La dette publique racontée aux citoyen·nes
À propos du livre d’Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris : La dette publique, Précis d’économie citoyenne, Paris, Seuil, 2021.
Le livre publié par Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris, La dette publique, Précis d’économie citoyenne (Seuil, janvier 2021), sous le label des Économistes atterrés, peut vraiment être mis entre toutes les mains. En effet, le sous-titre est aussi important que le titre : étudier la dette publique est l’occasion de mettre à plat, et à disposition des citoyens, quelques mécanismes économiques de base qui devraient faire partie de l’éducation civique dans une démocratie républicaine. L’enjeu est redoublé dans une situation historique marquée par un arrêt brutal des économies ayant entraîné un envol des dettes publiques dans le monde entier, à la suite de la pandémie du coronavirus Covid-19. Et, lorsque l’urgence causée par celle-ci se sera estompée, il faudra se souvenir de ce que l’épisode aura révélé.
L’objectif des auteurs est donc ample et l’atteindre suppose de surmonter une première difficulté : battre en brèche les idées reçues. Et elles ne manquent pas sur la dette, notamment celle qui nous vient des profondeurs de la morale religieuse, à savoir qu’une dette doit être remboursée, et qu’une fois l’argent rendu, il n’y a plus d’obligation entre les deux parties. Mais c’est ignorer la dimension sociale d’une dette : avant d’être un engagement monétaire, la dette est une « relation sociale » (p. 10), elle doit donc être comprise dans toutes ses dimensions. À partir de là, le livre fera découvrir que les injonctions adressées à l’État de rembourser sa dette financière, à l’image de celle qui relie un créancier et un débiteur privés, n’obéissent pas à une loi naturelle et universelle, mais sont l’expression de rapports de force dans la société et des contradictions qui s’y développent.
Le livre est structuré en trois parties. La première demande si la dette est utile ou dangereuse. La deuxième cherche à savoir si la France est trop endettée. La troisième explore plusieurs pistes d’action.
Le danger n’est pas là où on le dit le plus souvent
Dans la première partie, deux chapitres partent à l’assaut de deux idées imposées par l’idéologie néolibérale. Il n’est pas vrai que la dette publique soit un fardeau pour les générations futures. D’abord, parce que nous léguons à nos enfants un patrimoine public supérieur à la dette publique de 303 milliards d’euros en 2018 (p. 28). Un Français naît avec un patrimoine net de 4 500 euros, et non pas avec une dette de 29 000 euros (p. 31). Ensuite, parce que l’endettement finance des investissements de long terme (comme les infrastructures de réseaux, d’éducation et de santé). Le déficit public n’est pas dû à « un État trop dispendieux » (p. 23). De plus, l’engagement de l’État contribue à une réduction des inégalités non négligeable. Il faut donc aller à l’encontre de la « dramaturgie » (p. 36) construite pour justifier les politiques d’austérité dans une France « vivant au-dessus de ses moyens » (p. 36).
À cela, la théorie de Keynes répond : les dépenses publiques provoquent un effet multiplicateur sur l’activité économique et jouent le rôle de stabilisateurs automatiques. Les auteurs expliquent au lecteur non économiste le pilier de la justification de l’intervention publique pour pallier la défaillance privée quand on se trouve en situation de récession et de sous-emploi. Cette intervention par la dépense est plus efficace que celle par la baisse de l’impôt car cette dernière se traduit partiellement par une hausse de l’épargne. Une théorie keynésienne à rebours des politiques ayant entraîné dans toute l’Union européenne une dégradation des conditions hospitalières et de la situation des personnels soignants, ainsi que des réseaux de transport publics.
À qui profite le crime ?
Mais n’y a-t-il pas des heureux quand même ? Eh bien, si ! « La dette publique enrichit les plus riches » (p. 51) Il ne faudrait pas oublier qu’une dette publique française de 2 400 milliards d’euros est l’envers d’une créance du même montant, dont 52 % sont détenus par des non-résidents, ce qui peut poser un problème de dépendance entre nations, les unes créditrices, les autres débitrices. De plus, comme le taux d’épargne grimpe avec le revenu, ce sont les plus riches qui ont un patrimoine financier conséquent. Les riches gagnent deux fois : moins d’impôts et plus de revenus financiers. Il s’ensuit que le transfert du service de la dette (remboursement + charges d’intérêts) n’est pas intergénérationnel mais intragénérationnel. Les auteurs expliquent que ceci est vrai dans le cas d’une dette interne, mais pas dans celui d’une dette vis-à-vis des non-résidents (p. 56). S’il est vrai, comme ils l’écrivent, que, dans ce dernier cas, il faut tenir compte de la situation nette des créances et dettes vis-à-vis de l’extérieur, cela n’entache pas le raisonnement intragénérationnel. De mon point de vue, il suffirait de consolider toutes les créances-dettes, par exemple au sein d’une entité large comme l’Union européenne, pour s’en convaincre. Pendant une longue période, le taux d’intérêt sur la dette fut supérieur au taux de croissance de l’économie, signe que les détenteurs de patrimoine financier pouvaient s’enrichir plus que ceux qui en étaient dépourvus.
