plus en plus fréquentes.

 

La dette publique a été et est utilisée par le système capitaliste pour s’attaquer aux biens communs

La dette est l’arme de prédilection du capitalisme financiarisé

Depuis les années 1970-1980, les dettes publiques ont été utilisées systématiquement pour augmenter les attaques contre les biens communs tant au Nord qu’au Sud de la planète. C’est ce que le CADTM ainsi que d’autres mouvements qui s’opposent aux dettes illégitimes n’arrêtent pas de dénoncer depuis les années 1980. J’y ai consacré une dizaine d’ouvrages [12] et des centaines d’articles. Il est très encourageant de constater que de plus en plus d’auteur·es mettent également en exergue l’utilisation de l’arme de la dette pour s’attaquer aux biens communs et aux services publics [13].

 

Le capital financier vit de la dette souveraine

Comme exemple, je cite une nouvelle fois, les auteures du Féminisme pour les 99 % :

« Loin de permettre aux États de perpétuer la reproduction sociale grâce à la mise en place de services publics, il les discipline pour satisfaire les intérêts à court terme d’investisseurs privés. La dette est son arme de prédilection. Le capital financier vit de la dette souveraine, qu’il utilise pour empêcher jusqu’aux plus modestes prestations sociales, forçant les États à libéraliser leurs économies, à ouvrir leurs marchés et à imposer l’« austérité » aux populations sans défense. » (postface p. 114).

 

Les politiques imposées pour rembourser la dette ont réduit fortement la capacité des États et des populations à faire face à la pandémie du coronavirus

Au cours de l’offensive néolibérale qui a dominé la scène mondiale à partir des années 1980, les gouvernements et différents organismes internationaux comme la Banque mondiale et le FMI ont utilisé la nécessité de rembourser la dette publique pour généraliser une vague de privatisations des entreprises stratégiques, des services publics, des ressources naturelles tant au Nord qu’au Sud de la planète. Cela a inversé, comme indiqué plus haut, une tendance qui avait marqué l’évolution des décennies précédentes au cours desquelles sous la pression des luttes il y avait eu un renforcement des biens communs.

Longue est la liste des attaques réalisées au nom du remboursement de la dette. Certaines ont accéléré la crise écologique et le développement des zoonoses : déforestation accélérée, augmentation de l’élevage intensif et des monocultures afin de fournir des revenus en devises permettant de rembourser la dette extérieure. Le tout en application des politiques d’ajustement structurel recommandées par le FMI et la Banque mondiale.

 

Lutter pour l’annulation des dettes illégitimes

Certaines politiques imposées pour rembourser la dette ont également eu un impact direct sur la capacité des États et des populations à faire face à la pandémie du coronavirus et à d’autres crises sanitaires : stagnation ou réduction des dépenses pour la santé publique, imposition du respect des brevets sur les médicaments et les traitements, renoncement à la production de médicaments génériques, abandon de la production locale d’équipements médicaux, promotion du secteur privé dans le secteur de la santé, suppression de la gratuité de l’accès aux soins de santé dans un grand nombre de pays, précarisation des conditions de travail des travailleurs·ses de la santé, le développement des partenariats public-privé,…

 

La dette publique = l’aliénation de l’État

Marx avait déjà il y a plus d’un siècle et demi trouvé une formule très forte : « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. » [14]. Si on prend conscience du rôle de l’instrumentalisation du remboursement de la dette publique pour booster les politiques capitalistes néolibérales mortifères, on en arrive à la conclusion qu’il faut lutter pour l’annulation des dettes illégitimes.

*

L’auteur remercie Alexis Cukier, Jean-Marie Harribey, Christine Pagnoulle, Brigitte Ponet, Frank Prouhet et Claude Quémar pour leur relecture et leurs conseils. L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.

Cet article a d’abord été publié sur le site du Comité pour l’abrogation des dettes illégitimes.

Photographie: Dietmar Rabich

Lire hors-ligne :