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Du point de vue de la gauche d’alternative, que peut-on attendre de la séquence électorale de 2022 ? Laurent Lévy tente de répondre à cette question en proposant quelques réflexions générales sur ce qu’est – et ce que fait – une élection, tout en cherchant à caractériser la conjoncture électorale qui est la nôtre. Il suggère ainsi, sans minorer l’enjeu de l’élection présidentielle à venir, de l’inscrire dans les batailles politiques d’ensemble que nous devons mener dès maintenant – et devrons mener une fois l’élection passée – pour disputer l’hégémonie aux néolibéraux et aux néofascistes. 

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Aussi paradoxal que cela soit, il semble utile, dans la grande confusion actuelle, de proposer certaines réflexions qui, bien que consacrées aux élections à venir, ne soient pas une prise de position sur telle ou telle stratégie ou tactique électorale, mais se situent en quelque sorte en amont de cette problématique. À défaut de dire pour qui voter ou ne pas voter, elles pourront contribuer à relativiser les enjeux réels de ce scrutin – ce qui peut accessoirement favoriser des débats apaisés à leur sujet.

On ne reviendra pas ici sur les développements contenus dans un précédent article, relatifs à l’électoralisme et à l’anti-électoralisme. On se bornera à y renvoyer, en tant que socle des hypothèses de travail qui suivent. Il s’agira d’abord de distinguer ce que dit une élection de ce qu’elle fait, même si l’on sait que parfois, dire, c’est en un sens aussi faire.

 

Ce qu’est une élection

Une élection est certes une opération consistant à désigner des élu-e-s. Ce n’est pas cet aspect, trivial, qui nous retient ici : limiter à cela sa signification reviendrait à dire à l’avance que les candidatures n’ayant aucune chance d’aboutir à une victoire électorale seraient nulles et non avenues. Une élection est aussi un sondage grandeur nature de l’état des rapports de forces politiques. Un sondage qui n’est certes pas sans biais, mais qui donne une photographie d’une netteté supérieure à celle des simples enquêtes d’opinion : on sait en gros, à l’issue du scrutin, quelles proportions de l’électorat qui s’est exprimé soutiennent tel ou tel courant.

Bien sûr, certaines considérations conduisent à troubler cette netteté :  d’abord le fait que, de façon assez massive, et pour des raisons variées, bien des gens qui ne sont pas sans opinion ne votent pas pour autant. Quant aux autres, il arrive qu’ils ou elles votent par opportunité, par calcul politique, pour des candidat-e-s autres que ceux ou celles qu’ils ou elles préférerait voir triompher ; c’est l’ensemble des comportements électoraux que l’on rassemble parfois sous l’expression « vote utile », qui introduit une distance entre opinion et choix de vote. Mais l’appréciation portée sur l’utilité de tel ou tel vote est elle-même un élément des rapports de forces, étant observé qu’on peut et qu’on doit distinguer les rapports de forces électoraux, politiques, idéologiques et sociaux, qui ne recouvrent pas toujours exactement les mêmes réalités, et qui s’ils coïncident parfois peuvent à l’occasion diverger : c’est là ce qui limite la netteté de notre photographie.

Mais plus que sa netteté, c’est le fait même qu’il s’agisse d’une photographie qui importe ici ; autrement dit, une élection exprime, non pas le seul résultat du scrutin, mais l’ensemble des rapports de forces établis, bien en-deçà et bien plus que par la seule campagne électorale, dans les luttes politiques, idéologiques et sociales de la période. Elle sanctionne un état de fait qui lui est antérieur. En ce sens, dans la limite de ce qui sera rappelé dans un instant, le résultat d’une élection ne renforce ni n’affaiblit les organisations qui s’y sont présentées : il indique, même de manière biaisée, leur force réelle. Mais insister sur ce que dit une élection ne signifie pas qu’elle ne fait rien.

Ce que fait une élection, c’est bien sûr d’abord ce qu’elle est censée faire : porter aux postes électifs les candidat-e-s obtenant une majorité. Et lorsque cela conduit à un changement dans les majorités, son effet politique peut parfois être important. Mais là encore, on n’insistera pas sur cet aspect trivial. Le résultat d’une élection et celui des différent-e-s candidat-e-s qui s’y sont présenté-e-s, s’il exprime des rapports de forces préalablement établis, n’est pas sans effet sur ces derniers.