On incitera le lecteur à s’attarder sur l’encadré terminant le troisième chapitre qui explique, à l’aide d’égalités simples de la comptabilité nationale, la liaison entre l’intervention publique, grâce au déficit, et l’enrichissement du secteur privé. Les spécialistes y reconnaîtront la présentation du circuit d’une économie monétaire, bête noire des économistes orthodoxes et pas que d’eux.
L’ordre mondial de la dette
Dans le quatrième chapitre, le livre élargit sa vision à la dimension internationale. La dette fut le moyen d’imposer les tristement célèbres plans d’ajustement structurel aux pays en développement. Il nous rafraîchit la mémoire sur la pression draconienne du « Consensus de Washington », érigé en dogme par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1980-1990. Rappelons-nous aussi comment la spéculation, avant leur débâcle, sur les subprimes a « transformé une crise de la dette privée en une crise de la dette souveraine » (p. 67) après la crise financière de 2007-2008. Enfin, comment oublier « la tragédie de la dette grecque » (p. 70) infligée à un peuple en 2015, coupable de vouloir la démocratie ? Au nom d’une dette qui ne résultait pas de dépenses publiques trop importantes, mais de taux d’intérêt trop élevés, de manques d’impôts à cause des fuites des capitaux et de recapitalisation des banques privées (p. 73).
Qui charge la mule de dette ?
Avec la deuxième partie du livre, on entre dans les questions un peu techniques mais que les auteurs font découvrir pas à pas.
Un ratio peu rationnel ?
La première question porte sur la mesure de la dette publique rapportée au PIB d’une année. Ce ratio dépend de quatre variables : la variation du PIB, le taux d’intérêt, le taux d’inflation et le solde public (recettes moins dépenses) primaire (hors intérêts). Selon les évolutions des variables qui influencent le numérateur (dette publique) ou son dénominateur (PIB), la valeur du ratio sera différente. On peut même avoir un accroissement de la dette et une diminution du ratio s’il se produit un effet multiplicateur des dépenses publiques sur l’activité privée ; dans ce cas, le taux de croissance économique peut être supérieur au taux de croissance de la dette. Ou bien, à cause d’une supériorité du taux d’intérêt sur le taux de croissance économique, la dette peut enfler par un effet de boule de neige.
Cela dit, le ratio dette publique/PIB est-il pertinent puisqu’il compare un stock (la dette) à un flux (le PIB) ? Les auteurs examineront plus loin comment d’autres indicateurs seraient utiles : charge de la dette publique (intérêts)/PIB ; charge de la dette publique/recettes publiques ; actifs publics/passif.
La création de monnaie
La deuxième question examinée dans cette partie du livre concerne la dépendance de la France à l’égard des marchés financiers. Avant d’expliquer de quoi il retourne, les auteurs font un petit détour salutaire pour réexpliquer le mécanisme que l’on appelle « création monétaire », qui suscite souvent beaucoup d’étonnement chez les citoyens. La monnaie est créée par les banques à l’occasion du crédit qu’elles accordent aux agents économiques, à la demande de ceux-ci (pour cette raison, la monnaie est dite endogène aux besoins de l’économie). Cette possibilité n’est pas illimitée car les banques ont besoin de se refinancer en monnaie dite centrale, par le biais de laquelle la banque centrale, qui en a le monopole, régule la politique de crédit des banques, notamment grâce au maniement du taux d’intérêt appliqué au refinancement de celles-ci.
