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Faiza Guène, La Discrétion, Paris, Plon, 2020.

La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs1.

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Ce sont d’abord des silhouettes qui apparaissent dans La discrétion. Des silhouettes familières, qui font partie du décor, que l’on croit reconnaître, et qu’il est tentant pour chacun·e de de caricaturer. Il s’agit de Yamina, femme voilée d’une cinquantaine d’années, mère de famille, discrète, qui ne dit répond pas aux humiliations du médecin ou de la préfecture, mais qui s’extasie devant les gadgets du marché d’Aubervilliers. De Brahim, un fils de paysan algérien né dans les années 40 et devenu, semble-t-il, un gars typique « des mines, des foyers, des chantiers » en France. D’Omar, qui n’est pour les touristes américaines qu’un chauffeur Uber comme un autre, qui a cru réussir et qui déchante. Et même d’Hakim, l’entrepreneur aux hanches trop pulpeuses au goût d’Hannah, furieuse de le voir aimer, évidemment, la funk et les voyages en Thaïlande.

On connaît la plume vive et quelquefois acérée de Faïza Guène, propulsée sur le devant de la scène depuis Kiffe kiffe demain, publié en 2004 alors qu’elle n’avait que 19 ans, et qui connut un succès mondial. Son art de la satire ressurgit quelquefois dans La discrétion, comme lorsque Malika se demande pourquoi toutes les femmes blanches d’une cinquantaine d’années se coupent les cheveux très court et imagine que le jour de leur anniversaire, une institution officielle leur envoi un courrier leur enjoignant de se faire couper les cheveux à la garçonne dans un Jean-Louis David ou un Fabio Salsa (« Nota Bene : N’hésitez pas à demander plus de laque »).

Mais la démarche générale du roman cherche, à l’inverse, à restituer la complexité des êtres au-delà de ces premières images. « Peut-être que ça ne vous frapperait pas immédiatement en la regardant, mais derrière Yamina, il y a une Histoire, comme derrière tout un chacun » nous prévient la narratrice à la fin du premier chapitre. Un avertissement salutaire, au cas où nous serions tentées, comme Fabienne, l’employée de la préfecture, d’infantiliser Yamina ou de balayer la colère de sa fille Hannah. Fabienne n’est « pas outillée pour faire face à tous les paradoxes de ces gens ; leurs regards enragés mais leurs mains qui supplient, leurs poings qui se serrent tandis que se courbent leur dos ». Elle considère que ce n’est pas son métier de « comprendre tout ça » de « démêler les nœuds ». Mais c’est le rôle qu’a endossé Faïza Guène, elle dont le récit nous pousse à voir, dans la discrétion de Yamina, non pas une soumission, mais une résistance, un choix, celui de ne pas « se laisser abîmer par le mépris ».

Faïza Guène nous entraîne au-delà des figures trop vite esquissées, trop vite laissées de côté. Elle sait donner en quelques lignes une épaisseur psychologique et historique à ses personnages, elle nous fait comprendre que Yamina n’est pas une silhouette banale et interchangeable mais une femme, qui a été une enfant terrorisée par des soldats, une fillette rêvant de retourner à l’école, une jeune femme pleine de frustrations et de désirs. Derrière Yamina il y a « une Histoire », tout comme derrière son mari Hakim, et leurs quatre enfants, Imane, Malika, Hannah, Omar, il y a une histoire, une histoire commune et individuelle, celle d’une « famille française » qui est aussi celle de la France2.

Chacun des personnages offre ses efforts, ses défauts, ses contradictions, ses surprises, comme ces roses rouges qu’Hakim tient à offrir à Yamina à chaque Saint-Valentin. La discrétion donne corps à cette double absence définie par le sociologue Abdelmalek Sayad3, celle des contradictions de la situation de l’immigré·e « absent de sa famille, de son village, de son pays, et frappé d’une sorte de culpabilité inexpiable, mais tout aussi absent, du fait de l’exclusion dont il est victime, du pays d’arrivée, qui le traite comme simple force de travail ». Mais le roman va plus loin en représentant la manière dont chaque génération, chaque individu, peut tenter de vivre avec cette double absence, que ce soit par la discrétion, l’habitude, l’analyse ou la révolte. Le parcours de chacun des membres de la famille Taleb oscille entre présence et absence, déterminations sociales et choix individuels, silences et prises de parole.

L’absence d’intrigue proprement dite pourra décevoir certaines lectrices et certains lecteurs. Le roman de Faïza Guène ne nous offre pas de tension dramatique, de rebondissements imprévus, mais un approfondissement subtil des situations, des personnages, de leurs émotions. A la discrétion fière de Yamina répond cette écriture de la discrétion, même lorsqu’il s’agit de raconter des moments très durs. Ce choix stylistique est à la fois éthique et esthétique : Faïza Guène choisit de ne pas fouiller durement son sujet, mais d’approcher avec tendresse, avec bienveillance, la complexité des membres d’une famille et de leurs rapports, jusqu’à la magnifique dernière scène qui nous montre que l’émotion n’a pas besoin d’être tonitruante.

Pour rendre hommage à Yamina et Brahim, il fallait adopter ce point de vue si particulier du lien familial, qui peut réunir tant d’intimité et de distance, et qui s’achève dans les belles dédicaces du livre qu’on trouve non pas au début, mais dans les dernières pages – ultime geste d’hommage, tout en discrétion.

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Image : Le jour de l’indépendance dans le bidonville de La Folie à Nanterre. Photo prise par Monique Hervo © Monique Hervo, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, MHC.

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références

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1 Cette chronique de Laélia Véron bénéficie des relectures régulières d’Ugo Palheta, Alexandre Féron, Guillaume Fondu et Yohann Douet.
2 Voir l’entretien de Faïza Guène à la Grande Librairie : « Portrait d’une famille française », 24 septembre 2020.
3 Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Le Seuil, 1999.