Le point nécessite pourtant une discussion précise, dans la mesure où cet effet est variable selon les configurations, et n’est pas forcément le même pour les différents courants politiques. On peut dire pour simplifier un peu que les effets d’un résultat électoral sur les rapports de forces dépendent pour l’essentiel des dynamiques politiques en cours. Ainsi, un bon résultat – même s’il ne se traduit pas par une victoire – d’un courant qui apparaît en expansion ou est considéré comme tel par de larges secteurs de la population, contribuera à le renforcer, en suscitant l’optimisme de ses soutiens, qui pourraient dire « la prochaine fois est la bonne », voire se considérer comme un recours réel et présent, immédiat, bref à confirmer d’une manière ou d’une autre son statut d’alternative crédible.

Par contre, même un résultat supérieur à ses attentes sera de peu d’effet hors des rangs de ses militant-e-s déjà engagé-e-s sur un courant ne représentant pas, ou plus, ou pas encore une telle alternative crédible, c’est à dire n’apparaissant pas susceptible de contribuer à la formation d’une large majorité nouvelle. La dialectique des interactions des rapports de forces politiques, idéologiques et sociaux dépend de leur état.

Un exemple paradigmatique de cette situation pourrait être trouvé dans la vie politique française des années 1970 : à partir du moment où il apparaissait crédible que la gauche unie autour du Programme commun l’emporte à brève échéance, cela a favorisé et permis le développement continu de luttes sociales, contribuant elles-mêmes à renforcer cette union – dans la logique de ce que les communistes appelaient alors l’Union Populaire.

Le cas a été caractérisé dès les élections législatives de 1973, a été renforcé par l’élection présidentielle de 1974 – où le candidat de la gauche a obtenu plus de 43 % des voix au premier tour et plus de 49 % au second – et l’a encore été par les scrutins locaux ultérieurs : élections cantonales de 1976 et surtout municipales de 1977, qui ont fait apparaître une gauche nettement majoritaire dans l’électorat. La rupture de l’union de la gauche fin 1977 et l’enterrement de son programme commun a abouti à la défaite de 1978, et à un reflux spectaculaire des luttes sociales.

Son pôle le plus dynamique, le parti communiste désormais distancé par ses partenaires, est entré dans une crise profonde. La victoire largement inattendue de François Mitterrand trois ans plus tard a dès lors été en trompe l’œil, du fait de la démobilisation des forces sociales les plus significatives, en particulier autour du mouvement syndical : en moins de deux ans, l’inflexion, voire l’involution de sa politique était spectaculaire. Il n’est pas exagéré de dire que l’essentiel de cette histoire s’est joué avec la rupture de l’union de la gauche en 1977, la défaite électorale consécutive de 1978, et la démobilisation qui s’en est suivie au tréfonds de la population.

Entre autres enseignements, cette histoire politique des années 1970 permet utilement de critiquer le programmatismedevenu la doxa de la plupart des protagonistes de la vie politique : il faudrait s’unir autour d’un programme, on voterait pour un programme, l’enjeu d’une élection serait enfermé dans le programme de ses candidat-e-s. Or une faible minorité des gens lisent effectivement les programmes qui leurs sont soumis, et la plupart forment leurs choix électoraux, plus que sur le détail de leurs propositions, d’une part sur les grandes orientations, les horizons proposés, d’autre part sur les démarches politiques de ces candidat-e-s.

En outre, les politiques effectivement mises en œuvre par les pouvoirs publics ne sont pour l’essentiel pas la simple réalisation de leurs programmes électoraux ; on connaît les habituelles promesses non tenues, mais on a également des exemples de grandes réalisations qui n’étaient pas prévues au moment des élections : l’exemple classique est celui du Front Populaire dont le programme était des plus limités, et ne comportait en particulier ni la semaine de quarante heures ni les congés payés.