Feu le circuit du Trésor
Après 1945, fut mis en place le « circuit du Trésor » qui obligeait les banques à acheter à un taux défini par l’État « des titres de dette publique, pour un montant plancher, correspondant à un certain pourcentage de leurs dépôts » (p. 99). Ces titres n’étaient pas négociables sur le marché et l’État récupérait une part de l’épargne des Français à des conditions avantageuses. « En présence d’un déficit, l’État dépense plus de réserves qu’il n’en perçoit par l’impôt. Si par ailleurs, il ne reçoit pas suffisamment de réserves via les déposants au Trésor, il devra donc, à l’instar des banques commerciales, se refinancer, soit auprès des banques commerciales, soit directement auprès de la banque centrale. » (p. 98).
À ce sujet, un point de discussion pourrait être esquissé : ne faudrait-il pas distinguer l’épargne ainsi canalisée par les banques vers le Trésor et celle induite ensuite par la dépense publique supplémentaire, telle que l’analyse Benjamin Lemoine : « La direction du Trésor constitue le point de bouclage du financement de l’économie, en collectant via son circuit l’épargne disponible que l’État a injectée par le canal de l’investissement et de la dépense publics »[1] ? C’est le point de la conception keynésienne du financement qu’il faut toujours rappeler car il a toujours beaucoup de mal à s’imposer.
Le circuit du Trésor fut démantelé à partir de 1966, car il était un obstacle à la financiarisation de l’économie et à l’ouverture des marchés. « Le circuit du Trésor encourageait l’indiscipline monétaire et budgétaire de l’État » (p. 103), disent les néolibéraux. Le coup de grâce fut donné lorsque ceux-ci profitèrent de la stagflation des années 1970 pour libéraliser le marché du travail, commencer les réformes dites structurelles, et assigner à la banque centrale la priorité de lutter contre l’inflation dont la cause était imputée aux salaires.
Les marchés gardiens de l’ordre
Le livre explique ensuite comment s’exercent « les contraintes d’un endettement sur les marchés financiers » (p. 106), une fois que la libéralisation est installée. Premier temps : le Trésor public émet des bons que les banques achètent par virement de leur compte à la banque centrale sur celui du Trésor ; les réserves des unes et de l’autre n’ont au total pas varié. Deuxième temps : la dépense de l’État accroît la monnaie en circulation, qui revient sur les comptes des ménages et des entreprises dans les banques. Troisième temps : celles-ci revendent les titres de dette sur le marché secondaire, sur lequel les anticipations des opérateurs financiers vont faire varier le taux d’intérêt de moyen et long terme en fonction de ce qu’ils perçoivent des intentions de la banque centrale en matière de taux de court terme et de la fiabilité de remboursement des États. Le mot d’ordre des gouvernants devient alors : rassurer les « investisseurs institutionnels » et leur « faire les yeux doux » (p. 108).
Mais la discipline par les marchés est une « impasse » (p. 110). Les pays membres de l’Union européenne en savent quelque chose, surtout le Portugal, l’Espagne, l’Irlande et l’Italie pendant la décennie 2010, car ils s’endettaient dans une monnaie, l’euro, sur laquelle ils n’avaient pas la souveraineté, et ils devaient s’acquitter de primes de risque élevées. D’une certaine manière, heureusement que la crise financière de 2007 et ses suites ont obligé la BCE à mettre en œuvre à partir de 2015 le quantitative esasing, c’est-à-dire le rachat sans compter des titres financiers, en majorité publics, réduisant ainsi à peu de choses les écarts de taux entre les pays, pratiqués sur les marchés.
Deux belles erreurs
Dans leur septième chapitre, les auteurs se demandent si la France vit au-dessus de ses moyens comme le répètent à l’envi tous les néolibéraux. La réponse vient vite : c’est non. Et c’est l’occasion de déboulonner deux idées reçues supplémentaires. La mesure donnée habituellement, selon laquelle les dépenses publiques occupent 55,6 % du PIB, n’a aucun sens, car les deux grandeurs ne sont pas construites de façon homogène (les consommations intermédiaires sont exclues du PIB, alors qu’elles restent dans la façon de compter les dépenses publiques). Et les fonctionnaires employés dans la sphère monétaire non marchande sont productifs de valeur économique qui s’ajoute à la valeur produite dans les entreprises privées et n’est pas soustraite à celle-ci. On lira donc avec gourmandise les encadrés pédagogiques 7.1 et 7.2 sur ces deux points (p. 116 et 118) qui mettent en pièces les visions dominantes en économie.
