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Dans ce texte, publié initialement par la revue Nueva Sociedad, l’historien et militant Pablo Ospina nous livre ses réflexions sur la situation en Équateur à la suite du premier tour des élections présidentielles dans son pays, et ce, alors que le candidat du mouvement indigène, Yaku Pérez, a créé la surprise.

En effet, ce dernier n’a,  semble-t-il (un recomptage partiel des votes a été demandé), manqué que de quelques voix le deuxième tour face au candidat « progressiste » Andrés Arauz (soutenu par l’ex-président Rafael Correa), en lieu et place du banquier néolibéral Guillermo Lasso. Selon Pablo Ospina, les « clivages à l’intérieur de Pachakutik, une sorte de bras politico-électoral du mouvement indigène, ne sont ni simples ni réductibles à un affrontement entre ‘classistes’ et ‘ethnicistes’. Parallèlement, les affrontements avec le gouvernement de Rafael Correa expliquent partiellement ses positionnements et ses divisions internes ».

Pablo Ospina est professeur à l’Université Andina Simón Bolívar, chercheur à l’Instituto de Estudios Ecuatorianos et militant de la Comisión de Vivencia, Fe y Política.

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Maintes fois donné pour mort et miraculeusement ressuscité tout au long des trente dernières années, le mouvement indigène équatorien et sa principale organisation, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), continuent de surprendre et de déconcerter. Lors de sa dernière démonstration de force, Yaku Pérez, candidat de Pachakutik, organisation électorale parrainée par la CONAIE, a été sur le point de se qualifier au second tour, avec presque 20 % des voix, au coude-à-coude avec le banquier conservateur Guillermo Lasso, qui se prépare à affronter le 11 avril prochain Andrés Arauz. En tout état de cause, ce résultat au premier tour a été un succès retentissant pour Pachakutik, qui aura à l’avenir des implications politiques fortes et permettra notamment la création d’un groupe parlementaire important.

Unanimement célébré par les courants progressistes et les gauches latino-américaines comme un mouvement de démocratisation, un renouveau des luttes émancipatrices et une expression de la lutte contre le racisme et le colonialisme interne, le conflit entre la CONAIE et le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) l’a transformé soudainement pour une partie de ces gauches en une sorte d’instrument de « l’Empire » états-unien, une manifestation de l’ethnicisme excluant et une arme géopolitique de l’environnementalisme libéral. La possible qualification de Yaku Pérez au second tour de l’élection présidentielle face au candidat soutenu par Rafael Correa a donné lieu à des accusations particulièrement violentes, parfois même à des expressions empreintes de racisme, comme celles qui dénoncent son changement de prénom pour Yaku (eau, en kichwa, adopté légalement en 2017) .

Depuis 1990, la CONAIE et le mouvement indigène ont subi, comme l’ensemble du pays, d’importants changements sociaux, culturels et économiques. Parmi ceux-ci, on note une accentuation de l’urbanisation de ses bases sociales, une large diversification dans les emplois occupés par ses dirigeants, une plus large présence de l’État et de ses services et un accroissement (certes encore limité) de la scolarisation. La présence d’ONG, de partis qui sont en concurrence pour présenter des candidats indigènes, de bureaux et entités publiques qui offrent des bourses ou soutiennent des projets sociaux de toutes sortes se maintient et a probablement augmenté.

L’isolement relatif des territoires indigènes est une relique du passé, même s’il subsiste partiellement, surtout en Amazonie. Mais, en même temps, les communautés indigènes continuent d’être les populations les plus pauvres, abandonnées et avec les indicateurs sociaux les plus dégradés du pays. Traditionnellement, le mouvement indigène équatorien fut décentralisé et hétérogène, tant en termes idéologiques qu’organisationnels. Depuis les années 70, le mélange indissociable de discours « classistes » (nous sommes pauvres) et « ethniques » (nous sommes les nationalités indigènes) s’est associé à des revendications écologistes, saisissant des opportunités internationales et nationales existantes.