Ce qui avait permis son succès électoral était pour l’essentiel une démarche générale d’opposition au fascisme, une profonde volonté de changement et la manière dont les masses populaires avaient imposé aux directions politiques de dépasser leurs divergences, pourtant parfois très marquées, pour faire front. Et ce qu’il a réalisé, parfois à son corps défendant, est le résultat des luttes sociales favorisées par l’élan qu’il a rendu possible. Il est remarquable que de 1972 à 1977, durée pendant laquelle a existé le Programme commun entre le PCF, le PS et le MRG, alors pourtant que ce programme aura été, avec plus d’un million d’exemplaires vendus, le plus diffusé et de loin de toute l’histoire politique française l’expression « Programme commun » désignait pour la majorité des gens, non pas le détail de ce qu’il prévoyait (en dehors de ses grandes lignes), mais l’union de la gauche elle-même ; et que cette confusion a été déterminante dans la perte d’hégémonie des communistes sur la gauche1.

 

Conjoncture électorale

Chaque scrutin est singulier, et on ne saurait prétendre l’aborder seulement au nom d’une théorie générale des élections. Il s’inscrit dans des coordonnées particulières, et ce qui a été dit dans certaines configurations politiques, même si cela était dit en termes très généraux, peut parfois se révéler inapproprié dans d’autres. L’élection de 2022 se présente dans une situation dont les photographies, même floues, fournies par les enquêtes d’opinion donnent certaines caractéristiques.

Même s’il s’agit d’images imprécises d’une situation qui évolue chaque jour on sait par exemple que la gauche, toute tendances confondues, et même en lui intégrant ce qui reste des courants sociaux-libéraux revendiquant l’héritage du quinquennat Hollande, ne représente pas plus de 30 % des intentions de vote ; que droite (macronistes inclus) et extrême droite se partagent les 70 % restants, l’extrême-droite à elle seule cumulant plus du tiers de ce reste. Perdre de vue ces données, même si elles ne résument pas tous les aspects de la conjoncture, c’est s’exposer à agir à l’aveugle.

L’irruption du macronisme dans le paysage politique il y a cinq ans a eu une portée qu’il faudrait mesurer avec précision. On a en son temps constaté qu’elle mettait fin à une structure de la vie politique cristallisée depuis quarante ans, qui la faisait reposer sur deux piliers se partageant le pouvoir dans le cadre d’alternances presque systématiques entre la droite (menant des politiques de droite) et la gauche (menant pour l’essentiel également des politiques de droite). Autant dire que les affaires de la bourgeoisie étaient bien tenues en main. L’aboutissement de cette période historique avait été le lamentable quinquennat de Hollande, dix ans après la fin de l’expérience au bilan largement négatif de la « gauche plurielle ».

Avec l’élection de Macron en 2017, et c’est là son résultat essentiel, ces deux piliers de la politique traditionnelle s’étaient effondrés. Mais si le pôle de la « gauche » centrée sur le parti socialiste entrait effectivement dans ce qui ressemblait à une crise finale, celui de la droite subissait surtout les conséquences du scandale qui frappait son candidat François Fillion en plein vol : un évènement certes surdéterminé par la pourriture de la bourgeoisie, mais qui ne résultait pas pour autant des tendances de fond animant les rapports de forces politiques partageant la société.

Une conséquence de cette dissymétrie est que si le PS a poursuivi sa crise jusqu’à la pathétique campagne de Anne Hidalgo, la droite traditionnelle – dont Emmanuel Macron a pourtant avec constance poursuivi la politique au service des plus riches par un néolibéralisme autoritaire chimiquement pur – a commencé à relever timidement la tête, non sans accentuer son tropisme autoritaire et xénophobe, permettant de parler d’une véritable extrême-droitisation de l’ensemble du spectre de la réaction.

Si le gouvernement d’Emmanuel Macron – comme avant lui celui de François Hollande, ce qui constituait une première pour un gouvernement « de gauche » – s’est heurté à diverses mobilisations sociales, cela ne s’est pas traduit par la construction d’une alternative crédible, ce qu’illustre l’état de la gauche à l’orée de la séquence électorale : un éparpillement dont aucune fraction ne semble en mesure, non seulement de faire sérieusement concurrence aux différentes variantes de la droite et de l’extrême-droite, mais même d’être présente « pour l’honneur » au second tour du scrutin.