La dette optimale, un non-sens
Il n’y a aucune « malédiction » (p. 140) de la dette publique. Il faut seulement voir que les déficits publics s’accumulent en cas de récession, à plus forte raison si le dogme de la baisse volontaire (donc indépendante d’une réduction de l’activité) des recettes publiques s’est imposé. Et les auteurs de rappeler que « les recettes fiscales nettes (c’est-à-dire après remboursements et dégrèvements) représentaient 14,9 % du PIB en 2006 contre 12,9 % du PIB en 2017 » (p. 125). En comptant (en contant) le CICE, le CIR et autres niches fiscales, on arrive à la somme annuelle de 100 milliards d’euros, quelques milliards supplémentaires (de moins pour l’État !) avec la flat tax sur les revenus du capital, l’ISF supprimée, et sans doute autant plus avec la fraude et l’évasion fiscales. « Si l’on récapitule, c’est donc, chaque année, entre 188 et 208 milliards d’euros que l’État ne récupère pas, ce qui représente plus de trois fois le déficit public annuel de la France en 2018 (59,6 milliards) ainsi que plus de trois fois le budget de l’Éducation nationale (50,6 milliards en 2018) ou plus de deux fois celui des hôpitaux publics (82 milliards en 2019) » (p. 128).
Pour savoir si la dette publique française est soutenable, il faut rassembler tous les éléments décortiqués précédemment. Au moment où les auteurs ont commencé l’écriture de leur livre, la dette publique avoisinait les 100 % du PIB. L’arrêt de l’économie consécutif à la pandémie du coronavirus l’a fait s’envoler au-dessus de 120 %. Y a-t-il un seuil au-delà duquel elle devient insupportable ? L’étude des économistes Reinhart et Rogoff de 2010, qui avait fait beaucoup parler, fixait ce seuil à 90 %. Mais elle avait été invalidée, même par le FMI, c’est dire ! Il n’existe donc pas de seuil maximal ni optimal. Tout dépend de la capacité à mobiliser l’appareil productif pour créer les conditions réelles de la soutenabilité de la dette.
Cet à cet endroit qu’on peut reparler des indicateurs de mesure de la dette publique. Rapportée au PIB, la charge de la dette publique baisse depuis près de 10 ans (55 milliards en 2011, 37 milliards en 2019). La tendance est la même pour le rapport charge de la dette/recettes publiques. Et le patrimoine net public (actifs moins passif) reste positif, même s’il décline.
Éternelle question : que faire ?
La dette publique est très certainement soutenable aujourd’hui, mais qu’en sera-t-il demain si les taux remontent au point de déclencher une nouvelle dynamique de boule de neige ? Les auteurs ont raison de soutenir qu’un État ne rembourse jamais sa dette s’il peut la renouveler (la faire « rouler »), dès lors qu’il a la capacité de mobiliser l’appareil productif et ainsi susciter des recettes fiscales supplémentaires. Il n’empêche, quatre dernières questions méritent d’être creusées.
Restructurer la dette
Pourquoi restructurer la dette si nécessaire, alors que tous les experts continuent de préconiser sa diminution par le biais de celle des dépenses publiques ? Parce que les engagements sociaux de l’État doivent primer sur ses engagements financiers. Il s’ensuit une prise de position claire des auteurs en faveur de l’annulation de la part de dette publique détenue par la banque centrale. Bien sûr, cette proposition est contestée dans le monde académique, mais avec des arguments tout à fait réfutables. Ainsi, « les détenteurs privés des obligations ne seraient pas lésés car les titres annulés seraient uniquement ceux détenus par la banque centrale ». Cette annulation serait bien préférable à la « monnaie hélicoptère » déversée aveuglément sur la tête des gens, par laquelle on ne pourrait pas « sélectionner les projets qui doivent être financés, condition pourtant indispensable dans le cadre de la transition écologique » (p. 157).
La restructuration des dettes s’est imposée dans le dernier quart du XXe siècle lorsque certains pays en développement furent confrontés à l’impossibilité d’assurer le service de leur dette : le Mexique, le Brésil et l’Argentine ont connu « ces crises de la dette indissociables des crises de balance des paiements » (p. 158). Incapables d’honorer leurs engagements libellés en devises étrangères, la dépréciation de la monnaie interne aggrave encore leur situation. On comprend que, dans ce cas, le soutien de la banque centrale est impossible pour eux, puisque la dette n’est pas exigible dans la monnaie interne ; l’étranglement par les créanciers en est encore plus brutal. Mais rien n’est fatal puisque plusieurs exemples historiques de restructuration ou d’annulation partielle de la dette publique réussis l’attestent (Allemagne en 1953, Argentine en 2001).