Plus lentement, et de manière plus inégale, le féminisme est aussi entré dans les communautés – même si, à la différence de la Bolivie, il n’existe pas d’organisations exclusivement féminines au-dessus des communautés locales. Parallèlement, un conservatisme moral persistant, propre à toutes les zones rurales, et l’influence des églises évangéliques et catholique ont limité l’incorporation par les organisations indigènes des agendas des droits reproductifs. Le conflit entre la CONAIE et le gouvernement de Rafael Correa a traversé toutes les fractures idéologiques, sociales et organisationnelles du mouvement indigène. Il est faux de dire qu’une seule d’entre elles ait primé. Je veux dire que ni les dirigeants du courant classiste, ni ceux défendant « des positions ethniques » n’ont eu une position commune (favorable ou d’opposition) face à Correa.

Prenons un seul exemple. Carlos Viteri, un intellectuel reconnu, indigène d’Amazonie, originaire de Sarayaku, imprégné d’un discours ethnique, est devenu un militant du « corréisme ». Sa communauté jouit d’une renommée internationale en raison de son opposition radicale à l’exploitation pétrolière sur son territoire depuis les années 80. Carlos Viteri fut cependant le parlementaire chargé du rapport qui rendit possible l’exploitation pétrolière dans le Yasuni en 2013. L’accent mis sur les valeurs de l’ethnicité peut parfaitement s’accommoder avec la générosité de l’extractivisme. Il n’est en rien évident que les changements sociaux, générationnels ou le conflit contre Rafael Correa, obéissent à une accentuation du caractère ethniciste du mouvement. Les tendances ethniques et classistes cohabitent toujours et se transforment en son sein. Le soulèvement populaire d’octobre 2019, par exemple, avait pour l’essentiel un agenda économique ; le leadership de Leonidas Iza, dirigeant kichwa de la province de Cotopaxi, aux revendications plus classistes, est sorti renforcé des mobilisations contre le gouvernement de Lenín Moreno. L’esquisse de programme économique qui s’est forgé, sous l’impulsion de la CONAIE, reprend l’ensemble des thèmes caractéristiques à un agenda distributif.

Yaku Pérez fut le leader le plus visible dans les tendances internes les plus opposées au gouvernement de Rafael Correa. La raison en est simple. Dirigeant de l’organisation rurale d’une zone de la Sierra sud, qui a connu un processus de métissage relativement récent (deux générations), la menace d’une concession minière sur son territoire la rapprocha de la CONAIE, qui a une longue tradition d’opposition aux activités extractives, surtout en Amazonie. Yaku Pérez devint président de la représentation régionale de la CONAIE, Ecuarunari, l’organisation indigène la plus nombreuse du pays. Une fois élu gouverneur, il mena la lutte afin d’obtenir des référendums populaires interdisant l’extraction de métaux à grande échelle dans la province d’Azuay. Alors que la cour constitutionnelle ne donna pas satisfaction à ses demandes, une consultation plus limitée, d’interdiction des activités d’extraction des métaux en amont de cinq rivières de la capitale Cuenca, obtint 80 % des voix. Aucun gouvernement ne pourra ignorer un tel résultat.

Cette lutte contre l’activité minière est à l’origine d’un processus interne de récupération et de réinvention des identités ancestrales cañari dans ces communautés. Ces identités contribuaient pratiquement à leur lutte et étaient aussi source d’orgueil, du sentiment qu’il était possible d’offrir des alternatives économiques et de vie ancrées dans la tradition et l’histoire locale.

L’obsession du gouvernement Correa à soutenir l’extraction de métaux à grande échelle dans le pays (et certaines régions sans tradition minière), l’a conduit à une persécution systématique des dirigeants sociaux, et parmi eux Yaku Pérez, qui fut incarcéré quatre fois.

Ce n’était pas une affaire personnelle, puisque le procureur général de l’État reconnut qu’entre 2009 et 2014 il y eut quatre cents procédures judiciaires pour atteinte à la sécurité de l’État dont plus d’une centaine par an pour des faits de sabotage et terrorisme. Il n’y a aucun antécédent similaire dans l’histoire équatorienne du XXe siècle. C’est dans ce contexte que s’inscrit sa fameuse phrase lors du second tour en 2017 où s’affrontent Guillermo Lasso et Lenín Moreno : « je préfère un banquier à une dictature ».