Dans cette conjoncture, les débats qui agitent le verre d’eau de ce qui reste de gauche dans ce pays semblent bien décalés : alors que la grande question est celle de savoir comment organiser les conditions d’une alternative véritable dans le champ de ruines qui se dessine, toute se passe comme si la seule chose préoccupant les états-majors (et bien souvent les militant-e-s) était de savoir d’une part qui tirera le mieux ses marrons du feu, et d’autre part comment reprendre, certes mieux qu’avant, mais dans le fond comme avant, son activité politique après l’inévitable défaite.

 

Alliances, unions, fronts, luttes sociales et dynamiques politiques

« La question des alliances » est l’un des thèmes lancinants des débats stratégiques, en particulier à gauche : avec qui, quand et comment est-il souhaitable – ou pas – de nouer des alliances ? Or, dans cette « question des alliances », il conviendrait de s’interroger d’abord, non sur les alliances, mais sur la question : de quoi parle-t-on lorsque l’on parle d’alliances ? En quoi ces « alliances » consistent-elles ?

Disons-le d’emblée, cela ne va pas de soi, et il serait nécessaire d’en préciser tout le champ sémantique. Il faudrait ainsi distinguer alliances, fronts, rassemblements, démarches unitaires, partenariats ponctuels ou durables, informels ou institués entre partis, groupes, mouvements, courants politiques, secteurs sociaux, regroupements divers, personnes isolées…

Tout cela désigne des aspects différents d’une démarche stratégique, si bien que les classiques anathèmes contre tel ou tel partenaire avec qui toute « alliance » serait rédhibitoire, voire impensable, comme les toutes aussi classiques incantations sur l’unité, apparaissent comme dépourvues de portée assignable et même de sens précis : les lancer ou les clamer, loin de favoriser le débat politique et la réflexion stratégique, contribue à les obscurcir, voire à les interdire.

On comprend bien par exemple pourquoi, dans la gauche d’alternative, on est souvent réticent – en fait hostile – à l’idée même d’alliances avec un parti socialiste fidèle à l’héritage catastrophique de François Hollande ; mais c’est sans interroger les dynamiques politiques réelles – et sans même préciser ce que seraient de telles « alliances », comme si ce mot ne pouvait référer qu’à une chose bien identifiée et dont chacun-e mesurerait spontanément le sens et la portée.

On peut s’étonner que les mêmes, bien souvent, qui entendent tenir à distance le minuscule résidu socialiste à cause des politiques social-libérales et du néolibéralisme autoritaire initiées sous la domination de ce parti, reprochent (à juste titre!) au parti communiste allemand du début des années 1930 d’avoir tenu à distance un énorme parti socialiste à cause de sa contribution à l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Certaines expériences contemporaines – par exemple aux élections municipales à Marseille – ont pourtant montré à quel point la vie politique impose des nuances et comment des lignes stratégiques plus concrètes peuvent être préférables à la simple incantation ou aux simples anathèmes.

Si ces réflexions ne conduisent donc assurément pas à donner des indications sur ce qu’il convient de faire dans l’isoloir – ni dans la campagne électorale qui s’ouvre – elles devraient permettre d’aider à voir au-delà de ce scrutin. Quelle que soit leur indiscutable importance, ce n’est pas seulement dans les campagnes électorales que se gagnent ou se perdent les batailles politiques pour la conquête de l’hégémonie d’un camp social, pour des alternatives concrètes à un système politique et social dévastateur à tous égards.

Sans doute peut-on dire que dans un pays comme la France et dans l’état actuel des choses, un véritable changement passera par des victoires électorales, à travers des fronts et coalitions contradictoires et au sein desquelles se poursuivront les luttes idéologiques ; il n’en résulte pas que les élections résument la vie politique, ni même qu’on doivent les tenir pour son élément central, décisif, déterminant, essentiel en toutes circonstances : il faut que leur heure arrive, et ce n’est pas qu’une question de calendrier institutionnel. Ce qui demeurera essentiel, ce sont toujours les dynamiques politiques, idéologiques et sociales, dont les moments électoraux sont plus la sanction que la cause : c’est à les animer qu’il faut s’attacher.

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1 Il n’est pas possible de développer ici ce point. Voir quelques indications dans Laurent Lévy, 10 mai 1981 : généalogie d’une désillusion. Le PCF et l’échec d’une stratégie