Sortir de la dépendance aux marchés
La deuxième question à résoudre est de « sortir de la dépendance aux marchés financiers […] La fonction disciplinaire des marchés financiers a été explicitement recherchée au sein de la zone euro, dans le but de garantir l’application des normes de politiques économiques au cœur des traités. L’interdiction d’un financement direct par la Banque centrale européenne fait partie du dispositif : pour que la contrainte des marchés joue à plein, il fallait empêcher les États d’accéder à des facilités de financement auprès de l’institut d’émission. » (p. 165).
Une réponse pourrait être de mutualiser les emprunts au sein de l’Union européenne. Mais si elle permettrait d’obtenir des taux d’intérêt plus faibles, elle n’est pas suffisante, car la mutualisation serait conditionnée par une rigueur budgétaire et les fameuses réformes structurelles. C’est ainsi que fonctionne le Mécanisme européen de stabilité, bien que le plan de relance européen pour surmonter la crise sanitaire ait relâché ces conditions, au grand dam des pays dits « frugaux » du Nord.
Monétiser une partie du déficit public
Aussi les auteurs abordent la possibilité de monétiser de façon permanente une partie du déficit public, c’est-à-dire de le financer directement par la banque centrale, sans passer donc par les marchés financiers. Pour l’instant, la politique non conventionnelle de la BCE n’a abouti qu’à faciliter la réinjection des liquidités par les banques dans les circuits financiers, au risque de provoquer des bulles. Au contraire, « le financement direct des déficits par la banque centrale, qui, par définition, n’occasionne pas l’intervention d’un intermédiaire entre le gouvernement qui se finance et la banque centrale, apparaît de ce point de vue plus satisfaisant car il permet un meilleur fléchage de la dépense. » (p. 169).
On se rapproche alors de la « Théorie monétaire moderne » (MMT en anglais) appliquée à un État qui dispose de sa souveraineté monétaire : dans ce cas, « la dépense publique crée donc la monnaie » (p. 170). La contrainte n’est plus financière, elle est réelle car c’est celle des capacités matérielles et humaines de production. En effet, on retrouve sur le plan financier le pouvoir de « prêteur en dernier ressort » de la banque centrale en faveur de l’État. Cependant, comme « la monétisation du déficit augmente l’épargne [au bout du cycle, JMH] sous une forme non rémunérée » (p. 174), le seul risque est de voir les épargnants se tourner vers des actifs durables comme l’immobilier ou des actifs financiers étrangers rémunérés :
« La monétisation du déficit public est intéressante, mais les montants ne peuvent concerner l’intégralité du déficit. […] Il paraît donc souhaitable d’encadrer cette pratique, par exemple en la réservant à certaines dépenses d’investissement, comme celles nécessaires à la transition écologique. » (p. 175-176).
L’encadrement de l’épargne, corollaire de cette monétisation partielle du déficit public, rappellerait la forme qu’elle prenait dans le circuit du Trésor, par un « nouveau plancher de bons » (p. 177) auquel seraient soumises les banques. Est-ce possible avec les traités européens et la liberté totale de circuler pour les capitaux ? Une autre tâche, politique cette fois, attend les citoyens.
Parmi les réponses en débat, il y a le projet de « monnaie fiscale complémentaire » (encadré p. 179-181). Promue en France surtout par l’économiste Bruno Théret, ce serait une monnaie émise par le Trésor public pour financer les services publics et les salaires des fonctionnaires, et qui retournerait au Trésor par le canal de l’impôt. Elle ne se substituerait pas à la monnaie de banque mais permettrait de pallier l’insuffisance de celle-ci en situation de crise. Se poserait alors le problème de la cohabitation de deux monnaies, surtout en cas de non-convertibilité entre elles[2].
Réformer la fiscalité afin de la rendre redistributive et écologique
Une telle réforme est indispensable pour rompre le « cercle vicieux » (p. 183) de la baisse du coût du travail, de celle des dépenses publiques, préjudiciables à l’emploi et à la satisfaction des besoins sociaux. Le consentement à l’impôt sera d’autant plus facile à obtenir que sa progressivité sera augmentée et que s’améliorera l’accès aux services publics. Or, ce n’était pas ce qui était engagé voilà à peine une année : « Avant la crise sanitaire, le gouvernement prévoyait de supprimer près de 15 000 postes de soignants… » (p. 186), tandis que l’ISF était supprimé et que la flat tax sur les revenus du capital était instaurée. Les auteurs plaident donc en faveur d’une tranche supérieure de l’impôt sur le revenu à 60 % (p. 188), pour « la mise à plat des niches fiscales » (p. 189) et une « lutte efficace contre l’évasion fiscale » (p. 190).