Je ne vois pas comment on peut qualifier une telle mobilisation d’environnementalisme libéral. Aucun libéral parmi mes connaissances n’est contre l’activité minière en Équateur. Il ne me paraît pas non plus légitime de supposer que la politique alternative/opposée menée par Rafael Correa, qui octroya des concessions sur des gisements miniers à des entreprises chinoises, puisse être qualifiée en elle-même de nationale-populaire. « Acción écologica » est le groupe écologiste le plus proche de Yaku Pérez, amplement reconnu en Équateur et dans le monde, comme une des organisations de l’écologie populaire les plus combatives. Pendant la campagne électorale du 7 février, Yaku Pérez fit une proposition radicale mais possible : optimiser l’exploitation pétrolière dans les régions où elle existe déjà, mais limiter la frontière extractive. Cela reviendrait à respecter, avec une conduite environnementale vigilante, les contrats miniers actuellement en exploitation et à mettre un terme à ceux qui sont au stade de l’exploration.

Le conflit interne récent le plus connu au sein du mouvement indigène survint lors du choix du candidat de Pachakutik pour les élections présidentielles. Jaime Vargas, dirigeant de l’ethnie Shuar, du sud de l’Amazonie et président de la CONAIE, et Leonidas Iza se sont plaints publiquement du processus de sélection qui, selon leur point de vue, était favorable à Yaku Pérez. Jaime Vargas s’associe, comme la majorité des dirigeants de l’ethnie Shaur, aux courants les plus « ethniques », alors que Leonidas Iza est plus proche des courants classistes.

À nouveau, les étiquettes idéologiques glissent avec facilité au contact des combinaisons toujours changeantes. Aucun virage définitif n’est identifiable, seulement une négociation permanente et une cohabitation de deux dimensions d’une identité politique en tension.

Ce type de conflits internes sur les candidatures est banal et fréquent au sein de Pachakutik. Cependant, les votes massifs en faveur de Yaku Pérez dans les zones indigènes infirment l’hypothèse de l’existence de profondes divisions qui traverseraient les bases de la CONAIE. Celles-ci ont eu, semble-t-il, le sentiment d’être bien représentées par Yaku Pérez. Ce fut donc avant tout un conflit entre dirigeants, qu’une avalanche de bulletins de vote a enseveli.

Le conflit cependant, surtout avec Leonidas Iza, reviendra sûrement sur le tapis à l’avenir. Mais il est clair qu’en obtenant près de 20 % des voix Yaku Pérez a énormément renforcé son poids politique au sein de la CONAIE. C’est la première fois qu’apparaît une figure qui renforce électoralement le poids social et institutionnel de l’organisation à l’échelle nationale. C’est une situation comparable à celle d’Evo Morales en Bolivie après les élections de 2002, lorsqu’il obtint 21 % des voix et arriva contre toute attente à la seconde place. Le poids politique de Yaku Pérez n’aura pas d’équivalent dans les primaires.

Le grand défi de la CONAIE et du mouvement indigène, comme référents indiscutables des organisations et des mouvements populaires équatoriens, est de savoir gérer cette victoire.

Après quelques tentatives, ce mouvement est enfin parvenu à apparaître comme une troisième option politique entre le « correisme » et la droite traditionnelle. Il l’a fait grâce à une tradition ancienne : réunir mobilisation de rue (le soulèvement d’octobre 2019) et participation électorale.

Les relations conflictuelles avec le « correisme » seront certainement une composante cruciale de cette difficile navigation. Andres Aurauz sera-t-il l’artisan d’un changement générationnel vers une politique plus ouverte aux mouvements sociaux de la part du « correisme » ? Jusqu’ici, il n’existe aucun indice qui le laisse penser, mais il est clair que s’il veut gagner le second tour il faudra prendre ses distances avec son mentor, qui fut son seul soutien lors du premier tour, mais devient son principal handicap pour la victoire.

Un autre des grands défis de Pachakutik est désormais de préciser de manière plus détaillée les agendas programmatiques esquissés pendant la récente campagne et dans les documents du programme économique du soulèvement d’octobre 2019 et de la « Minka » pour la vie – la dénomination utilisée pour l’agenda économique et social de Yaku Pérez. Il est clair qu’un engagement vert est fondamental pour guider l’action parlementaire ou gouvernementale, mais il n’est pas suffisant. Yaku Pérez peut compter pour cette tâche sur son expérience personnelle et ses inclinaisons individuelles, mais surtout sur trente ans d’expérience collective accumulée.

 

Traduit de l’espagnol (équatorien) par Sergio Coronado.

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