Le second aspect de la réforme fiscale serait de la rendre écologique. Mais pour qu’elle soit socialement acceptée, elle doit s’inscrire dans une refonte globale de la fiscalité, ses recettes doivent servir à la transition écologique et il faut l’accompagner de mesures visant à « développer les alternatives et les services publics » (p. 192[3]. Afin de compenser, partiellement au moins, l’aspect anti-redistributif de la TVA, on pourrait réduire son taux sur les marchandises les moins polluantes et l’augmenter sur les autres, « ce qui permettrait aux ménages les plus modestes d’avoir accès aux produits les plus « écologiques » » (p. 194-195). Enfin, une taxation écologique à la frontière afin d’éviter d’accroître le volume de « carbone importé » […] pourrait être reversée aux pays en développement afin de soutenir leur propre transition (une autre partie pourrait être utilisée afin de compenser la hausse des prix pour les ménages nationaux les plus pauvres) » (p. 195).
Faire de la politique budgétaire le moteur de la transition écologique
Le « nouvel horizon » dessiné par les auteurs est donc la transition écologique impulsée par la politique budgétaire sur « le socle d’un Green New Deal ambitieux » (p. 200). On connaît l’ampleur de l’effort à accomplir partout dans le monde : autour de 4 % du produit brut mondial par an pendant au moins dix ans pour espérer réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela représente pour la France une centaine de milliards d’euros par an pour la rénovation urbaine, l’isolation des bâtiments, les transports collectifs, la recherche et l’éducation. Ces investissements seront vraiment bénéfiques « s’ils viennent se substituer aux investissements dirigés vers des activités polluantes ou fortement émettrices de gaz à effet de serre » (p. 201).
Progressivement, chapitre après chapitre, le livre construit une cohérence entre une fiscalité juste, la banque centrale prêteur en dernier ressort pour l’État, et l’État lui-même comme moteur de la transition à bâtir. En effet celle-ci n’aura pas pour but de « générer de la croissance, fût-elle « verte » », mais de « satisfaire les besoins essentiels de la population » (p. 204). La cohérence se précise encore avec la restauration d’une planification permettant des choix démocratiques en matière de politique industrielle et de modèle agricole.
En élargissant la perspective territoriale, le Green Deal européen doit avoir une ampleur plus importante que celle prévue aujourd’hui par la Commission européenne, limitée à 100 milliards par an. Les auteurs se rallient à la proposition d’Aurore Lalucq qui estime les besoins de ce Green Deal à 1 115 milliards d’euros par an (cela équivaut à environ 7 % du PIB européen, JMH). Les auteurs comparent cette estimation à celle du plan de relance européen après la pandémie de 750 milliards, mais ces deux grandeurs n’ont pas le même objet.
Dans leur conclusion, les auteurs expriment leur engagement en faveur d’une « reprise du contrôle de l’économie par la puissance publique, car c’est elle qui est la mieux armée pour affronter les nombreux défis économiques, sociaux ou écologiques, qui se présente à nous […] Les États, au sein de l’Union européenne ou en dehors, doivent pour cela abandonner les logiques de concurrence mortifères pour favoriser une meilleure coopération, qui profitera à tous. Il ne faut dès lors pas craindre la hausse des dettes publiques dans la période actuelle. La bifurcation de nos économies vers une trajectoire soutenable demande des investissements lourds que seule la collectivité peut prendre en charge. Une politique budgétaire expansionniste bien menée, quand bien même elle engendre des déficits importants, donc un accroissement significatif de la dette publique à court ou moyen terme, sera toujours préférable à l’inaction qui nous coûterait beaucoup plus cher, tant socialement qu’écologiquement. » (p. 213).
*
À mon sens, ce livre tient vraiment la promesse de départ : exposer un précis d’économie destiné au citoyen. Et il faut prendre en considération les deux aspects de cette promesse : un livre précis et un livre pédagogique. Certes, on peut exiger toujours plus de précisions, on l’a indiqué ici ou là. Par exemple, la conception de la transition qu’esquissent les auteurs pourrait mieux indiquer comment, concrètement, la protection sociale s’harmonise vraiment avec la transition écologique, afin d’éviter que le financement de la seconde se substitue à celui de la première.
Le mérite des auteurs est également de se situer clairement dans des débats difficiles qui partagent les économistes orthodoxes et hétérodoxes, mais aussi les hétérodoxes eux-mêmes. Tel est le cas pour deux sujets controversés : l’éventuelle annulation de la dette publique détenue par le système européen de banques centrales et ladite monétisation des investissements publics. Comme les auteurs indiquent à plusieurs reprises (notamment p. 171, 183) qu’il existe trois modes de « financement » des dépenses publiques (l’impôt, la dette et la monétisation), la compréhension d’une approche keynésienne mériterait de bien distinguer ce qui relève du financement a priori de la production (qu’elle soit marchande ou non marchande) et ce qui est son paiement a posteriori.
À l’échelle macroéconomique – en tout cas, tel est l’enseignement de Keynes –, tout lancement de production nécessite un accompagnement monétaire pour son financement, le paiement, individuel ou collectif par l’impôt, s’effectuant après l’augmentation du revenu résultant du supplément de production, qui se partage lui-même entre trois suppléments : consommation, épargne et impôt. Comme les banques utilisent leur pouvoir de création monétaire pour se porter acquéreuses de titres de dette publique, indépendamment de l’épargne qu’elles ont glanée, autant encadrer clairement ce pouvoir, notamment en récréant un pôle public bancaire. Tenez, voilà un sujet de plus à traiter et à approfondir, les citoyens pourraient être demandeurs…
31 décembre 2020.
Notes
[1] Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte, 2016, p. 49-50.
[2] Les deux contributions les plus détaillées de Bruno Théret sont : « Vers l’institutions de monnaies fiscales nationales dans la zone euro », Les Possibles, n° 8, Hiver 2015, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-8-automne-2015/dossier-questions-strategiques-apres-le-coup-d-etat-contre-la-grece/article/vers-l-institution-de-monnaies-fiscales-nationales-dans-la-zone-euro ; « Note sur le statut de la Banque centrale européennes dans un contexte où les Trésors publics de certains États membres de la zone euro émettraient des monnaies fiscales complémentaires », Les Possibles, n° 22, Hiver 2020, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-22-hiver-2020/dossier-les-politiques-monetaires-des-banques-centrales/article/note-sur-le-statut-de-la-banque-centrale-europeenne-dans-un-contexte-ou-les.
À ma connaissance, le premier examen critique du projet de B. Théret est celui que j’ai présenté dans « Discussion de la « monnaie complémentaire » » dite « fiscale » », Les Possibles, n° 8, Hiver 2015, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-8-automne-2015/dossier-questions-strategiques-apres-le-coup-d-etat-contre-la-grece/article/discussion-de-la-monnaie-complementaire-dite-fiscale, alors que B. Théret était favorable à ce moment-là à la convertibilité entre les deux monnaies ; puis dans Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Le Bord de l’eau 2020, après que B. Théret eut renoncé à la convertibilité. Voir aussi une critique d’Henri Sterdyniak, « Un projet farfelu : la monnaie fiscale complémentaire », 23 juillet 2018, https://blogs.mediapart.fr/henri-sterdyniak/blog/230718/un-projet-farfelu-la-monnaie-fiscale-complementaire. Pour un commentaire moins critique, voir Alban Mathieu, « La monnaie fiscale complémentaire comme solution aux politiques d’austérité en Europe ? Une participation au débat », Revue française de socio-économie, n° 22, 2019, p. 171-184.
[3] Comme les auteurs citent Jean-Charles Hourcade à cet endroit, je fais remarquer que lui et d’autres proposent de basculer les cotisations sociales sur la fiscalité écologique, encore une mesure qui ne devrait pas déplaire au Medef : Jean-Charles Hourcade et Emmanuel Combet, Fiscalité carbone et finance climat, Un contrat social pour notre temps, Paris, Les Petits matins, Institut Veblen pour les réformes économiques, 2017 ; Alain Grandjean et Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016 ; Bernard Cazeneuve, « La transition écologique sera sociale et républicaine ou ne sera pas », Le Monde, 7 septembre 2019. Ce basculement reviendrait à nier la nécessité d’avoir à la fois, au XXIe siècle, une protection sociale et une protection écologique de haut niveau.